Célia Pierre-Gay :
La voix n’est pas un lieu mais un instrument, un fil sonore sitôt émis, sitôt évanoui ; il relie l’un à l’autre à travers le vent et le souffle, le mystère des aléas tremblés de cordes vocales portées par le larynx. Portés encore de ce que chaque être humain a pu entendre, recevoir depuis son premier cri, alors que son visage venait seulement de jaillir de la matrice maternelle. Une alchimie insistante et énigmatique existe entre un timbre de voix et les multiples héritages ou formations qui le façonnent, le nourrissent, les accidents de la vie qui le déforment, ou le déroutent. La voix devient l’instrument le plus fragile et le plus éphémère, le plus intouchable de ce que l’être humain accueille en lui puis redonne et transmet à travers ses propres et uniques manières de capter les instants de la tragédie humaine1.
Philippe Pierre :
La voix… en deux mots. Elle peut être incertaine, hésitante, faiblarde, plaintive, bégayante, séductrice mais aussi tonitruante, cassante, haineuse, énamourée, injonctive, autoritaire ou que sais-je encore.
Lacan en fait un objet cause du désir, rien que ça. Et après plusieurs années de travail, il invente (on verra comment) un néologisme, lalangue… en un seul mot. Lalangue, c’est une notion pas évidente du tout. Ce travail vise seulement à en donner une première impression.
Au cours des onze dernières années de son enseignement (1971-1981), Lacan ne va pas cesser de s’y référer. Il va tourner autour, en donner plusieurs définitions qui semblent parfois se contredire. Il n’est pas simple de comprendre ce qu’il veut en dire, on sent qu’il est en recherche sur la question.
Pour me rassurer dans ce cas, je me rappelle qu’il a conseillé à ses élèves, dans les années 1950, de ne pas chercher à comprendre trop vite ce que leur disent les patients, mais je reste quand même circonspect et cela m’intrigue.
Ce néologisme revient souvent dans ses paroles de la dernière partie de son enseignement comme un thème musical lancinant, insistant qui nous laisse l’impression qu’il y a là quelque chose de nouveau, d’énigmatique. Quelque chose dont l’entendement, que je différencie de la compréhension, et dont l’usage pourrait, je le pressens, permettre une certaine efficacité de la cure analytique. Cette impression est encore renforcée quand on écoute les enregistrements des séminaires et des conférences de Lacan à cette époque où lalangue s’impose à lui.
Son style emphatique, son phrasé si particulier n’ont pas changé mais il joue de plus en plus avec les onomatopées, les équivoques, bricole des néologismes, déconstruit certains mots. Bref, il joue avec les sons de lalangue en un seul mot.
Écoutez. Voici un extrait de la conférence que Lacan a donnée à Rome le 1er novembre 1974 sous le titre La Troisième2, parfois nommée « Le discours de Rome ».
[…] Alors, j’vous préviens que j’lis, vous comprendrez après pourquoi. J’ l’explique à l’intérieur. LA TROISIÈME ! c’est l’titre. La troisième, elle revient, c’est toujours la première, comme dit Gérard de Nerval. Y objecterons-nous qu’ça fasse disque ? Pourquoi pas, si ça dit-ce-que.
Encore faut-il, ce « dit-ce-que », l’entendre, ce quelque chose que l’discours d’rome.
Si j’injecte ainsi un bout de plus d’onomatopée dans lalangue, c’n’est pas qu’elle ne soit en droit de me retoquer qu’il n’y a pas d’onomatopée qui déjà ne se spécifie de son système phonématique à lalangue. Vous savez qu’ pour l’ français, Jakobson l’a calibré. C’est grand comme ça ! Autrement dit, qu’c’est d’être du français que l’ disque-ourdrome.
Je tempère ça à remarquer qu’« ourdrome » est un ronron qu’admettraient d’autres lalangues, si j’agrée bien d’ l’oreille à telle de nos voisines géographiques, et qu’ ça nous sort naturellement du jeu d’ la matrice, celle de Jakobson, celle que j’en spécifiais à l’instant.
(Extrait de La troisième, Jacques Lacan, Rome, 1er novembre 1974)
Vous avez entendu : il hurle « la troisième ! ». Il joue avec les mots, les décompose. Discours de Rome, d’Rome devient disque-ourdrome et tant pis si ça fait disque devient si ça dit-ce-que. Et puis, il parle de lalangue et d’autres lalangues.
Pour ma part cela fait plusieurs années que cette lalangue lacanienne me travaille. Je pense que cet intérêt pour lalangue et leslangues ne vient pas de nulle part mais de traits propres à mon histoire personnelle au sein de la famille qui fut la mienne.
Celia Pierre-Gay chante :
On choisit pas ses parents on choisit pas sa famille,
On choisit pas non plus
Les trottoirs de Manille, de Paris ou d’Alger
Pour apprendre à marcher3.
