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Texte

Dans L’Ignorance (publié en 2003) Kundera, écrivain tchèque, réfugié politique en France depuis 1975, s’efforce de penser l’exil et le retour chez soi. Il y a là toute une philosophie de l’ailleurs qui problématise bien des idées convenues. Cette philosophie élucide les ambivalences de la nostalgie qui n’est décidément plus ce qu’elle était. Elle questionne également le mythe de l’Odyssée. Le Grand Retour est-il finalement aussi heureux que le chante du Bellay ? « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ! ». Certes, mais est-il bien certain que la perspective de retrouver la « douceur angevine », et de « vivre entre ses parents le reste de son âge », lui fasse oublier « l’air marin » ? Il arrive à Kundera de se demander si Ulysse n’aurait pas mieux fait de demeurer auprès de Calypso. Son ironie joue comme la torpille de Socrate, elle oblige à repenser la dialectique de l’ici et de l’ailleurs. Au fond, la question est : « L’Odyssée serait-elle concevable de nos jours et […] l’épopée du retour appartient-elle encore à notre époque » (L’ignorance, p. 65). 

L’ignorance n’a rien d’un roman biographique (on sait d’ailleurs combien Kundera les exècre !). En prenant comme leitmotiv le piège de l’émigration, l’écrivain dépasse son expérience personnelle de l’exil pour se pencher sur le paradoxe de l’existence humaine : « Seul le retour au pays natal après une longue absence peut dévoiler l’étrangeté substantielle du monde et de l’existence » (Les Testaments trahis, p. 114).

I. L’ambiguïté de l’exil

Comme toujours, lorsqu’il entend discuter une notion, Kundera refuse les points de vue psychologique ou politique. Certes, les émigrés sont légions dans l’Europe du xxe et du xxie siècles. Les exilés de Kundera, ceux qui hantent ses romans, sont des exilés politiques. Ils ont quitté la Tchécoslovaquie en 1948, lors de la conquête du pouvoir par les communistes ou en 1968, au moment de l’invasion russe. Certains envisagent le Grand Retour après la « Révolution de velours » (du 16 novembre au 29 décembre 1989) précipitant la chute de la République socialiste tchécoslovaque, dans le contexte du déclin des régimes communistes de l’Est européen. Mais comme toujours, chez Kundera, le contexte historique ne sert qu’à éclairer (ou à révéler) quelques grandes questions existentielles se rattachant au parcours des personnages : la nostalgie, la culpabilité du départ loin de sa patrie, les ambivalences du retour. Pourtant Kundera est lui-même un exilé politique et il serait donc invraisemblable de penser qu’il n’ait pas fait fond sur son expérience pour écrire L’ignorance. Après l’échec du Printemps de Prague, l’écrivain se voit banni de l’univers littéraire, interdit de publication et surveillé par la police. Il décide alors, en 1975, de prendre le chemin de l’exil en s’établissant en France où il sera naturalisé Français en 1981. En 1995, il commence à écrire en français, devenant ainsi une voix migrante au sein de la littérature française actuelle (Chemin, 2021 ; Alves, 2017).

L’expérience de l’exil est, pour Kundera, une expérience ambiguë. Les Testaments trahis s’attardent surtout sur l’exil des écrivains et des artistes (Conrad, Gombrowicz, Nabokov, Stravinsky, Schönberg…). L’émigration est sans doute encore plus cruciale pour un romancier ou pour un compositeur que pour n’importe quelle autre profession. En effet, la création ne peut se déployer qu’à partir d’un ancrage géographique et culturel premier auquel les thèmes fondamentaux, les obsessions de l’artiste sont liés. Dès lors, en exil, « Il doit mobiliser toutes ses forces, toute sa ruse d’artiste pour transformer les désavantages de cette situation en atouts » (Les Testaments trahis, p. 114). D’une manière générale, sur le plan culturel comme personnel, l’émigration est l’expérience de l’aliénation, « le processus durant lequel ce qui nous a été proche est devenu étranger » (ibid.). C’est aussi, bien que Kundera y insiste moins, celle d’une culpabilité résiduelle : avoir quitté son pays en pleine occupation russe, est-ce un acte d’abandon ou de résistance ?

