Des savoirs ajustés et ajustables : un « ailleurs » face au choc de l’ignorance

Résumés

Par contraste avec une vision réifiante des savoirs et des contenus, qui traverse la réforme du Choc des savoirs annoncée par Gabriel Attal en 2023 et le projet de programme de formation des enseignants du conseil scientifique de l’Éducation nationale (2024), cet article développe une vision de l’enseignement comme pratique complexe nécessitant des ajustements constants et une compréhension profonde des relations entre professeur, élèves et savoirs. Cette vision, soutenue dans l’article par la théorie de l’action conjointe en didactique, s’appuie sur une considération de la capacité des professeurs à s’engager dans un « ailleurs » éloigné de la conception technicienne d’une instruction directe des savoirs par des pratiques standardisées. En mettant en avant le rôle des ajustements dans la transmission-appropriation des savoirs, nous défendons la nécessité d’une émancipation vis-à-vis de ce qui, dans cette conception, affaiblit le métier de professeur et la qualité de l’éducation.

In contrast to a reifying vision of knowledge and content, which runs through the Shock of Knowledge reform announced by Gabriel Attal in 2023 and the draft teacher training program of the Scientific Council for National Éducation (conseil scientifique de l’Éducation nationale, 2024), this article develops a vision of teaching as a complex practice requiring constant adjustments and a deep understanding of the relationships between teacher, pupils and knowledge. This vision, supported in the article by the joint action theory in didactics, is based on a consideration of teachers' ability to engage in an “elsewhere” far removed from the technical conception of direct instruction of knowledge through standardised practices. By highlighting the role of adjustments in the transmission and appropriation of knowledge, we are defending the need for emancipation from what, in this conception, undermines the teaching profession and the quality of education.

Plan

Texte

Introduction

Le projet de réforme désigné sous le terme de Choc des savoirs (ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse [MENJ], 2023)1, présenté par Gabriel Attal le 5 octobre 2023, met en avant l’enseignement et l’apprentissage de savoirs mathématiques et langagiers considérés comme « fondamentaux », tout en visant également le développement des compétences psychosociales des élèves. L’objectif affiché est d’« élever le niveau de l’école » (ibid.), en réponse à la dégradation des résultats des élèves français aux évaluations internationales (PISA2, TIMSS3…). Cette initiative soulève des interrogations quant à son approche, qui semble assimiler ce qui s’apprend à ce qui s’enseigne. Cette problématique est également présente dans le Projet de programme de formation des enseignants français (version 2.1 de février 2024) du conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN), notamment critiqué pour son « occultation de toute réflexion sur les contenus d’enseignement » (Véran, 2024).

Dans cette vision, les savoirs, perçus comme étant « déjà là » (ibid.), apparaissent comme pouvant être transmis par un « enseignement explicite » (CSEN, 2024). Dans ce cadre, l’enseignant est censé « expliciter à voix haute son propre raisonnement » (ibid.) lors d’une instruction directe. Une telle vision repose sur une illusion de transparence des objets de savoir (Chevallard, 1991), postulant que montrer ce qu’il y a à savoir suffit à faire apprendre aux élèves ce qui est attendu d’eux. Cette approche promeut une forme scolaire d’instruction reposant sur la clarification des consignes et des tâches, dont la logique d’enchaînement garantirait la production des réponses et comportements attendus, par contraste avec une vision complexe des dynamiques d’enseignement-apprentissage, dans laquelle la confrontation à l’inattendu requiert des ajustements continus dans l’action conjointe du professeur et des élèves (Le Paven Jarno, 2023).

En revisitant les apports et les avancées de la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD – cf. Sensevy, 2011), il apparaît pertinent d’aborder les savoirs comme objets et moyens de ces ajustements dans les interactions en classe, en portant une attention permanente à l’inattendu qui en émerge. Cette réflexion nous conduit ainsi à questionner la place et le rôle de l’inattendu, vu comme un « ailleurs » par rapport à une forme scolaire qui tendrait à l’effacer, au profit d’une pédagogie transmissive où le temps d’objet prend le pas sur le temps du sujet (Sensevy, 2019). Il s’agit alors d’explorer comment cet « ailleurs » peut enrichir notre compréhension de l’enseignement et de l’apprentissage, tout en ouvrant des perspectives sur la formation des enseignants et les contenus enseignés, sortant du cadre du projet de réforme en cours.

Du « choc » au sens des savoirs

Les contenus : le choc d’un ailleurs inexploré

Le projet de formation présenté aux directions des INSPE (instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) par le CSEN – document de travail Les écoles normales du xxie siècle (cycle préparatoire + cycle supérieur), adressé le 13 mars 2024 – en complément du Choc des savoirs aborde le raisonnement comme un processus interne, assimilé à l’apprentissage et au développement de l’enfant.

L’usage du terme « enfant » au lieu d’« élève » reflète, dans le projet, une vision centrée sur une approche psychologisante qui met l’accent sur les mécanismes cognitifs intrinsèques à l’individu. Ce choix terminologique ne semble pas anodin car il semble évacuer en partie la question de l’agentivité et des interactions sociales et culturelles, pourtant constitutives de l’expérience éducative. Là où, dans la culture terminologique du MENJ, l’« élève » renvoie à un individu en interaction avec un cadre institutionnel, social et pédagogique, l’« enfant » est envisagé par le CSEN sous un angle plus développemental. Cette distinction interroge : l’« élève » serait-il davantage apte à agir sur lui-même, sur les autres et sur son environnement que l’« enfant » ? Une clarification et une vigilance s’imposent, notamment pour saisir les implications de ce choix terminologique dans les discours et propositions du CSEN, ainsi que leur impact sur les conceptions éducatives portées par le ministère.

Dans le projet de formation du CSEN, la connaissance des processus internes de raisonnement l’emporte sur celle des contenus. Ces derniers, qualifiés de « disciplinaires et didactiques », sont relégués à une sous-partie (2.1.) annoncée comme n’ayant « pas besoin d’être détaillée », malgré l’ambition affichée d’un « développé complet ». Cette relégation fait des contenus une sorte d’« ailleurs », entendu comme un « tiers lieu » dont l’exploration ne relèverait pas du législateur, mais d’acteurs tiers encore indéterminés.

 

Si l’on considère les contenus d’apprentissage comme des éléments essentiels à intégrer pour acquérir les savoirs (Marsenach, 1991), les contenus d’enseignement représentent ce que le professeur enseigne pour favoriser cette intégration. Cela implique des ajustements constants entre les enseignements dispensés et ce que les élèves savent et apprennent. Ces ajustements, centrés sur les pratiques des élèves, les caractéristiques des situations et les enjeux de savoir, sont au cœur des réflexions didactiques et de l’épistémologie pratique des enseignants (pas exemple, Sensevy, 2011). Cette épistémologie se construit dans les interactions en classe, selon la logique culturelle des pratiques enseignées, qui fait prendre sens et forme aux pratiques d’enseignement-apprentissage.