PP :
Je suis né quelque part, je suis né cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale d’un père envoyé en pension en Allemagne en 1912 pendant un an pour apprendre l’allemand et d’une mère née dans les Vosges qui « refusera » de me transmettre le patois local qui a chatouillé ses oreilles d’enfant. De ces contingences-là et de quelques autres découleront probablement une appétence particulière pour le chant, la musique puis la rencontre avec la langue anglaise. Puis suivront trois années d’études universitaires centrées sur la langue parlée, entre autres, par les Grands-Bretons. Trois années d’études suivies d’un séjour d’un an outre-Manche, avant de suivre d’autres chemins. Mais ça c’est une autre histoire. Rien d’étonnant que je sois particulièrement sensible à la sonorité singulière de la parole des patients que j’ai reçus.
Après avoir évoqué en préambule la place d’où je parle (mais le sait-on vraiment ?), je vais pouvoir ajouter que ce travail s’est d’abord imposé à moi grâce à la rencontre, il y a quelques années, d’une analysante bilingue, née en Moselle, parlant le Platt, le patois mosellan et le français. L’insistance dans son récit de l’effet marquant des paroles agressives que sa mère lui adressait toujours en Platt m’a interpellé, et m’a conduit à m’interroger sur lalangue en un seul mot, ce néologisme forgé par Lacan 10 ans avant sa mort.
Je reviendrai en détail sur le cas clinique de cette patiente car il m’a semblé que l’écoute (de sa part comme de la mienne) de sa lalangue a pu lui permettre de se décaler d’un Réel terriblement pesant et très angoissant.
La matière qui se réfère à ce néologisme, que ce soient les textes de Lacan, les articles ou les ouvrages que des collègues ont consacré à lalangue en un seul mot, est très abondante et il serait impossible et fastidieux pour moi de vouloir en rendre compte ici de façon exhaustive. De plus cela risquerait d’être fort « indigeste » à entendre pour vous. Je vais donc tenter de vous en donner un aperçu. Et puis last but not least, Célia à partir de son expérience d’orthophoniste, de chanteuse, d’enseignante et de créatrice va nous faire entendre ce qui affleure de ces traces archaïques sonores, sensibles de la langue dite maternelle qui viennent s’inscrire dans le corps de chaque sujet. Mais elle vous dira aussi à son tour comment de sa place elle travaille avec la langue. En deux mots ou en un ?
Vous avez sûrement entendu l’équivoque contenue dans le titre autour du mot impression pour dire à demi-mot que cette lalangue dont nous allons tenter de vous donner un premier aperçu, se constitue très précocement chez le nouveau-né, et qu’elle est faite de ces premiers sons, de ces premiers phonèmes qu’il entend dans son alentour, en premier lieu chez sa mère mais pas que. Premières impressions, assez proches de ce qui s’imprime sur une page blanche (l’est-elle vraiment ?), c’est-à-dire des sons, des phonèmes qu’il va déformer, reprendre, répéter au fur et à mesure de son développement psycho-physiologique et en faire petit à petit autre chose pour finir, ou pour commencer plutôt à parler.
Il est bon de rappeler que ce n’est possible que parce que l’enfant n’est pas seul et que de la parole, des paroles, des bruits, des sons circulent autour de lui et s’adressent plus ou moins à lui. Et puis il est essentiel de préciser que ces phonèmes prioritairement produits par la mère sont toujours associés à des affects de tous ordres.
Ces affects sont éprouvés, ressentis par l’enfant en fonction de son filtre personnel et de celui de sa mère. Évitons d’être simplistes en imaginant qu’ils expriment soit un amour inconditionnel donc venant d’une toute-bonne mère, soit de la haine pure émanant d’une figure proche de la Reine mère de Blanche-Neige. Bref d’une (très) mauvaise mère.
Personne n’a deviné qu’elle savait déchiffrer le monde. Elle lisait, elle écrivait dans sa tête, ne laissait aucune trace de son savoir nulle part. Elle créa des poèmes pour cet étrange enfant qu’elle avait porté dans son ventre. Quand il s’endormait elle lui disait des poèmes et peut-être, peut-être entraient-ils dans ses rêves… Il lui sembla parfois en entendre l’écho quand il parlait4.
En guise de première approche de cette lalangue je vous lis maintenant une définition que Lacan en donne lors d’une conférence à Milan, le 30 mars 1974 :
Je fais lalangue parce que ça veut dire lalala, la lallation, à savoir que c’est un fait que très tôt l’être humain fait des lallations comme ça, il n’y a qu’à voir un bébé, l’entendre, et que peu à peu il y a une personne, la mère, qui est exactement la même chose que lalangue à part que c’est quelqu’un d’incarné qui lui transmet lalangue5.
Certains se réfèrent à cette citation et en déduisent que lalangue en un seul mot c’est la lallation du bébé bien connue, point barre, auquel la mère répond en écho. Une fois qu’on croit qu’on a tout compris (Coluche disait « j’ai tout lu Freud… »), on parle très vite de « lalalangue ». C’est musical, ça nous cause, ça donne un air vivant, fusionnel, émouvant à la relation mère-enfant, à la dyade primitive etc. Ah et puis Lacan c’est quand même un peu ardu, alors pour une fois qu’on y a compris quelque chose ! Lalala, blablabla, et la trouvaille lacanienne se transforme en disque-ourcourant6.