Mais ne nous laissons pas prendre au lyrisme de la nostalgie ! Kundera évoque la poétesse Vera Linhartova, émigrée en France et qui vient faire une conférence à l’Institut français de Prague dans les années 1990. Dans son intervention, la poétesse combat le préjugé compatissant sur l’exil qui ignore le fait que les émigrés aient pu transformer leur « bannissement » en départ libérateur. L’écrivain – dit Linhartova – est libre de choisir le pays où il veut habiter et même la langue qu’il veut parler. Kafka n’écrira pas en tchèque, mais en allemand et Kundera finira par écrire ses livres directement en français. Et si la « Bohème » est son ancrage premier, il se réclame avant tout de la culture de l’Europe centrale, qui n’est surtout pas celle de l’Est et se distingue de celle de l’Ouest par son effort pour exister en dépit des empires qui veulent la soumettre et même l’annihiler. C’est pourquoi, comme pour Linhartova, les sympathies de Kundera vont moins aux sédentaires qu’aux nomades (Une rencontre, p. 146) et particulièrement à ceux qui, comme lui, ont réussi à faire briller la culture de l’Europe centrale, de l’extérieur. Ainsi les écrivains que Kundera appelle sa « Pléiade » (Franz Kafka, Robert Musil, Hermann Broch, Witold Gombrowics) sont tous, chacun à leur manière, des nomades ou des émigrés. Musil s’est toujours défini comme tel, entre Klagenfurt, Steur, Vienne et Berlin. Gombrowicz, dont le Ferdydurke est interdit en Pologne, émigre en Amérique du Sud après 1939. Broch part aux USA à la même époque. Mais, après la conférence lucide et lumineuse de Linhartova, il est possible – dit Kundera – de jeter un autre regard sur l’exil et sur la nostalgie du pays. Il faut sortir d’une « sensibilité compatissante », d’un « moralisme larmoyant », ne pas oublier que si les exilés sont partis de chez eux, c’est qu’ils ont fui un monde étouffant ou trop étroit. Ils sont partis « vers un ailleurs, inconnu par définition, ouvert à toutes les possibilités (Une Rencontre, p. 145-146).

C’est cette ambiguïté de l’exil que l’on va retrouver dans les romans de Kundera. Au début de L’ignorance, Iréna éprouve le mal du pays pendant la journée, mais la nuit, la perspective du retour au pays lui donne des cauchemars : « le jour lui montrait le paradis qu’elle avait perdu, la nuit l’enfer qu’elle avait fui » (L’ignorance, p. 23). Finalement, Iréna se rend compte qu’elle est heureuse à Paris et que son émigration n’est pas un malheur. Jusqu’alors, elle s’était coulée dans l’image humanitaire que les bien-pensants se font des émigrés. Mais cette image est fausse. En fait l’immigration l’a rendue libre, libre de sa mère et de sa famille. Après la mort de Martin, son mari, Gustav est devenu son amant. Croyant faire plaisir à Iréna, il lui annonce vouloir ouvrir une agence à Prague. Iréna lui répond : « Prague n’est plus ma ville » (L’ignorance, p. 31), sans s’avouer tout à fait qu’un « lien secret de beauté ne l’attachait qu’à Prague » (ibid., p. 154).

Il en est de même pour Joseph qui a refait sa vie au Danemark. Pour lui aussi l’exil a été l’occasion d’échapper à un milieu enfermant, de prendre sa vie en main. On voit donc les personnages se dégager peu à peu de cette sensibilité compatissante qui a embrumé le problème de l’exil. Ce qu’a occulté ce sentimentalisme, c’est le fait que ces exilés ont transformé leur bannissement en un départ libérateur vers un avenir ouvert. C’est pourquoi ni Iréna ni Joseph ne sont pressés de retourner à Prague, même après la révolution de velours de 1989. S’ils le font, c’est sur la suggestion pressante de leurs amis qui ne comprennent pas leur peu d’empressement à retrouver leur pays d’origine.