Cependant, cette dimension cruciale, déterminante pour l’appropriation des contenus dans les disciplines scolaires et l’ajustement des stratégies d’enseignement-apprentissage, est omise dans le projet de programme du CSEN ainsi que dans le projet de formation des enseignants. Dans le « Bloc 1 – maîtrise des savoirs disciplinaires et leur transmission » (diapositive no 6 de ce document), les « contenus » se réfèrent à la connaissance du « développement de l’enfant », de son « bien-être » et de son « épanouissement », ce qui témoigne d’un effacement des « savoirs disciplinaires » dans les diverses disciplines d’enseignement. Dans cette conception, tout se passe comme si la classe, jadis le lieu des apprentissages dans une logique de transmission culturelle, devenait le lieu de l’apprentissage comme support d’un développement déconnecté des savoirs et des contenus en jeu dans leur appropriation.

Cette situation interroge profondément le statut des savoirs et contenus comme un « nouvel ailleurs » que l’on peut choisir d’ignorer dans une relation pédagogique désormais recentrée sur des mécanismes d’apprentissage déconnectés de leur matière « transactionnelle » (c’est-à-dire, à travers laquelle ils se déploient et s’organisent). Autrement dit, les apprentissages se retrouvent déconnectés de l’épaisseur culturelle qui fait prendre sens et forme à leur mise en jeu dans une logique de transmission-appropriation, pourtant au principe de l’école républicaine et traversant le quotidien des professeurs et des élèves.

Un déclassement professionnel organisé

Si, dans les projets politiques actuels, les savoirs et contenus n’ont plus à être questionnés dans la formation, il paraît logique que les futurs professeurs n’aient plus à les interroger non plus. Dans cette vision d’un « nouvel ailleurs » didactique où la question des savoirs n’est plus celle des professeurs, leur rôle semble se réduire à celui de techniciens de catégorie B4, qui reçoivent et mettent en œuvre des instructions portant sur l’opérationnalisation des enseignements, sans appel à une réflexion personnelle sur les ajustements didactiques nécessaires. Dans cette perspective où l’élévation du niveau scolaire des élèves passerait paradoxalement par un déclassement du métier de professeur, les séquences d’enseignement des guides fondamentaux pour l’enseignement (MENJ, 2024)5 tendent à suivre cette logique d’application sans réflexion didactique. Celle logique trouve des éléments de justification à travers des exemples soutenus scientifiquement par le CSEN, qui s’inscrivent dans l’evidence-based practice (par exemple, Dehaene, 2021). Ce cadre valorise une approche centrée sur « ce qui fonctionne avec certitude » pour enseigner des notions, habiletés, connaissances, etc. Dans cette conception, l’incertitude, l’inattendu, pourtant constitutifs de la relation professeur-élève, seraient ainsi évités par ce « ce qui marche à coup sûr ».

Cette approche risque de réduire l’enseignement et l’apprentissage à de simples « bonnes pratiques », effaçant ainsi la complexité des dimensions auxquelles sont confrontés les élèves et les professeurs dans leurs pratiques. Or, ces derniers doivent nécessairement composer avec cette complexité pour réussir à enseigner et à apprendre ce qui est nécessaire et attendu d’eux. Il nous semble ainsi que la réflexion critique sur les pratiques éducatives, essentielle à la reconstruction de la forme scolaire question-réponse-tâche (Collectif Didactique pour enseigner [CDpE], 2019, suite à Vincent, 1994) et à la dynamique de l’enseignement, devrait être réintégrée aux programmes de formation pour éviter un déclin de la professionnalisation des enseignants.

En se plaçant dans cette dynamique, il est crucial de questionner ce que signifie réellement être « ailleurs » dans un contexte éducatif dont les priorités politiques sont à ce point redéfinies. Cet « ailleurs » renvoie-t-il à une posture de désengagement ou de réengagement vis-à-vis des savoirs ou de leur effacement ? Se concrétise-t-il dans une adhésion aux nouvelles orientations politiques promues par les projets de réforme ou par un déplacement de perspective, permettant aux enseignants de s’affranchir des modèles rigides qui les cantonnent à un rôle d’exécutants ?

Nous considérons l’importance de ce qui devrait permettre aux enseignants de naviguer entre le connu et l’inconnu, entre ce qui est attendu et ce qui est possible. Cette dualité reflète l’idée que les savoirs, tout en étant ancrés dans des contenus disciplinaires, doivent également être envisagés comme des expériences vivantes qui se construisent dans les interactions entre les individus et leur environnement, dans une certaine culture. Ainsi, nous nous engageons dans cette conception de l’enseignement, que nous pensons essentielle à l’épanouissement des élèves et des enseignants, en favorisant une approche plus humaine et humanisante de l’éducation.

Vers une autre perspective

Selon cette conception, nous envisageons les pratiques d’enseignement-apprentissage comme des pratiques de savoir (CDpE, 2019, 2024) aux prises avec la complexité du terrain éducatif. Le savoir est alors vu comme le résultat et le moyen d’une enquête anthropologique et épistémique qui lui donne du sens pour travailler des problèmes. Par exemple, dans le « jeu des annonces » (Vigot et Sensevy, 2013), issu de la recherche ACE (arithmétique et compréhension à l’école élémentaire), les élèves construisent le sens du nombre à travers une activité collective qui mobilise des représentations partagées et des règles stratégiques (par exemple, les multiples façons de représenter un « nombre-tout » avec les doigts). Cette situation ludique, ancrée dans des pratiques sociales et culturelles, fonctionne comme une enquête anthropologique : elle explore comment les élèves mobilisent diverses ressources (ex. les doigts, le dé) pour désigner des quantités. Parallèlement, elle engage une enquête épistémique : les élèves apprennent à relier des désignations plurielles d’un même nombre à des opérations arithmétiques simples (par exemple, « 4, c’est 3 et 1 ou 4 + 0 »). Ce processus d’articulation entre représentations et calculs permet aux élèves de construire les règles sur lesquelles ils s’appuient pour développer des savoirs plus abstraits, par exemple pour comprendre le système décimal.

Cette dynamique d’enquête implique des ajustements continus entre les situations et ceux qui les vivent (professeurs, élèves). Le professeur est alors considéré non pas comme un simple technicien suivant des livrets ou des manuels labellisés6, mais comme un ingénieur libre et responsable de concevoir son enseignement7.

Cette ingéniosité repose sur des savoirs profondément ancrés dans une culture de l’enseignement, intégrant à la fois les pratiques enseignées et celles des élèves8. Elle nécessite un temps considérable d’acculturation et de formation, permettant aux professeurs de naviguer dans la complexité des pratiques et des interactions. Ainsi, le professeur devient un « connaisseur pratique » (CDpE, 2019, 2024) de ce qu’il enseigne, de ce que les élèves apprennent et des conditions d’appropriation des savoirs.