Je commente la citation, autrement dit je vous en donne ma lecture.
« Je fais lalangue parce que ça veut dire lalala, la lallation » : très tôt le nouveau-né fait des lallations. Il ne parle pas d’emblée, c’est évident. Mais Lacan ajoute « la mère c’est la même chose que lalangue », formule assez énigmatique. Puis il continue « c’est elle, la mère qui lui transmet lalangue ». On passe de lalala à lalangue, la mère fait une première coupure. Ah, lala ! Si une mère et tout l’entourage de l’enfant se contentent de faire lalala en réponse aux lallations de l’enfant il est peu probable qu’il puisse se mettre à parler un jour. Ou alors il chantera lalala. Un vrai phénomène de foire, nouvelle version des Parapluies de Cherbourg.
Ceci étant trop vite dit, il faudra que d’autres coupures interviennent ensuite pour que l’enfant assume son statut de « parlêtre », comme dit Lacan. Une première coupure donc opérée par la mère, mais en même temps dans le néologisme lalangue il n’y en a pas entre la et langue. Pas si simple.
Enfin Lacan précise que c’est quelqu’un d’incarné qui lui transmet lalangue. Il y a du corps, il y a deux corps. J’y reviendrai.
C’est décidément un peu énigmatique l’idée que la mère soit exactement la même chose que lalangue. Une énigme, ça n’est pas si mal, ça pousse à penser.
Alors question en suspens : ce serait quoi lalangue en un seul mot, si ça ne se limite pas à la lallation, et si c’est incarné par la mère qui la transmet à son enfant dès sa naissance ?
Lacan n’a jamais dit ni écrit la lalangue (à une ou deux exceptions près, à ma connaissance). Merci à Marc Morali7 de me l’avoir fait remarquer. Alors pourquoi lalangue en un seul mot ?
Dominique Simonney8 nous en donne une explication dialectique que je trouve intéressante. Il nous fait remarquer que ce néologisme conjoint, accole quelque chose de l’universel et du particulier, que lalangue « participe du langage, structure universelle, et d’une langue singulière, quoique s’inscrivant dans telle ou telle langue qui va au-delà de sa propre singularité (français, anglais, etc.) »9.
Notez bien qu’ici on a affaire à un accolement de trois domaines, ce que l’écriture lalangue sans espace entre les deux mots tente de suggérer. Les trois domaines en question sont :
- le langage (universel) ;
- la langue singulière (de la mère) ;
- la langue parlée par elle (français, anglais, etc).
Un nouage à trois ?
Avant d’évoquer cette vignette clinique qui m’a beaucoup mis au travail sur cette question de lalangue, il faut quand même situer rapidement le moment de l’émergence de ce néologisme dans le travail de réflexion de Lacan. Il est apparu pour la première fois à la faveur d’un lapsus de sa part au cours de la 1ère Leçon du Séminaire XIX, Le Savoir du Psychanalyste.
Un mot sur le contexte. En 1971-72, parallèlement à son séminaire Ou pire, Lacan donne plusieurs conférences sur le savoir du psychanalyste qui se tiennent dans la chapelle de l’hôpital Sainte-Anne à Paris. Cette précision n’est pas anodine puisque l’acoustique de ce lieu quelque peu inhabituel pour les interventions de Lacan va lui faire dire qu’il parle aux murs et que cela est de l’ordre de la réson r-é-s-o-n (au sens de la résonance)10. Qui plus est lors de deux séances aux accents particulièrement poétiques de ce séminaire si différent, il forgera un autre néologisme à savoir l’amur, il parle aux murs, y a d’ l’a-mur, encore un néologisme.
Voyons précisément ce que dit Lacan ce jour-là, dans sa Leçon du 4 novembre 1971, au moment où a surgi ce lalangue-en-un-seul-mot dans sa parole :
Enfin, dix ans avant on avait fait une autre trouvaille qui n’était pas mauvaise non plus, à l’endroit de ce qu’il faut bien que j’appelle mon discours. Je l’avais commencé en disant que l’inconscient était structuré comme un langage. On avait trouvé un machin formidable : les deux types les mieux qui auraient pu travailler dans cette trace, filer ce fil, on leur avait donné un très joli travail : « Vocabulaire de la philosophie ». Qu’est-ce que je dis ? « Vocabulaire de la psychanalyse ». Vous voyez le lapsus, hein ? Enfin ça vaut le Lalande… Lalangue, comme je l’écris maintenant, j’ai pas de tableau noir… ben, écrivez lalangue en un seul mot. C’est comme ça que je l’écrirai désormais11.
Lacan voulait évoquer le Vocabulaire de la Psychanalyse12, mais il dit à la place Vocabulaire de la Philosophie. Aussitôt il repère d’où s’origine le lapsus en associant : le Vocabulaire de la Philosophie13 écrit par Lalande se substitue dans son énoncé au Vocabulaire de la Psychanalyse écrit par Laplanche (et Pontalis).