II. Heureux qui comme Ulysse ?

Quel sens donner alors à l’expérience de la nostalgie qui semble universellement associée à l’exil ? Mais qu’est-ce donc que la nostalgie ? Pour un émule de Nietzsche comme Kundera, il est douteux que la question « qu’est-ce que ? » soit la bonne question à poser, car dans le monde problématique où nous vivons désormais, il n’est guère d’essence stable. À la question platonicienne sur l’essence, il convient de substituer la question du sens : quelles forces s’emparent aujourd’hui de la nostalgie et quelles significations prend-elle désormais dans la culture (Deleuze, 1962) ?

Partant de l’opinion commune et du dictionnaire, la nostalgie – dit Kundera – c’est « la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner » (L’ignorance, p. 10). Mais chaque langue s’empare de ce sentiment pour l’infléchir à sa manière. Le Grec en fait la souffrance (algos) du retour (nostros) d’où le français « nostalgie ». Mais le Portugais dit « saudade », qui est à peu près intraduisible. Les Anglais et les Allemands privilégient le mal du pays (Homesickness, Heimweh). Mais à toutes ces étymologies, Kundera préfère l’Ibérique. En catalan, la nostalgie se dit « enyorar » qui vient du latin « ignorare » (ignorer). La nostalgie, c’est la souffrance de l’ignorance. Elle s’exprime ainsi : « Tu es loin et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin et je ne sais pas ce qu’il s’y passe » (L’ignorance, p. 11). En mettant ainsi la nostalgie sous l’idée d’ignorance, Kundera se voit obligé de décliner le verbe « ignorer » à l’actif comme au passif et selon deux lignes de signification. Il y a l’ignorance comme défaut d’information : je ne sais pas qui est cet homme et lui ne sait pas qui je suis. Mais il y a également l’ignorance comme non-reconnaissance. Cet homme m’ignore ostensiblement, il feint de ne pas me voir, il ne s’intéresse pas à moi, je n’ai aucune valeur pour lui. On peut dire les choses autrement. Il y a un « parcours de la reconnaissance, comme dirait Ricœur (2004), qui va de la psychologie à l’éthique. Une chose est de reconnaître (c’est-à-dire d’identifier) les rues de sa ville quittée depuis longtemps ou les traits d’un visage autrefois familier. Autre chose est de reconnaître ou d’être reconnu dans sa légitimité, ce qui renvoie à l’estime sociale.

Ce parcours de la reconnaissance sous-tend L’ignorance qui tisse plusieurs histoires d’exil et de retour. Il y a d’abord un jeu de contrepoints culturels propre à éclairer la fiction et au premier chef l’histoire archétypique d’Ulysse. Le voyageur a décidé de quitter Calypso pour rentrer à Ithaque. Il délaisse l’aventure pour « l’extase du connu » (L’ignorance, p. 13). Certes il reconnaît son pays, mais son pays le reconnaît-il ? Quand il se réveilla sur la page d’Ithaque, Ulysse – nous dit Kundera – retrouva avec plaisir « la rade qu’il connaissait depuis son enfance, la montagne qui la surplombait et il caressa le vieil olivier pour s’assurer qu’il était resté tel qu’il était vingt ans plus tôt » (ibid.,). Bien des choses sont restées les mêmes, en effet, et éprouver cette permanence de l’être, cette immobilité a sans doute, pour celui qui retourne à la maison, quelque chose de rassurant, lui qui n’a connu jusqu’ici que la mobilité héraclitéenne, celle de la mer et de l’aventure. Et pourtant le Grand Retour ne laisse pas d’être déceptif :