Contrairement à une vision réifiante des savoirs, où ceux-ci sont vus comme des entités isolables et stockables (Honneth, 2007), nous mettons en avant une autre approche des savoirs : celle de la TACD (par exemple, Sensevy, 2011 ; CDpE, 2019, 2020, 2024). Dans cette approche, il s’agit d’explorer comment les pratiques de savoir incarnent la « puissance d’agir » des individus (Sensevy, 2011) dans une culture des ajustements aux nécessités de la pratique, de son enseignement et de son apprentissage. Le sens du savoir9 est ainsi appréhendé à travers les ajustements impliqués dans la transmission et l’appropriation de cette culture.

En élargissant notre réflexion à la notion d’« ailleurs », il est pertinent de considérer comment cette dynamique se manifeste dans les pratiques d’enseignement. Loin de réduire le savoir à une simple transmission d’informations, cette approche engage à réfléchir sur ce que signifie véritablement « apprendre » dans un contexte donné. À cet égard, la notion d’« ailleurs » peut être envisagée non seulement comme un espace physique ou temporel, mais aussi comme un état d’esprit sensible aux savoirs et à la culture, qui permet aux enseignants et aux élèves de se projeter dans de nouvelles perspectives.

Savoir enseigner : savoir s’ajuster dans l’action conjointe

Les formes-représentations dans une culture des ajustements

La TACD considère les comportements du professeur et des élèves comme des actes ajustés dans un processus continu de production et d’ajustements réciproques à et par des formes[-représentations10] (Blumer, 2004), en jeu dans les interactions autour des savoirs. Par exemple, le professeur ajuste souvent ses énoncés en fonction de la manière dont les élèves les comprennent et les utilisent pour agir dans une situation d’apprentissage, en passant par des reformulations ou l’utilisation d’éléments visuels et gestuels.

Dans le contexte d’une réforme telle que celle du « Choc des savoirs » (MENJ, 2023), il apparaît essentiel de reconnaître la complexité des processus d’enseignement-apprentissage. En effet, la réforme se fonde sur une vision réductrice où les savoirs sont considérés comme des entités transmissibles sans une réflexion approfondie sur leur nature et leur appropriation par les élèves (Véran, 2024). En revanche, la TACD insiste sur les ajustements réciproques des discours et pratiques des professeurs et des élèves au sein des situations d’apprentissage.

Les gestes professionnels, qui incarnent l’épistémologie pratique du professeur, se construisent dans une enquête permanente sur l’ajustement des contenus à la spécificité des savoirs et aux besoins des élèves dans une situation donnée. Ainsi, le métier de professeur ne peut pas être réduit à celui d’un technicien appliquant des techniques efficaces universelles, mais doit être considéré comme celui d’un professionnel constamment en remise en question et doté de « l’œil du maquignon » (Détienne et Vernant, 1974), capable de percevoir et de fournir les indices pertinents pour guider les élèves à travers la complexité des situations.

La formation des enseignants dans les INSPE intègre aujourd’hui cette dimension. À travers des dispositifs d’analyse de pratique, la formation vise à outiller les futurs enseignants pour appréhender cette complexité et à développer leur capacité à « jouer le bon coup au bon moment » (Bourdieu, 1980). La formation actuelle aborde ainsi l’enseignement au-delà de l’application de techniques préétablies. Cela témoigne d’une culture de la formation impliquant une culture des ajustements, où l’enseignement et l’apprentissage sont conjointement (re)construits, dans un jeu dialectique entre le connu et l’inconnu ou, pour reprendre Sensevy (2011), entre le déjà connu et l’à-connaître.

(S’)engager dans les apprentissages

L’auteur (ibid.) utilise la métaphore du jeu pour modéliser l’interaction pédagogique sous forme de jeux coopératifs11. Dans ce cadre, le professeur et l’élève doivent coopérer pour réussir : le professeur « gagne » si l’élève réussit à apprendre ce qui est attendu de lui en acceptant, tout comme le professeur, de se « prendre au jeu en première personne » (Sensevy, 2011) dans une enquête sur les comportements réciproques et sur les moyens et conditions de la réussite à ce jeu.

C’est ainsi que se conçoit, en didactique, une dévolution réussie des apprentissages, qui nécessite une acceptation de cet engagement à partir d’une lecture adéquate des signes produits par le professeur afin d’orienter l’élève vers les stratégies les plus probantes pour identifier, travailler et résoudre les problèmes posés par la situation. La TACD utilise le concept de sémiose pour désigner cette activité de production et de déchiffrement de signes relatifs à ce qu’il y a à faire et à prendre en compte pour le faire dans le milieu de la situation (CDpE, 201912).

Cette activité s’intègre ainsi à un remodelage13 des formes-représentations produites dans l’action conjointe du professeur et des élèves. Ces formes doivent en effet être suffisamment ajustables et ajustées à la nécessité de faire signe à l’autre : i. de ce qui se joue et de ce qui doit nécessairement se jouer dans la situation (en lien avec ce qui s’y enseigne, s’y apprend et s’y négocie) et ii. des (attributions d’)attentes en la matière, manifestées dans les comportements réciproques du professeur et des élèves14.

Implicitation et explicitation

Pour autant, il ne suffit pas de rendre explicite aux yeux des élèves tout ce qu’on attend d’eux : le professeur doit pouvoir se montrer suffisamment réticent à afficher les connaissances et savoirs visés, sous peine d’empêcher les élèves de se les approprier par eux-mêmes. Cela renvoie au paradoxe du contrat didactique (Brousseau, 1998) : dévoiler à l’avance les savoirs attendus se présente comme un obstacle à leur construction dans une confrontation aux situations qui leur font prendre sens et forme. Il s’agit donc pour le professeur de savoir ce qu’il doit rendre explicite vs. implicite pour satisfaire la clause proprio motu (à travers en jeu sur la dialectique réticence-expression – Sensevy, 2011).

Ainsi, le professeur doit naviguer habilement entre l’explicitation et l’implicitation pour emmener l’élève vers la construction de savoirs nouveaux, vers un « ailleurs » au sein duquel il ne peut plus se contenter de répondre à des injonctions mais où il lui devient nécessaire d’enquêter sur la nature de ce qui est attendu de lui au regard des savoirs visés. Ceci dans le milieu d’une enquête visant à identifier la nature de ces savoirs et les conditions de leur acquisition. Professeurs et élèves co-construisent ainsi une solidarité épistémique (CDpE, 2019) à travers un art d’enquêter enraciné dans la culture des savoirs dont il s’agit d’assurer la représentation, la transmission et l’appropriation au sein des institutions qui en organisent la diffusion.