Dominique Simonney (2012, p. 8) souligne joliment la singularité de l’émergence de ce néologisme : « Quels débuts pour lalangue, portée sur les fonts baptismaux de l’hôpital Sainte-Anne par parrain lapsus et marraine équivoque, le tout sur fond de malentendu ».
J’en arrive maintenant au cas de cette patiente bilingue, appelons-là Mme W. Cette dame, agricultrice habitant dans un petit village de Moselle parle le français avec un assez fort accent mosellan. Je remarque progressivement qu’elle utilise des tournures de phrases inusitées en français comme par exemple « mon mari a reçu 60 ans » pour dire « il a eu 60 ans », ce qui semble bien être une traduction littérale de la syntaxe, de la grammaire de l’allemand et/ou du dialecte mosellan, le Platt. J’apprends très vite que sa mère, qu’elle décrit comme très autoritaire et intrusive, s’adresse souvent à elle en Platt, surtout quand elle est en colère, ou qu’elle a des reproches à lui faire.
Quand elle évoque en séance ces reproches constants que sa mère lui adresse, elle me le dit en Platt, à mon invitation, mais me dit toujours aussitôt « ça veut dire ça. ». De mon point de vue l’analyse n’avance pas. Mme W rationalise, ne parvient pas à associer. Son angoisse se manifeste massivement, sa mère est souvent présente dans les cauchemars qui sont pris par elle (la patiente) soit pour des souvenirs traumatiques, soit comme pouvant avoir un sens prémonitoire. Mes tentatives d’intervention sur l’équivoque de tel ou tel signifiant tombent à plat, elle ne les entend pas. Souvent je m’ennuie ferme et je me demande si je m’y prends de la bonne manière avec elle.
Un jour elle arrive en séance très agitée, fâchée après sa mère une fois de plus. Elle me prend à témoin en me disant que sa mère lui avait dit qu’elle était folle de venir me voir « vous vous rendez-compte, ce qu’elle m’a dit ! » Elle enchaîne tout de suite en disant qu’en patois c’est encore plus impressionnant. « Ma mère m’a dit : “du bischt varig”. En patois c’est plus profond qu’en français, c’est perçant ! » ajoute-t-elle. Toujours à propos de sa mère elle dira lors d’une autre séance : « En patois elle aboie ! ». Il me semble dans l’après-coup que lors de cette séance et des suivantes il s’est passé quelque chose, qu’une coupure a pu, enfin, avoir lieu. Est-ce que ce jour-là j’ai enfin entendu l’effraction, la violence de lalangue maternelle pour Mme W ?
Est-ce qu’il a fallu qu’elle en passe par ce long cheminement consistant à donner aux paroles de sa mère un sens, toujours le même, qu’elle devait répéter à l’envi pour ne pas être complètement anéantie par les paroles définitives de sa mère, perçues comme univoques et donc la plaçant en position d’objet passif, de souffre-douleur d’une mère autoritaire ? Il y a sûrement des deux. Toujours est-il que l’analyse est entrée dans une nouvelle phase. Mme W. a pu prudemment associer, mettre quelque distance avec sa mère en s’appuyant de plus en plus sur son mari. Avec l’appui de ce dernier elle parvint, par exemple, un peu à différer ou abréger les visites fréquentes et ritualisées chez ses parents, visites pénibles pour elle car elle se trouvait immanquablement être l’objet de reproches ou de demandes d’aide insistantes de la part de ses parents. Lesquels parents habitaient, on est en milieu rural, dans une maison tout à côté de la ferme de Mme W. et de son mari. Proximité vécue comme intrusive, voire persécutive.
Un an plus tard, contrairement à mes craintes, à la mort de sa mère Mme W ne s’est pas hyper-culpabilisée non plus, comme c’est souvent le cas lorsqu’un sujet a perdu un proche parent et qu’il se reproche massivement de ne pas en avoir fait assez pour lui de son vivant. C’est un mécanisme de défense contre le vœu de mort inconscient à l’encontre du parent disparu, mécanisme nécessaire, transitoire, partie intégrante du travail de deuil. Mais lorsque ce mécanisme se prolonge éternellement, cela correspond à une jouissance surmoïque aux accents masochiques à laquelle le sujet peut tenir, faute de mieux.
YP14 (discutant) :
Pour illustrer les propos de nos intervenants, je voudrais vous faire part d’un rêve rapporté par l’une de mes analysantes, il y a plus de 30 ans déjà mais qui a toute sa place dans le questionnement autour de « lalangue ».
Je ne vous rapporte que le début du rêve : « Il s’agissait d’un jour libre. Je pouvais avoir mon lait sans attendre ».