Pendant vingt ans Ulysse n’avait pensé qu’à son retour. Mais une fois rentré, il comprit, étonné, que sa vie, l’essence même de sa vie, son centre, son trésor, se trouvait hors d’Ithaque, dans les vingt ans de son errance. Et ce trésor, il l’avait perdu

(L’ignorance, p. 43)

Pourquoi cette déception ? Pourquoi les retrouvailles, le fait de revoir les mêmes lieux et les mêmes gens, ne sont-elles pas à la hauteur de la reconnaissance qu’on aurait pu en attendre ? C’est qu’Ulysse occupe désormais un statut spécial. Ce n’est pas un étranger, mais il n’est plus désormais tout à fait d’ici. L’ellipse du voyage a créé un tel blanc dans ce qui aurait pu être l’histoire commune, que les Ithaquiens ne peuvent reconnaître que l’Ulysse d’avant le voyage ou à la rigueur l’Ulysse revenu, mais non Ulysse le voyageur, si longtemps absent. Pourtant Ulysse ne demanderait qu’une chose, c’est de les raconter ses aventures ! Chaque fois que dans sa longue errance, il a abordé un rivage nouveau, ses hôtes se sont mis en cercle autour de lui et l’ont pressé de questions. C’est qu’alors il était un étranger, celui qui vient d’ailleurs, l’Autre, pour lequel on déploie une immense curiosité. Revenu à Ithaque, en fils du pays trop longtemps parti, Ulysse, le voyageur, n’intéresse plus personne : « l’idée ne venait à personne de lui dire “raconte” » (ibid.,). Les Ithaquiens ne lui parlent que de l’Ithaque, celle qu’il avait connue dans sa jeunesse ou celle qu’elle est devenue aujourd’hui. Des voyages d’Ulysse, les Ithaquiens ne veulent rien savoir, car la manière dont le héros a meublé le temps de son exil ne compte pas pour eux. Le mieux est donc de faire comme s’il n’avait pas eu lieu, de le mettre entre parenthèses. Ulysse peut bien retrouver avec plaisir la rade de son enfance et le vieux figuier sur la plage, il ne sera pas reconnu.

III. L’Odyssée impossible

Le Grand Retour d’Ulysse fournit ainsi une grille de lecture des petits retours d’aujourd’hui, ou plutôt des velléités de retour, celui d’Iréna ou celui de Gustav, les héros de L’ignorance, qui prennent alors l’allure d’odyssées plus ou moins ratées.

Iréna et Joseph ont – eux – beaucoup de mal à retrouver les traits du pays qu’ils ont quitté. Ulysse pouvait embrasser l’olivier séculaire qui n’avait pas changé. Mais depuis vingt ans, la Tchécoslovaquie s’est transformée. L’urbanisme a bouleversé les anciens quartiers, pas toujours en bien d’ailleurs, et il faut errer dans les centres-villes historiques pour retrouver les édifices, les places et les rues que l’on a fréquentés jadis. Il arrive même à Joseph de se sentir étranger à sa langue maternelle dont les accents semblent avoir évolué. Mais ce qui est plus grave, c’est que les exilés se rendent compte qu’ils ont été oubliés. Les gens du pays, leur famille, leurs amis les ont ignorés. Il est vrai que les exilés les ont quelque peu ignorés aussi ! Joseph fait l’amère expérience de cette ignorance mutuelle. Il se rend sur la tombe de sa mère et découvre, tout autour, celles d’autres membres de sa famille. Bien de ses parents sont morts sans que Joseph en soit averti. C’est donc qu’« il n’existait plus pour eux » (L’ignorance, p. 62). Qui a dit que partir, c’était mourir un peu ! Loin des yeux, loin du cœur !