Dans cette perspective, les ajustements que le professeur engage ne se limitent pas à des « changements techniques » dans la transmission des savoirs, le faisant passer d’une « recette » à une autre (à piocher au sein d’un éventail de possibilités qui lui seraient données), selon les variations des comportements observés chez les élèves. Les pratiques de savoir engagent au contraire une réflexion continue sur leur nature, leur objet et la manière dont les formes-représentations produites dans l’action conjointe sont remodelées au service des apprentissages visés. L’art d’enseigner se construit alors dans cette complexité : il s’agit d’un processus dynamique et évolutif, où le savoir est à la fois un objet de questionnement, d’enseignement et d’apprentissage, à travers des ajustements nécessitant une attention constante à l’objet de celle de l’autre au fil des transactions (ce qui renvoie là l’attention conjointe, notamment travaillée en TACD par Forest et Batézat-Batellier, 2013, suite aux travaux de Scaife et Bruner, 1975).

Cette réflexion sur l’action conjointe en didactique ouvre des perspectives multiples sur le sens de l’agir conjoint en classe. Comment naviguer entre l’« ici » et l’« ailleurs » dans le processus d’enseignement-apprentissage, en tirant parti de ce qui est en train de se jouer et de ce qui pourra ou devra l’être (émergence de nouveaux possibles et nécessaires émanant des transactions – Sensevy, 2007) ? Ce questionnement résonne avec l’idée de Prévert (1946) qui, en évoquant la transformation de l’espace scolaire (cf. appel à publication de ce numéro), invite à penser les diverses formes que peut et doit prendre l’enseignement. Ainsi, l’enseignement devient un espace où les savoirs et les interactions se redéfinissent sans cesse, comme une invitation à envisager l’ailleurs en tant que condition nécessaire pour un apprentissage riche et ancré dans la réalité culturelle des pratiques de savoirs des professeurs et des élèves. Cela nous amène à nous interroger sur les « ailleurs » possibles en éducation : ces espaces où les savoirs sont engagés dans une quête commune de sens et d’engagement, ce qui rejoint la question de la responsabilité épistémique, abordée dans le point suivant.

De la responsabilité épistémique des élèves à celle des professeurs

Dévoluer ne signifie pas déléguer aux élèves la responsabilité d’apprendre ce que les enseignants ne parviennent pas à leur enseigner. Une dévolution réussie implique de fournir aux élèves les moyens d’exercer une responsabilité épistémique (par exemple, Louis, Le Paven Jarno et Jambois, 2023) dans leurs apprentissages. Cela signifie que les élèves peuvent s’approprier les savoirs en engageant intentionnellement leur responsabilité dans la reconnaisse de ce qu’il faut faire (en lien avec le contrat) et ce qu’il faut prendre en compte pour cela (dans le milieu), en enquêtant au sein de la situation et en réorientant cette enquête avec des régulations adéquates et/ou à partir des rétroactions du milieu (Brousseau, 1998).

Si les élèves ne peuvent combler l’écart entre leurs connaissances actuelles et ce qu’ils doivent savoir, ils ne peuvent être tenus responsables de l’échec occasionné. De même, on ne peut exiger une responsabilité épistémique des professeurs sans une formation adéquate à l’enseignement des savoirs disciplinaires. La dévolution de la responsabilité épistémique et didactique aux professeurs est possible seulement s’ils sont suffisamment formés à enseigner des savoirs en lien avec les pratiques dans les disciplines concernées.

Même si les savoirs disciplinaires sont annoncés15 au cœur de la réforme du Choc des savoirs, leur minoration dans la formation, au sein du diaporama adressé aux directrices et directeurs d’INSPE (cf. supra), reste préoccupante. La concrétisation de cette minoration des savoirs dans la formation pourrait conduire à une déresponsabilisation des professeurs quant à leur maîtrise et à la conception des contenus, les reléguant alors, comme dit précédemment, à un rôle de techniciens d’éducation ayant vocation à suivre des séquences pédagogiques prédéfinies. Si les professeurs ne réfléchissent plus aux (enjeux relatifs aux) savoirs qu’ils enseignent, il leur sera difficile d’engager les élèves dans cette réflexion, ce qui compromettrait l’objectif de « relever le niveau de l’école », visé par la réforme.

Du choc de l’ignorance à la reconstruction de la forme scolaire d’éducation

Le Choc des savoirs s’apparenterait alors à un « choc de l’ignorance », ou plutôt « des ignorances ». En effet, si le CSEN semble ignorer, dans sa stratégie de soutien et de conception du projet de réforme de la formation des enseignants, la majeure partie des travaux en sciences de l’éducation et de la formation (SEF)16 en écartant du projet de programme de février 2024 la partie relative aux contenus, rappelons également que le MENJ (aujourd’hui MENESR17) semble de son côté ignorer la différence entre ce qui s’apprend et ce qui s’enseigne dans le texte du Choc des savoirs tout en proposant, au sein du document de travail sur les Écoles normales du xxie siècle, de remplacer les savoirs disciplinaires, dans le bloc de formation éponyme, par ceux relatifs au développement, au bien-être et à l’épanouissement de l’élève (cf. supra).

Ces différentes formes ou niveaux d’ignorance du didactique (au sens anthropologique du terme), touchant tant les objets que les pratiques d’enseignement et d’apprentissage, témoignent d’une conception des savoirs comme préexistants à ces pratiques. Dans ce cadre, la mission des enseignants se limite à dévoiler18 ces savoirs à travers une mise en œuvre rigoureuse de procédures pédagogiques. Cela se traduit par un séquençage formel des tâches et des réponses, réduisant le professeur à un rôle d’exécutant d’un script pédagogique.

Cette orientation risque de renforcer les travers de la forme scolaire classique d’éducation (Vincent, 1994 – cf. infra), où les temps d’explicitation de ce qu’il y a à faire et de ce qu’il y a à comprendre se succèdent dans un rythme scandé par le défilement des objets de savoir, au détriment du temps nécessaire à la construction et à la régulation d’une relation d’enquête des élèves aux situations d’apprentissage. La façon dont cette relation à l’enquête sur les savoirs en jeu19 se construit dans l’action conjointe du professeur et des élèves, est un objet central en TACD. Cette relation d’enquête par et sur les savoirs traverse le projet politique de cette théorie, dans sa façon de concevoir la reconstruction de la forme scolaire classique d’éducation (par exemple, Sensevy, 2011, 2019), ce qui passe par une acculturation des professeurs aux nécessités didactiques de la transmission-appropriation des savoirs.