À la fin de sa narration, je lui propose de reprendre son rêve, mais cette fois dans sa langue maternelle, le Platt. Je connaissais ses origines de Moselle Est, et la situation professionnelle de son père, simple mineur aux HBL15. Es war ein Freitag, pour la traduction littérale de « jour libre », ou plus exactement, « jour libre » est la traduction de Freitag, qui se traduit bien sûr par « vendredi ». Et vendredi est le jour où la distribution de lait aux enfants se faisait dans la région minière sans rang de priorité, en l’occurrence les enfants de porions ou d’ingénieurs n’y étaient pas prioritaires comme les autres jours de la semaine.
Pourquoi ai-je proposé à mon analysante de reprendre le rêve en Platt ? Mon propre inconscient a été à l’œuvre. On pourrait évoquer ici une attitude contre-transférentielle, alors et sans entrer dans le débat théorique sur ce sujet, je voudrais citer Lacan dans son commentaire sur le Banquet de Platon dans son séminaire VII – Le transfert (1960-1961) :
Du seul fait qu’il y a transfert, nous sommes impliqués dans la position d’être celui qui contient l’objet fondamental. C’est seulement en tant que l’analyste sait ce que c’est que le désir, mais qu’il ne sait ce que ce sujet, avec lequel il est embarqué dans l’aventure analytique, désire, qu’il est en position d’en avoir en lui, de ce désir, l’objet16.
Pour le dire de façon simple – donc forcément réductrice – l’analysante me prêtait un savoir sur son désir, alors que du fait de la situation transférentielle j’étais porteur de l’objet de ce désir. Et c’est bien dans la langue/lalangue inscrite dans la culture que l’intervention a été opérante.
PP :
On a choisi pour la suite de notre intervention de partir de plusieurs impressions sonores, musicales pour tenter dans un deuxième temps d’en dire quelque chose. Et c’est donc Célia qui va entamer cette deuxième partie.
CPG :
Celia Pierre-Gay chante.
Aperghis Georges est né en 1945 à Athènes. Ici le texte est l’élément fédérateur et déterminant, la voix, le principe vecteur de l’expression. Son œuvre est ainsi résumée par Georges Aperghis lui-même : « faire musique de tout ». Ses œuvres vocales, très emblématiques de sa manière d’écrire, s’appuient essentiellement sur une combinatoire virtuose de phonèmes. L’écriture se caractérise par une grande vitesse, des répétitions et des accumulations, une haute pression rythmique. Elles sollicitent la participation créative de l’interprète et s’accommodent bien d’une grande versatilité de modes vocaux. Une langue imaginaire s’y invente, ambiguë et souvent drôle, qui évoque une origine de la langue, une sorte de fureur énonciative préalable au sens17.
PP :
Lalangue en un seul mot ne relève pas du sens, de la compréhension, de la signification mais elle essaime des traces de-ci de-là dans les propos courants, dans la parole des parlêtres. Des traces toujours empreintes d’affects comme je l’ai déjà souligné. Qui plus est, c’est la thèse de Lacan, « lalangue dite-maternelle » a un lien étroit avec l’inconscient.
Là ça devient un peu complexe mais je vous en dis quand même quelques mots. On pourra en reparler dans la discussion. Pour Lacan l’inconscient est structuré comme un langage, c’est une formule princeps dont il ne dérivera jamais. Quand il introduit le concept de lalangue il précise tout de suite que l’inconscient n’est pas structuré comme une lalangue :
Le langage, sans doute, est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir-faire avec lalangue. Ce que l’on sait faire avec lalangue dépasse, en d’autres termes, de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du savoir18.
Retenons, pour l’instant, de cette citation un peu complexe que l’inconscient est un savoir-faire avec lalangue et que le langage ne peut pas rendre compte de ce qu’est lalangue. Maintenant je cède la parole à Célia qui va nous donner une deuxième « impression » chantée de ce qu’on peut faire avec une langue, en l’occurrence avec la langue allemande mise en musique.
CPG :
Après Aperghis quelque chose de très différent un Lied de Schubert : Erlkönig.
Celia Pierre-Gay chante.
Ce Lied de Schubert sur un poème de Goethe est un exemple notable de figuralisme en musique, c’est-à-dire de représentation d’idées littéraires par des procédés musicaux. Pour une personne non germanophone, sans accès au sens du texte, c’est « l’impression » qui domine à l’écoute de ce Lied. La partie piano installe d’emblée la scénographique : les notes répétées très rapidement en boucles infinies à la main droite figurant le galop du cheval et les chromatismes sporadiques de la main gauche, les bourrasques de vent. Les trois personnages ; à savoir le père, le fils et le Roi des aulnes sont traités musicalement de façon très spécifique, chacun en fonction de ses caractéristiques. Les parties musicales du père sont toujours chantées dans le registre grave, sur des lignes mélodiques qu’on pourrait qualifier de solennelles et rassurantes. Les parties du fils sont toujours écrites dans le registre fréquentiel aigu et de plus en plus aigu, à mesure que la mort approche. Les phrases musicales créées ici par Schubert sont courtes, haletantes, entrecoupées de pauses respiratoires, figurant la fièvre et les visions terrifiantes. Le traitement mélodique des parties du Roi des Aulnes est, quant à lui, très léger, enjoué, enivrant jusqu’à verser, in fine, dans la brutalité via des nuances fortes et un grand intervalle mélodique descendant qui vient rompre la linéarité mélodique qui précède.