Aussi, quand Iréna et Joseph retrouvent leurs amis d’enfance ou leur famille, ils font la même expérience qu’Ulysse avec les Ithaquiens : personne ne s’intéresse à leurs années d’exil ! Iréna réunit ses anciennes amies pour fêter leurs retrouvailles, mais celles-ci ne lui parlent que de leur passé commun à Prague : « Plus personne ne s’intéresse à son Odyssée » (ibid., p. 54). Seule son amie Milada comprend la situation : « Ce n’est pas facile, un retour, n’est-ce pas ? » (ibid., p. 49). Iréna comprend que, si elle veut être acceptée, elle doit renoncer à ses vingt ans d’exil, faire comme si ce trou temporel n’avait pas existé. Même expérience pour Joseph dans ses retrouvailles avec son frère et sa belle-sœur. Il avoue à Iréna : « Tu te rends compte que personne ici ne m’a jamais posé une seule question sur ma vie là-bas ? » (ibid., p. 192). Conclusion amère de Kundera :

Ceux qui ont émigré (ils sont vingt mille), ceux qui ont été réduits au silence et chassés de leur travail (ils sont un demi-million) disparaissent comme un cortège qui s’éloigne dans le brouillard, invisibles et oubliés

(Le Livre du rire et de l’oubli, p. 46)

On comprend comment l’expérience du retour croise les deux acceptions de l’ignorance : le déficit de savoir et celui de reconnaissance. Il est vrai que l’expérience de l’exil se teinte inévitablement de culpabilité, laquelle ne prend pas tout à fait le même sens chez Ulysse et chez Kundera. Ulysse a été le jouet des dieux, il a quitté Ithaque pour partir à la guerre et les difficultés de son Odyssée ne lui incombent pas. Il ne voulait qu’une chose, retrouver au plus vite son chez soi. Mais ceux qui – comme Kundera – ont quitté le pays au moment de l’occupation russe, ceux qui ont refusé de souffrir avec les autres, voire de se compromettre quelque peu avec l’occupant, ne sont-ils pas des traîtres ? Ils ont abandonné leur patrie au moment où elle avait le plus besoin d’eux. Ils ont choisi de s’enfuir au lieu de résister, même si ce départ peut être interprété comme une forme de résistance : sauver ce qui peut l’être de la culture tchèque en la faisant rayonner du dehors. On sait que ces accusations alimenteront la querelle entre Kundera (l’exilé) et Vaclav Havel, celui qui est resté au risque de la prison (Rupnik, 2008)1. Kundera relativise. Qu’est-ce qu’une patrie après tout ? L’idée de patrie tient à la brièveté de la vie. Si l’on vivait cent soixante ans, on pourrait avoir plusieurs patries, plusieurs vies (L’ignorance, p.140). N’est-ce pas, pour lui, une manière de minimiser la culpabilité du départ ?

Conclusion

Au-delà de l’expérience personnelle de l’exil pour Kundera et de celle qu’il fait vivre à ses personnages, un message existentiel passe à travers le récit : celle de « l’ignorance » !

Nos modernes transhumants qui retournent « chez eux » pour leurs vacances, doivent bien éprouver, même sous une forme atténuée et surtout s’ils sont restés quelque temps, trop longtemps, sans revenir, quelques gênes comparables à celle d’Iréna et de Joseph. Ils ne sont plus ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs. N’étant pas étrangers, ils ne sauraient subir de rejet ni bénéficier non plus de l’hospitalité ou de l’intérêt que l’on porte à l’exotisme. Osera-t-on le terme de « revenant » ? Il qualifie bien en tout cas le statut de ces personnages quelque peu inquiétants, qu’on a connus autrefois, mais qui ne sont pas tout à fait les mêmes et qui reviennent d’un ailleurs dont on préfère ne rien savoir.

Mettez ensemble trois amis, deux « pays » et un exilé et voyez sur quoi la conversation tournera. Probablement sur Ithaque, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Sur la parenthèse de l’exil, ses difficultés et ses ouvertures, pas un mot ! D’ailleurs très vite, le revenant se trouvera exclu de la conversation. Les deux « pays », de connivence, pourront alors évoquer à loisir, les nouvelles d’Ithaque, telle qu’elle est devenue en l’absence de l’intrus. Celui-ci n’aura alors de cesse de s’efforcer de retrouver, tant bien que mal, les généalogies, pour identifier de qui les autres parlent et de combler les pointillés de l’histoire pour savoir à quels évènements ils font allusion. Et quand les « pays » questionneront l’exilé, ce sera, comme les amies d’Iréna. Elles qui ne veulent rien savoir de sa vie en France, mais entendent tout de même vérifier « si elle connaît ce qu’elles connaissent, si elle se souvient de ce dont elles se souviennent » (L’ignorance, p. 52).