Comment envisager dès lors la reconstruction de la forme scolaire ? Quels ailleurs pouvons-nous imaginer pour échapper à cette vision réductrice de l’enseignement ? Les réflexions sur la relation d’enquête, au cœur de la TACD, ouvrent des perspectives nouvelles pour penser un enseignement plus respectueux des pratiques de savoir et des expériences qu’en vivent les élèves, dans une relation d’enquête à un milieu et à l’autre au sein des situations d’apprentissage.

Cette relation d’enquête, qui se déploie ainsi par et sur les savoirs, est au cœur du projet politique de la TACD, dans sa façon de concevoir la reconstruction de la forme scolaire classique d’éducation. Ce processus passe par une acculturation des professeurs aux exigences didactiques de la transmission-appropriation des savoirs, essentielle pour susciter un engagement authentique des élèves dans et sur une culture. En nous interrogeant sur les différentes formes que peuvent prendre cet ailleurs dans cette perspective, nous pouvons ainsi envisager un avenir où l’école (re)deviendrait un lieu d’échanges, de créativité et d’engagement commun, en s’inspirant d’expériences pédagogiques promouvant ce modèle d’éducation, comme par exemple à l’école Freinet de Vence (voir notamment Go et Riondet, 2020 ; Go et Prot, 2023).

Les effets de la forme scolaire d’éducation

Cette perspective s’appuie sur certains constats partagés par les professeurs, notamment le fait que l’explicitation des raisonnements attendus (CSEN, 2024) dans une instruction directe n’est pas une panacée miracle : comme le savent les professeurs, il ne suffit pas de « montrer » les savoirs aux élèves pour qu’ils se les approprient, de la même manière qu’il ne suffit pas d’« entraîner » les élèves à répondre à des questions hors sol20, déconnectées des pratiques de savoir, pour les faire progresser dans cette appropriation.

Ces manières d’enseigner, typiques de la forme scolaire classique question-réponse-tâche (cf. précédemment), se présentent souvent comme un frein à l’appropriation authentique des savoirs en jeu. Gérard Sensevy (2011) précise comment, dans cette forme, le temps d’objet prend le pas sur le temps du sujet : l’enchaînement des objets et thèmes d’apprentissage, souvent organisé dans une temporalité peu compatible avec un temps d’enquête suffisant pour approfondir les apprentissages en jeu, tend à enfermer professeurs et élèves dans un schéma traditionnel transmissif, cherchant à accélérer le temps didactique.

Cela produit un certain nombre d’effets de contrat (Brousseau, 1998) faisant obstacle à l’appropriation des savoirs par les élèves. Certains effets renvoient à des phénomènes bien connus par les professeurs. Par exemple, l’effet Topaze21 (ibid.) désigne la manière dont la pression temporelle à laquelle est soumis le professeur soucieux de faire produire aux élèves les réponses et comportements attendus, le conduit à prendre en charge à leur place tout ou partie de cette production en se substituant à certains de leurs raisonnements et/ou à des pans entiers de leur activité. Cela les prive de l’accès aux savoirs en jeu et aux contenus d’apprentissage vus comme conditions d’appropriation de ces savoirs (Marsenach, 1991 – cf. infra).

Cette privation des temps, espaces, conditions et objets de l’enquête est source de cécité épistémique pour les élèves qui peinent alors, dans une forme scolaire façonnée par l’instruction directe et l’enchaînement des tâches, à comprendre ce qu’ils apprennent au-delà de ce qu’ils font ou de ce qu’il leur est demandé de faire. Du côté des professeurs, le projet de réforme va dans le sens d’une accentuation de ces difficultés : en suivant ce que dictent des manuels organisés selon cette logique de tâches et non de savoirs à construire en travaillant des problèmes, les professeurs risquent de se retrouver enfermés dans des pratiques dénuées d’épistémologie sur les apprentissages et l’enseignement (et donc sur le métier de professeur).

Cet affaiblissement de la puissance de l’émancipation par les pratiques (ce qui rejoint la notion de potentia chez Spinoza, cité par Deleuze, 1998) et les savoirs qui les traversent, marque un effacement du potentiel de l’École comme lieu, devenu utopique (un « nouvel ailleurs » appartenant à des idéaux et/ou au passé), d’épanouissement et d’accomplissement individuels et collectifs par la culture. Dans une logique d’instrumentalisation, la culture risque alors d’être reléguée à un moyen ou une occasion d’exercer et de développer des compétences (la logique de compétences est promue par le ministère), dans une logique d’employabilité, de mise en concurrence et de corvéabilité, où le pouvoir (potestas, toujours chez Spinoza) finit par supplanter la puissance (potentia).

Pratiques de savoirs, pratiques d’ajustements dans l’action conjointe : précisions du point de vue et du projet de la TACD

Mettre au jour la grammaire des interactions didactiques

En s’appuyant sur l’analyse des difficultés didactiques posées par cette forme scolaire classique d’éducation, la TACD prolonge ainsi les réflexions menées en théorie des situations didactiques par Guy Brousseau (1998 – cf. supra). Un obstacle majeur réside dans la confusion entre les savoirs et la façon de les représenter22 pour les enseigner. Or, un traitement didactique efficace doit intégrer le sens et le contexte d’utilisation des savoirs pour concevoir des situations d’apprentissage. François Conne (1992) souligne que les élèves s’approprient les savoirs en maîtrisant les transformations des situations et en reconnaissant les conditions de cette maîtrise. Les savoirs ne se limitent donc pas à des informations présentées aux élèves. Ceux-ci se les approprient selon un arrière-plan de significations, d’expériences et de savoirs déjà-là, qui font prendre sens et forme à ce qu’on leur donne pour agir (milieu) et comprendre ce qui pose problème dans les situations d’apprentissage.

Les élèves agissent sur, dans et par ce milieu (à travers lui et, d’où une perspective qualifiée par la TACD de « transactionnelle »), afin de gagner en puissance d’agir. Ainsi, le milieu, loin de se résumer à un simple environnement favorable au « développement de l’enfant » (CSEN), est le fruit d’un aménagement ajusté aux capacités des élèves. Pour cela, le professeur tient compte des relations des élèves avec les savoirs, de manière à les engager dans des pratiques de savoir en phase avec les pratiques sociales. Le professeur doit donc enquêter sur ce qui peut et doit être appris et ajusté à cet effet, ce qui implique une enquête sur et dans l’action conjointe avec ses élèves.

Sensevy (2011) explique à ce sujet que le professeur et les élèves agissent « de concert », les actions et attentes de l’un étant au principe de celles de l’autre (Sensevy, 2011) dans un lien organique entre jeux épistémiques et jeux d’apprentissage, selon une grammaire du jeu didactique vu comme un jeu d’attentes et de comportements réciproques (contrat didactique chez Brousseau, 1998). La TACD explore les savoirs, signes, stratégies et représentations mobilisés dans les transactions didactiques, éléments qui agissent sur à travers les relations dialectiques entre le contrat et le milieu (Sensevy, 2011)23.