À noter enfin, les derniers mots du Lied « war tod », à la résonance consonantique très forte, comme un couperet, dans un ultime silence avant la cadence parfaite finale, sèche et implacable. Schubert utilise par ailleurs des procédés d’harmonie très évolutifs au cours de ce Lied, qui ajoutent à l’impression de drame qui gronde.
L’harmonie tonale est une technique d’écriture musicale, née dans le courant du xvie siècle avec l’affirmation du sentiment tonal dans la musique. Auparavant, la musique était essentiellement modale et basée sur la mélodie19. L’harmonie tonale, elle, a pour vocation d’unir ces principes d’« horizontalité » (la mélodie) avec les principes de « verticalité » (les accords). Elle est indissociable de la musique occidentale. La musique à partir du xxe siècle, a pris nombre de libertés avec l’harmonie tonale : de nombreux compositeurs de cette époque ont conçu de nouveaux systèmes musicaux se définissant avant tout par leur opposition au système tonal. Franz Liszt et plusieurs œuvres de Gustav Mahler peuvent annoncer une démarche systématique d’opposition à la tonalité, jusqu’à la musique concrète qui, n’utilisant aucune « note », n’utilise forcément aucune harmonie20. Les 3 caractéristiques acoustiques du son (le trépied acoustique) sont :
-
la fréquence : hauteur (grave/aigu) ;
-
l’intensité : volume sonore (fort/faible) ;
-
le timbre : infinité de timbres, chaque voix est unique. Même si on s’entend sur des définitions ou descriptions communes, pathologiques ou non, il ne faut pas les figer.
PP :
Je reprends la parole pour vous livrer un nouveau couplet sur lalangue lacanienne. Vous verrez que ce n’est pas sans lien avec ce que Célia nous a chanté et avec les commentaires qu’elle vient de nous livrer.
Lacan doit beaucoup à Jakobson. En quelques mots, Roman Jakobson était un linguiste structuraliste né en Russie en 1896 qui séjournera successivement en Russie, en Tchécoslovaquie, aux États-Unis avant de venir s’installer à Paris après la Seconde Guerre mondiale. Enseignant aux États-Unis, il y décédera en 1982, un an après la mort de Lacan.
Il a poursuivi l’œuvre de Saussure tout en s’en démarquant. Il était ami avec Lacan et venait régulièrement à son Séminaire. Ce serait trop long de rapporter ici toute la rigueur et la richesse des travaux de Jakobson sur ces questions. Je vous renvoie au remarquable ouvrage de Bernard Toboul, L’inconscient à l’heur de lalangue. Je me contenterai aujourd’hui de présenter deux notions importantes apportées par Jakobson sur lesquelles Lacan s’est appuyé pour faire avancer sa réflexion.
1. La première en lien direct avec ce que Célia vient de chanter et de nous expliquer : Jakobson met en évidence dans son ouvrage Fundamentals of Language, ce qu’il appelle des traits distinctifs du langage. Il distingue deux types de traits. Les traits prosodiques et les traits intrinsèques qui, bien sûr, se combinent entre eux. Juste un mot sur les traits prosodiques qui sont au nombre de trois :
-
le son, c’est-à-dire la hauteur de la voix ;
-
la force, c’est-à-dire l’éclat de la voix ;
-
la qualité, c’est-à-dire la durée du son porté par la voix.
Précisons ce n’est pas tout à fait la même chose que ce que Célia vient d’expliquer sur les caractéristiques de la voix. Ce dont parle Jakobson ici c’est de la prosodie, de la mélodie du langage. Mais ce travail produit par Jakobson et ses collègues du Cercle de Prague est en lien avec un mécanisme mis en évidence par Troubetzkoy, un ami de Jakobson. Ce que Troubetzkoy a appelé la synharmonie devient chez Jakobson l’harmonie vocalique.
L’harmonie vocalique, qu’est-ce que c’est ? C’est le fait que le mot ne peut retenir que certaines voyelles et consonnes dans une langue nationale donnée. Autrement dit il y a dans chaque langue une contrainte dans le choix des associations entre les différents phonèmes. Par exemple en français, on dit grand-mère mais pas grande-mère. Grand-mère est grammaticalement incorrect mais harmoniquement nécessaire.
Les traits distinctifs de Jakobson donnent naissance chez Lacan au trait unaire21. Le trait unaire c’est le fait qu’un sujet vient en quelque sorte prélever un trait en général corporel sur l’un de ses parents et qu’il va s’y identifier de manière inconsciente : le signifiant pris à l’Autre est incorporé dans le corps, dit Toboul. Ajoutons que cette identification à un trait est accompagnée d’une jouissance inconsciente. Par exemple Freud met en évidence que la toux insistante de Dora reprend la toux de son père22. Pourquoi la toux, dans le cas de Dora, devient-elle un signifiant ? Parce que le phénomène de la toux entendue chez son père est représenté par un signifiant, et que c’est le signifiant qui est d’abord refoulé dans l’inconscient avant de revenir dans un deuxième temps sous forme de symptôme dans le corps. C’est une des formes de ce que Freud appelle le retour du refoulé.