Au-delà des déconvenues particulières, l’échec du Grand Retour a donc un sens existentiel. Kundera ne dit pas, comme Sartre, que l’enfer c’est les autres, mais, moins lyriquement, que les gens ne s’intéressent pas les uns aux autres. Même s’ils les connaissent, ils ne les reconnaissent pas. Bien sûr, dans les fréquentations quotidiennes, les gens sont supposés tout savoir les uns des autres. Ils ne se posent pas de questions et n’en sont pas frustrés. Chacun va sa vie, comme une monade, sans portes ni fenêtres. C’est à l’occasion du Grand Retour que la vérité se dévoile :

Ce n’est qu’en revenant au pays après une longue absence qu’on est frappé par cette évidence : les gens ne s’intéressent pas les uns aux autres et c’est normal

(L’ignorance, p. 193)

Tel serait, pour Kundera, le sens ultime de L’ignorance, que révèlent les situations de l’exil et du retour. En réalité, la formule du vivre ensemble, serait « ignorez-vous les uns les autres ! ». Kundera, avec son pessimisme habituel, généralise sans trop de précautions ! Mais à revenir sur les phénomènes spécifiques de l’exil et du Grand retour, qui n’a pas éprouvé, exilé de l’extérieur ou de l’intérieur, ce déficit de reconnaissance pour la page de son histoire qui s’est déroulée ailleurs que sur sa terre natale ?

Bibliographie

Alves, Ana-Maria (2017). Pour une définition de l’exil d’après Milan Kundera. Carnets : revue électronique d’études françaises, 10, p. 113-122.

Brierre, Jean-Dominique (2019). Kundera. Une vie d’écrivain. Écriture.

Chemin, Ariane (2021). À la recherche de Milan Kundera. Édition du sous-sol.

Chvatik, Kvetoslav (1995). Le monde romanesque de Milan Kundera. Gallimard, « Arcades ».

Deleuze, Gilles (1962). Nietzsche et la philosophie. PUF.

El Majidi, Adnane (2021). L’exil et la dynamique mnésique chez Milan Kundera. Expressions, 11.

Kundera, Milan (2023). L’ignorance. Folio.

Kundera, Milan (2023). Le livre du rire et de l’oubli. Folio.

Kundera, Milan (2023). Les testaments trahis. Folio.

Kundera, Milan (2023). Une rencontre. Folio.

Ricard, François (2003). Le dernier après-midi d’Agnès. Essai sur l’œuvre de Milan Kundera. Gallimard, « Arcades ».

Ricard, François (2020). Le roman de la dévastation. Variations sur l’œuvre de Milan Kundera. Gallimard, « Arcades ».

Ricœur, Paul (2004). Parcours de la reconnaissance. Stock.

Rupnik, Jacques (2008). Les deux Printemps de 1968. Études, 408(5), p. 585-592. https://doi.org/10.3917/etu.085.0585.

Notes

1 Voir également « La querelle sans fin entre Milan Kundera et Vaclav Havel », Contrepoints, 23 juillet 2023, https://www.contrepoints.org/2023/07/23/460341-la-querelle-eternelle-de-milan-kundera-avec-vaclav-havel. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Michel Fabre, « Penser l’exil et le retour », La Pensée d’Ailleurs [En ligne], 7 | 2025, mis en ligne le 22 octobre 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/lpa/index.php?id=1111

Auteur

Michel Fabre

Professeur émérite en sciences de l’éducation et de la formation, université de Nantes.

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