Ce qui s’ajuste dans l’action conjointe

La relation didactique, vue comme un jeu de savoir24, mobilise, comme on l’a vu, les savoirs existants du professeur et des élèves pour l’acquisition de nouveaux savoirs. Les recherches en didactique se concentrent sur plusieurs types de savoirs : savoirs pour enseigner (ce qu’il faut savoir pour enseigner), savoirs à enseigner (ce qu’il est nécessaire d’enseigner), savoirs enseignés (ce qui est effectivement enseigné) et savoirs appris (les savoirs réellement acquis par les élèves)25. La genèse et l’articulation de ces savoirs impliquent des ajustements stratégiques concernant l’enseignement, l’apprentissage et les méthodes employées, en utilisant divers signes et représentations.

Ainsi, le professeur doit apprendre à détecter les signes qui, dans la pratique des élèves, montrent leur compréhension de la situation et leur approche pour résoudre des problèmes26. Il fournit aussi des signes pour orienter cette pratique dans le sens souhaité. La TACD considère cette production et ce déchiffrement de signes comme une sémiose double (du contrat et du milieu) et réciproque entre le professeur et les élèves, dans une relation d’enquête mutuelle sur la pratique de l’autre (Sensevy, 2011 ; CDpE, 2019).

Ces signes se rapportent à un ensemble d’intentions d’enseigner et d’apprendre à travers des représentations de ce qu’il est possible et nécessaire de faire pour réussir et de ce qui est mobilisé au service de cette réussite. La TACD s’intéresse à la mise au travail et au (re)modelage27 des formes-représentations (images, gestes, textes, discours, etc.) dans les pratiques d’enseignement-apprentissage (voir ci-dessus). La manière dont ces formes sont sollicitées, ajustées et négociées dans l’action conjointe est révélatrice de la dynamique transactionnelle entre le professeur, l’élève et les contenus enseignés. Par exemple, des travaux récents (Le Paven Jarno, 2023) examinent comment un professeur d’éducation physique et sportive utilise la métaphore du « cormoran séchant ses ailes » pour aider des lycéens à adopter une position favorable au lancer du disque – cf. figure infra :

Figure 1. Se placer « comme un cormoran séchant ses ailes »

Figure 1. Se placer « comme un cormoran séchant ses ailes »

Traits continus : posture d’« écartement » du disque calquée sur la position du cormoran ; disque vert aplati : représentation du disque tenu par le bras droit du lanceur ; flèches : points de pression sur les épaules, exercée par les mains du professeur.

Schéma : Maël Le Paven Jarno.

Le professeur utilise cette image métaphorique pour souligner le contraste entre d’une part la légèreté et le relâchement des bras (assimilés aux ailes du cormoran) et, d’autre part, la solidité des appuis au sol (comparés à des pattes palmées arrimées au rocher). Il mime le geste attendu et demande aux élèves de maintenir les bras étendus et relâchés tout en pivotant solidement sur les plantes des pieds. Pour aider les élèves à ressentir la pression des appuis, il exerce une pression sur leurs épaules et leur demande de tenir le disque plus haut que les épaules, ce qui favorise une posture favorable au relâchement de l’épaule et du bras.

Ce relâchement permet de maintenir le disque éloigné du corps, allongeant le trajet de lancement et favorisant un étirement-contraction des muscles pectoraux, ce qui crée un effet de « fronde » accélérant la rotation du disque durant le lancer. La pression entre les épaules et les appuis renforce en outre les sensations de gainage nécessaires à une transmission efficace des forces, propice à une bonne impulsion-propulsion. Cet exemple illustre comment les ajustements conjoints du professeur et des élèves, via une forme-représentation ajustée et ajustable, s’inscrivent dans un jeu d’imitation (CDpE, 2019)28 intégrant sensations, représentations et principes d’(inter)action pour acquérir un savoir-faire spécifique.

On voit ainsi, à travers cet exemple, comment professeurs et élèves peuvent apprendre à interagir à travers des ajustements et négociations autour de formes-représentations. Cela illustre une caractéristique essentielle de la relation didactique : l’apprentissage de ce à quoi et ce sur quoi jouer pour transmettre s’approprier des savoirs se réalise en commun, pour et dans l’action conjointe.

Une culture des ajustements au cœur de la formation professionnelle

La TACD pointe ainsi, comme on l’a vu, la nécessité de construire une relation d’enquête sur ce qui s’avère possible et nécessaire pour transmettre et s’approprier une pratique de savoir. Dans cette perspective, l’étude des contenus comme conditions des ajustements à et par une pratique de savoir pour construire, s’approprier et transmettre une culture, s’inscrit dans le projet à la fois scientifique et politique de cette théorie. En effet, en abordant ainsi les contenus avec les professeurs dans une visée coopérative, la TACD cherche à contribuer à l’essor d’une culture des ajustements aux, par et pour les pratiques d’enseignement-apprentissage. Ces pratiques deviennent alors objets et moyens d’enquête au service de la croissance de leur potentiel d’ajustement et de celui des savoirs en jeu dans leur transmission et leur appropriation.

Les professeurs doivent ainsi être formés à ajuster leurs stratégies et contenus d’enseignement en fonction des besoins et relations des élèves aux savoirs, plutôt que sur des indicateurs de développement standardisés. Il apparaît essentiel de les former à enquêter et agir sur ces relations pour ajuster leur enseignement. Cependant et comme on l’a vu, le projet de programme proposé par le CSEN met davantage l’accent sur le développement de l’enfant et sur les mécanismes génériques de l’apprentissage, sans aborder la nature des objets et contenus d’apprentissage, ni leurs relations dans les pratiques des professeurs et des élèves.

Les travaux menés en TACD militent quant à eux pour une formation des enseignants centrée sur les pratiques didactiques et l’enquête sur les situations, afin de comprendre l’épaisseur épistémique et anthropologique des savoirs. Cela permet de donner du sens aux connaissances mobilisées dans les formations initiales et continues, et de les intégrer dans les savoirs professionnels en construction chez les enseignants. Ces connaissances doivent selon nous s’ajuster à ces nécessités, loin de l’apesanteur culturelle qui semble dominer le projet porté par le CSEN. Comme le disait Charles Péguy (1993/1902, cité par Sensevy, 2011, p. 715) au sujet de l’instituteur, un professeur doit « assurer la représentation de la culture ». Ainsi, plus la culture de la formation à l’enseignement se verra déconnectée de la culture de cet enseignement et de celle qu’il a vocation à transmettre, plus le risque d’effondrement culturel – et d’effondrement tout court – de nos sociétés grandira, l’ignorance étant la mère de tous les maux, comme le disait déjà François Rabelais au xvie siècle.