2. La deuxième notion importante que Jakobson apporte concerne les différentes fonctions du langage, il en définit six. Parmi celles-ci la fonction poétique est jugée prédominante. Il dit de la fonction poétique que c’est l’attention portée au message comme tel, et que c’est un jeu avec la polyphonie et la polysémie. Il affirme que c’est une disposition générale du langage à fonctionner de façon poétique. C’est pourquoi il pense qu’elle insuffle toutes les autres fonctions. C’est intéressant parce que cela nous oblige à nous dégager de la conception commune, réductrice de la poésie souvent assimilée à la beauté, voire au sublime bref à une image là aussi réductrice de la poésie romantique, lyrique, sans parler des vers de mirliton.
Bernard Toboul nous donne un exemple inattendu de ce que peut être la mise en œuvre de la fonction poétique : le slogan CRS SS. Surprenant, n’est-ce pas, de considérer qu’un tel slogan soit « de la poésie », surtout qu’il a, de fait, donné lieu à des affrontements violents en mai 1968. Et pourtant, et pourtant. CRS SS c’est une paronomase, une figure de style qui rapproche des mots de sonorité voisine dans une phrase, comme dans l’expression « qui se ressemble s’assemble ». Il s’agit, dit Toboul, de produire un effet de conviction ou de sensibilisation des auditeurs. On y entend bien que l’effet est produit par la proximité sonore entre les deux termes, les deux signifiants de la phrase. Rappelons-le « Du bischt varig » de la mère de la patiente et l’effet qu’il a eu sur elle.
Encore un commentaire sur la fonction poétique, cette fois-ci d’un grand poète, en l’occurrence Baudelaire cité par Jakobson :
CPG :
Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire23.
PP :
Il faudrait ici rentrer dans le détail des explications théoriques de Jakobson sur la fonction poétique mais cela prendrait trop de temps. Si vous voulez creuser cette question, je vous renvoie encore au livre de Bernard Toboul déjà cité. Précisons juste, car c’est important, que ce qui a intéressé Jakobson ce n’est pas la fonction de signification à laquelle Saussure s’est essentiellement consacré, mais ce que les signifiants (ou « images acoustiques ») viennent faire entendre indépendamment des signifiés que Saussure définit comme les « concepts ».
Lacan, comme vous le savez sûrement, va inverser le schéma du signe, et mettre le signifiant au-dessus de la barre pour mettre en évidence la primauté du signifiant.
Il reprend les travaux de Jakobson en analyste dans une leçon du séminaire Ou Pire dans lequel vient d’intervenir son ami linguiste, en disant que « lalangue sert à de tout autres choses qu’à la communication »24, puisque, ajoutons, elle perfuse le langage à notre insu.
C’est complexe lalangue, n’est-ce pas. C’est la langue parlée par la mère, et maintenant Lacan en rajoute une couche, elle ne sert pas à communiquer.
Nourri de cette thèse jakobsienne sur la fonction poétique, Lacan dira alors qu’il s’agit en analyse de faire « sonner avec les sons de lalangue autre chose que le sens ».
Sonner, résonner… Il n’y a pas que dans la chapelle de l’hôpital Sainte-Anne que ça résonne. Est-ce que, dit comme ça, cela vous parle un peu plus ? On peut y entendre quelque chose… d’autre. Quelque chose qui se fait entendre à bas bruit ou de façon assourdissante : « Les jeux des sons viennent subvertir, désorganiser la séquence d’une phrase » dit Toboul. Puis il conclut : « Quand on le fait jouer ainsi le son fait sens contre toute attente rationnelle et logique »25. Voici un exemple clinique qu’il nous rapporte :
[…] l’analysante percute sur le double phonème « ar » qui forme une syllabe associée à l’activité artistique, désir empêché de sa vie, élément d’héritage familial. Elle remarque alors que cette syllabe « ar » est inscrite dans son nom et dans mon prénom et elle joue à les composer ensemble en un seul mot. Et c’est ce qu’on appelle une anagramme, faire un mot par la transformation des syllabes ou des phonèmes qui le composent, soit avec d’autres mots soit à l’intérieur du même mot
(ibid., p. 157).
L’auteur nous rappelle au passage que « l’homme aux rats » composait une anagramme avec le nom de sa bien-aimée et l’utilisait comme terme de protection contre ses idées obsédantes » (id.).