Une éthique de l’attention aux raisons, objets et ajustements didactiques

Pour échapper aux rapports superficiels aux savoirs, renforcés par l’illusion de leur transparence et l’accès illimité aux contenus d’internet et à l’intelligence artificielle, il est nécessaire de porter sur eux un regard critique et distancié. Michel Serres (2012) souligne que cette illusion, à l’ère du numérique, pousse à externaliser les efforts cognitifs, la mémoire, les facultés de raisonnement, et même les décisions et jugements, ce qui nuit au développement de l’esprit critique en favorisant l’absorption passive du monde à travers des filtres qui attirent l’attention sur le marché concurrentiel des réactions émotionnelles. Cela se fait au détriment de la quête de vérité, de la réflexion et de l’enrichissement des cultures et points de vue.

Ce « marché de l’attention » fonctionne en captant l’attention par des moyens de plus en plus attirants, comparables aux lampes anti-insectes attirant la nuit les moustiques vers une lumière qui leur sera fatale. En éducation, cette conception de l’attention comme processus interne pousse les professeurs à développer des stratégies pour l’enclencher et la maintenir. Le CSEN propose de voir l’attention comme une « capacité » qui peut se « développer » et « fluctuer ». Philippe Lachaux (2011), membre du CSEN, la compare à une « torche » qu’il faut allumer et alimenter pour maintenir les élèves engagés dans l’apprentissage.

En dépassant cette vision de l’attention comme processus interne, les travaux sur l’attention conjointe en classe (par exemple, Le Paven et al., 2020) se concentrent sur la construction d’une unité de sens dans les relations aux autres et aux savoirs. Cette construction implique l’engagement des élèves autour de perspectives, d’accords et d’objets communs pour et par la pratique, permettant ainsi de « prouver en éprouvant » les raisons pour lesquelles une façon de penser, de faire ou de travailler un problème est préférable à une autre, faisant preuve aux yeux des élèves qu’elle mérite leur attention.

Dans cette conception, le jeu didactique peut s’appuyer sur un jeu d’offre et de demande de raisons (JODR – Brandom, 1989), où la pratique rend nécessaire la justification des choix et de leurs fondements, l’élève étant conduit à garantir ses assertions dans des situations porteuses d’expériences épistémiques et didactiques, le rendant capable de fournir ce type de garantie. En se focalisant sur la construction des savoirs à travers ces expériences en classe, la vision de l’éducation ici soutenue implique une éthique de l’attention à autrui dans le savoir (Sensevy, 2011 ; CDpE, 2019). Cette attention conjointe se construit en tenant compte de l’objet de l’attention de l’autre (professeur, élève)29.

Cette attention réciproque engage les individus dans une relation active aux situations, où la passivité est court-circuitée par la nécessité de s’y engager en exerçant une responsabilité concrétisée dans ce qu’on y fait, comment et pourquoi, ainsi que dans le fait d’en rendre compte. Cette dynamique permet à l’élève de développer une capacité d’engagement, facilitée par l’action didactique du professeur et incarnée dans des actions concrètes. Ainsi, rendre l’élève capable de construire et exercer sa puissance d’agir et d’en rendre compte en reconnaissant le rôle du professeur et de la situation pour cela, devient un levier essentiel pour développer une éthique de l’attention dans les pratiques d’enseignement-apprentissage.

Cette perspective encourage une responsabilisation éthique et épistémique conjointe du professeur et des élèves (voir ci-dessus), qui se construit dans un renouvellement et un ajustement continus des relations aux autres, aux situations et à soi-même, par contraste avec une posture de réception-consommation de contenus « attrayants ». Il s’agit en outre de dépasser les considérations morales traditionnelles qui prônent une posture d’écoute respectueuse comme préalable à l’engagement réciproque, indépendamment des savoirs en jeu.

Pour conclure : une vision démocratique des savoirs

La TACD s’inspire de la conception deweyenne de la démocratie comme mode de vie (par exemple, Dewey, 1938). En suivant cette conception, l’expérience est mise en pratique dans les situations d’enseignement-apprentissage pour la transmission, l’appropriation et la croissance des savoirs. Contrairement à une approche fixiste où des méthodes pédagogiques préconçues garantiraient des résultats attendus, la TACD explore les relations entre élèves, professeurs, chercheurs et savoirs. Elle promeut une contribution collective à une expérience épistémique commune, surmontant certains clivages et dualismes (théorie-pratique, corps-esprit, sachants-exécutants…).

Les ingénieries coopératives sont alors vues comme un moyen d’expression et d’exercice démocratique de la solidarité épistémique (CDpE, 2019, 2024), permettant une co-responsabilisation dans la croissance et le partage des savoirs au sein d’une action collective. Cela implique une posture clinique sur le travail des savoirs, de l’échelle des pratiques en classe à celle des collectifs qui les étudient, pour former des enseignants capables de s’engager comme ingénieurs du social (Sensevy, 2011) contribuant à la croissance des savoirs, plutôt que comme techniciens d’éducation.

Cette vision démocratique défendue par la TACD nécessite une réflexion commune sur les valeurs en jeu dans la transmission-appropriation des savoirs, afin de pouvoir prendre position dans la construction d’un projet politique commun d’éducation. L’objectif est d’encourager des apprentissages et une formation axés sur une enquête émancipatrice, où le savoir est perçu non seulement comme une puissance d’agir mais aussi comme un moyen pour mieux vivre.

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Notes

1 Le détail des axes de ce projet de réforme, dont l’intitulé complet est : Choc des savoirs : une mobilisation générale pour élever le niveau de notre École, est accessible sur la page : https://www.education.gouv.fr/choc-des-savoirs-une-mobilisation-generale-pour-elever-le-niveau-de-notre-ecole-380226.

2 Programme international pour le suivi des acquis des élèves.

3 Trends in International Mathematics and Science Study.

4 Il est attendu des agents de catégorie B qu’ils démontrent des compétences techniques dans la réalisation et le contrôle de tâches, afin de faciliter la gestion de projets dont ils ne sont pas responsables et qu’ils ne conçoivent pas (le plus souvent).

5 Ces guides, accessibles sur https://eduscol.education.fr/3107/guides-fondamentaux-pour-l-enseignement, coordonnées par le service de l’instruction publique et de l’action pédagogique et par le service de l’accompagnement des politiques éducatives de la direction générale de l’enseignement scolaire du ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse.

6 Mesure accompagnant la réforme du Choc des savoirs.

7 Le principe de liberté pédagogique est au fondement-même du métier de professeur. Ministère de l’Éducation nationale, 2013, https://www.education.gouv.fr/bo/13/Hebdo30/MENE1315928A.htm.

8 En reprenant les catégories proposées dans l’ouvrage de Lessard et al. (2004), on peut alors dire que le « savoir enseigner » (i) intègre les savoirs nécessaires « pour enseigner » (ii) (dont les savoirs « sur l’enseignement ») et les savoirs « à enseigner » (iii) afin que les élèves apprennent ce qu’on attend d’eux (iv).

9 Pour reprendre le titre éponyme de l’ouvrage de Gérard Sensevy (2011). Les principaux points mis en avant par cet ouvrage sont repris pour étayer nos analyses dans la partie suivante.

10 Prises dans différents registres (écrit, oral, pictural…), elles sont représentatives d’une culture vue comme une culture des ajustements de ces formes à la nécessité de faire apprendre quelque chose à quelqu’un (Le Paven Jarno, 2023). En ce sens, ces formes et leurs variations font signe de manières typiques d’ajuster les stratégies d’ enseignement-apprentissage aux nécessité didactiques des situations, dans une culture et une institution données (ibid.). Cette conception rejoint la perspective praxéologique d’Yves Chevallard (1991), qui consiste à s’intéresser aux formes de vie des savoir au sein des institutions où ils sont mobilisés, enseignés et appris.

11 À la suite de Bourdieu (1987, p. 80), pour qui « L'image du jeu est sans doute la moins mauvaise pour évoquer les choses sociales ».

12 L’ouvrage du collectif revient sur la dialectique contrat-milieu (Sensevy, 2011, par appui sur le modèle piagétien de l’équilibration par assimilation-accommodation) en insistant sur ces dimensions essentielles : dans une situation d’apprentissage, ce qu’il y a à faire (en référence au contrat) dépend de ce qu’il y a à prendre en compte pour le faire (milieu) et vice-versa.

13 Ongoing patterning, pour reprendre l’expression de Blumer (2004).

14 Ces (attributions d’)attentes et comportement renvoient au contrat didactique (Brousseau, 1998).

15 Réforme qui semble davantage s’engager dans un effet d’annonce sur l’importance des savoirs que dans le partage d’une réflexion didactique à leur sujet (cf. précédemment).

16 La bibliographie de la version 2.1 du document (février 2024), très pauvre, témoigne par exemple d’une méconnaissance quasi-totale de plusieurs décennies de travaux en SEF, comme ceux qui s’intéressent précisément à la question des contenus, présentée dans le document comme « importante » mais qu’il n’y aurait pas besoin de « détailler », d’où un vide déconcertant en la matière.

17 Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche.

18 Sans avoir à transposer les savoirs à enseigner (Chevallard, 1991) et la façon de les enseigner en les ajustant (Le Paven Jarno, 2023) aux nécessités d’une transmission-appropriation dans un contexte particulier, dans le cadre d’un traitement didactique adapté aux besoins et capacité des élèves.

19 Et à l’autre (professeur, élève) dans cette enquête.

20 On pourrait imaginer que l’élévation du niveau de performance aux tests PISA, souhaité par le MENJ, passe par un entraînement aux types de questions que posent ces tests, ce qui ne garantit pas une élévation du niveau de culture indispensable à la réussite scolaire, professionnelle et sociale des élèves.

21 Cet effet a été nommé ainsi en référence à la pièce de théâtre puis du film éponyme de Marcel Pagnol où, lors de la fameuse scène de la dictée, l’instituteur Topaze fournit oralement à un élève des indications orales relatives à un accord du verbe à son sujet, de manière à ce que cet élève n’ait pas besoin de savoir comment mobiliser la règle d’accord correspondante pour orthographier correctement la phrase dictée : « Des moutons...Des moutons...étaient en sûreté dans un parc ; dans un parc (Il se penche sur l'épaule de l'élève et reprend). Des moutons...moutonss (l'élève le regarde ahuri). Voyons, mon enfant, faites un effort. Je dis moutonsse. Etaient (il reprend avec finesse) étai-eunnt. C'est-à-dire qu'il n'y avait pas qu'un moutonne. Il y avait plusieurs moutonsse » (Topaze, scène I – Pagnol, 1930).

22 Sous diverses formes (textuelles, picturales…) en vue de les partager, de les diffuser et d’en permettre la transmission. Par exemple en mathématiques, la représentation du théorème de Pythagore (formule et figure correspondante) est nécessaire mais ne garantit pas qu’au-delà du fait de savoir que le carré de la longueur de l’hypoténuse d’un triangle rectangle est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés, l’élève saura utiliser cette propriété pour résoudre des problèmes mathématiques. Cet exemple illustre la différence fondamentale entre knowing that (« savoir que ») et knowing how (« savoir comment ») mise en avant par Gilbert Ryle en 1949 et reprise par Gérard Sensevy (2011) pour souligner le fait qu’en valorisant le knowing that, un enseignement de type transmissif et encyclopédiste ne suffit pas à former les élèves à exercer leur intelligence pratique au contact des problèmes que les savoirs permettent de résoudre, en sachant comment s’y prendre (knowing how comme dimension essentielle d’un savoir y faire).

23 Gérard Sensevy (2011) précise à ce sujet que la logique assimilatrice du contrat s’articule à la logique accommodatrice du milieu, dans un mouvement d’équilibration du jeu didactique analogue au mécanisme piagétien d’équilibration par assimilation-accommodation.

24 Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Brigitte Gruson, Dominique Forest et Monique Loquet (2012).

25 C’est-à-dire, Chevallard (1991) ou encore Lessard & al. (2004 – op.cit).

26 Ce qui en renvoie à la dialectique contrat-milieu, où ce qu’il y a à faire ou ce qu’on attend à devoir faire (contrat) prend sens au regard de qui est donné pour le faire (milieu) et vice-versa (cf. précédemment).

27 Ongoing patterning chez Blumer, 2004.

28 L’appropriation d’un savoir par (mise en) imitation d’un modèle suppose une imitation créatrice : l’élève ne peut se contenter de dupliquer passivement une forme à imiter s’il veut pouvoir l’investir dans une situation qu’il s’agit de maîtriser (CDpE, 2019).

29 Ce qui fait écho aux travaux de Scaife et Bruner (1975) puis de Forest et Batézat-Batellier (2013) sur l’attention conjointe.

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  • Figure 1. Se placer « comme un cormoran séchant ses ailes »

    Figure 1. Se placer « comme un cormoran séchant ses ailes »

    Traits continus : posture d’« écartement » du disque calquée sur la position du cormoran ; disque vert aplati : représentation du disque tenu par le bras droit du lanceur ; flèches : points de pression sur les épaules, exercée par les mains du professeur.

    Schéma : Maël Le Paven Jarno.

Citer cet article

Référence électronique

Maël Le Paven Jarno, « Des savoirs ajustés et ajustables : un « ailleurs » face au choc de l’ignorance », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 7 | 2025, mis en ligne le 22 octobre 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=1145

Auteur

Maël Le Paven Jarno

Maître de conférences habilité à diriger des recherches en sciences de l’éducation, université de Bretagne occidentale.

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