La trouvaille de Lacan c’est d’avoir entendu que le signifiant comme tel (indépendamment du signifié) était porteur de jouissance. La jouissance n’est ni positive ni négative. Elle est je pense à mettre en lien avec la pulsion. Je ne développe pas. Freud nous a expliqué qu’une des caractéristiques de la pulsion c’est la poussée. Elle ne cesse jamais complétement. Néanmoins la pulsion peut aller dans le sens de la vie ou dans le sens de la mort. Mais la pulsion de mort ne peut être complètement assimilée à la mort. C’est, par exemple la pulsion de mort qui nous pousse à nous reposer, à dormir. Elle est toujours intriquée, articulée avec la pulsion de vie qui nous fait nous réveiller pour entamer une nouvelle journée pas toujours avec enthousiasme. On sait bien que lorsque la pulsion de mort n’est que destructrice et ne peut plus être bordée par le désir de vivre alors elle est mortelle au vrai sens du terme.
Maintenant plutôt que de m’efforcer de vous en dire encore plus sur ce que je crois avoir compris de cette lalangue, et qui risquerait de s’apparenter à cette frénésie un peu folle qui nous pousse parfois à ouvrir un dictionnaire et à aller d’un sens d’un mot à un autre sens, et à un autre sens encore, au point parfois d’en ressentir comme un vertige26, je vais vous inviter à entendre, à ouïr plutôt comment un poète, Stéphane Mallarmé en l’occurrence, sait y faire avec lalangue, avec ses sonorités.
CPG : elle dit le texte.
Sonnet en x (écrit en 1868)
Ses purs ongles très-haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe.
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor.
Stéphane Mallarmé.
PP :
On l’a vu, dans toute langue il y a des contraintes harmoniques auxquelles le parlêtre, le sujet parlant ne peut échapper. Ces contraintes sont comparables à celles définies en musique par la notion d’harmonie tonale. L’exemple de l’Erlkönig que Célia a chanté nous a montré qu’avec ces contraintes harmoniques on peut faire ressentir, entendre quelque chose dont le récit descriptif, objectif ne peut rendre compte, à savoir, ici dans ce Lied, l’angoisse d’un père face à la mort inéluctable de son fils.
Pour continuer la comparaison avec la musique, il s’agit de construire, d’inventer quelque chose d’autre qui serait un peu du même ordre que la musique contemporaine, par exemple l’air d’Aperghis, ou que de la poésie contemporaine, comme on vient d’en entendre un exemple avec ce poème de Mallarmé. On s’est cantonné à parler ici de la musique et de la poésie, mais il faudrait évoquer aussi d’autres formes d’art contemporain. D’autres collègues s’y attellent de manière fort pertinente.
Pour mettre un terme provisoire à cette tentative d’introduction polyphonique à lalangue en un seul mot, et vous laisser le temps d’intervenir à votre tour si vous le souhaitez, je voudrais vous faire ouïr la parole vive d’un chaleureux collègue trop tôt disparu, Jacques Hassoun, que nous avons invité plusieurs fois à Metz dans le cadre de conférences organisées par l’association À Propos, il y a quelque temps déjà :
La langue maternelle ? C’est tout simplement celle qui nommée lalangue, incomparable et quelconque tout à la fois, nous accompagne dans les différentes manifestations de notre vie sociale ou ludique, intellectuelle ou amoureuse. Celle qui de l’Autre premier à l’Autre trésor des signifiants signifie que l’inquiétude n’est pas liée à l’étranger ou à l’hétérogène mais au trop-familier des cauchemars de l’enfance, au presque-familier de la plus petite-différence qui risque de ne plus faire que signe27.
PP :
Post-scriptum : une semaine après avoir donné cette conférence j’ai eu le bonheur fortuit de croiser la route, l’espace d’un voyage en train de cinq heures, d’une jeune mère et de son fils âgé de dix mois.
Gaston, c’est son prénom, chignotait dans les bras de sa mère. Ses joues bien rouges faisaient penser qu’il allait, comme on dit, « faire des dents ». Il donnait l’impression de ne pas trop savoir s’il avait envie de rire ou de pleurer. Sa mère faisait tout ce qu’elle pouvait pour le distraire, le câlinant, le posant sur un siège libre, chantonnant en écho à ses lallations, donnant du sens à ses « no-no-no », ou mettant en scène un joyeux dialogue avec le doudou de Gaston auquel l’enfant participait aussitôt avant d’être repris par ses gémissements. Alors la mère le prenait dans ses bras et le promenait dans le wagon. À un moment elle s’assit à ma hauteur profitant que deux places étaient libres de l’autre côté du couloir pour poser l’enfant sur un des deux sièges. Aussitôt Gaston me sourit et le dialogue à trois s’engagea. Quand la mère m’apprit que son petit bonhomme s’appelait Gaston je répondis aussitôt : « Ah, très bien. Il faudra que vous lui achetiez les albums de Gaston Lagaffe dès qu’il saura lire alors. C’est prévu, dit-elle. Son père lui a déjà acheté la Gaston-mobile » – avant de se lever pour reprendre ses pérégrinations avec Gaston, qui tout à coup exprimait une certaine impatience par ses vifs mouvements du corps et sa voix.
Je relate cette rencontre émouvante parce qu’elle m’a permis d’entendre, de percevoir comme une évidence pourquoi Lacan affirme que la mère incarne lalangue.
