Cette contribution est rédigée dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur l’idée d’Europe unie telle qu’elle a été élaborée par le mouvement antifasciste italien Giustizia e Libertà, fondé en 1929 à Paris, puis par le Partito d’Azione, présent sur la scène politique italienne de 1942 à 1947, et dont les racines culturelles et politiques renvoient à l’expérience giellista1. Nous allons nous pencher sur l’idée d’unité européenne développée dans les années 1930 par le mouvement Giustizia e Libertà, un sujet qui est étroitement lié à la thématique du dépassement des frontières. Nos sources principales sont les publications de Giustizia e Libertà, à savoir la revue I Quaderni di Giustizia e Libertà (janvier 1932-janvier 1935) et l’hebdomadaire Giustizia e Libertà (mai 1934-1939). Après avoir esquissé en introduction un portrait de ce mouvement, il sera question du « comment » et du « pourquoi » Giustizia e Libertà se fait porteur, dans le cadre de la lutte antifasciste, d’un discours européiste. Nous verrons d’abord les premiers articles giellisti sur l’unité européenne, datés de 1932. Ensuite, une deuxième partie sera consacrée au choix fédéraliste du leader giellista Carlo Rosselli. La réflexion européiste de ce dernier se structure tout au long d’un parcours d’étude et de militantisme politique qui commence à la suite de la Première Guerre mondiale. C’est pourtant seulement après la victoire du nazisme en 1933 que Rosselli arrive à définir une vision fédéraliste d’Europe unie, qui devient ainsi un clair objectif politique. Dans la partie finale, nous mettrons enfin en lumière le contraste entre l’Europe démocratique et l’anti-Europe fasciste qui a été à plusieurs reprises mis en lumière par les militants de Giustizia e Libertà.
Portrait d’un mouvement antifasciste et européiste
Giustizia e Libertà est un mouvement fondé à Paris en 1929 par un groupe d’antifascistes italiens en exil. Toute son action politique se déroule lors de la dictature fasciste en place en Italie depuis 1922. Sa réflexion et son action politiques se développent notamment au cours des années 1930, années de crise profonde pour toute l’Europe, caractérisées par la crise économique et le repli nationaliste. Giustizia e Libertà réunit des ressortissants d’un milieu politico-intellectuel socialiste, républicain et libéral. Ces trois courants sont d’ailleurs rappelés dans le premier appel au combat antifasciste du mouvement qui est fait au nom d’un « trinôme inséparable » : liberté, république et justice sociale2.
En opposition à tous les partis préfascistes, Giustizia e Libertà se définit comme un mouvement révolutionnaire. Face à la « révolution fasciste » (comme la définissait le régime de Mussolini), ce mouvement appelle à l’unité d’action de l’antifascisme italien et propose une « révolution démocratique », capable de remettre au centre l’Homme, à l’opposé de ce qui avait été fait par la dictature qui avait mis au centre l’État fasciste. La pensée et l’action politiques de Giustizia e Libertà se structurent autour de l’émancipation humaine et du principe incontournable de l’autonomie de l’individu et des corps sociaux, voire politiques ou syndicaux, une autonomie morale, politique et économique.
Les fondements théorico-politiques du mouvement se retrouvent dans Socialisme libéral, l’ouvrage publié en 1930 par celui qui s’affirmera comme le leader du mouvement, Carlo Rosselli. La réflexion politique s’y inscrit dans la lignée d’une analyse critique du marxisme, que l’on retrouve notamment à la même époque dans l’œuvre du socialiste belge Henri De Man3. Rosselli se propose de concilier le socialisme et le libéralisme politique (Garosci, 1973 : 28). Aux yeux du leader giellista, le socialisme est le développement logique du libéralisme politique en tant qu’affirmation de la liberté sous l’aspect non seulement formel mais aussi substantiel. La définition de la liberté est la clé de voûte qui rend le socialisme de Giustizia e Libertà « libéral » au sens politique du terme. D’une « proclamation universelle théorique », la valeur suprême de la liberté doit devenir un véritable « patrimoine de tous » (Rosselli, 1930 : 90) : chez GL, l’universalisation de la liberté s’affirme ainsi en tant qu’objectif majeur du socialisme. L’affirmation de l’indissociabilité de la liberté politique et de la justice sociale est l’idée-force de Socialisme libéral, ainsi que le noyau du programme de Giustizia e Libertà : justice et liberté.
L’ouverture culturelle et politique européenne est présente depuis le début chez Giustizia e Libertà. Pourtant, la première réflexion giellista, autour du projet socialiste-libéral de Rosselli, est encore « nationale » : l’objectif premier est le renouvellement radical de la société italienne. Le fascisme est défini à l’intérieur des frontières nationales comme « l’autobiographie de la nation » selon la célèbre expression de Piero Gobetti (1922) : un phénomène lié à l’histoire italienne. Une vision encore ancrée dans la nation perdure même lors de la publication du programme de GL en janvier 1932. L’unité européenne est mentionnée de façon générale : soutenant « una decisa politica di pace e di disarmo », le programme giellista fait allusion à une « organizzazione unitaria dell’Europa4 » (« Schema di programma », 1932) sans pourtant expliciter quel type d’organisation est précisément envisagé.
Le discours européiste prendra forme petit à petit, accompagné par une remise en question de plus en plus farouche de l’État souverain, notamment après la victoire nazie en 1933. Les premiers articles dans la revue du mouvement Giustizia e Libertà à aborder le sujet de l’unité européenne précédent, pourtant, l’arrivée au pouvoir d’Hitler.
Les premiers articles européistes de 1932
Le « socialiste libertaire » Andrea Caffi5 et le juriste républicain Libero Battistelli6, adhérents de GL, sont ceux qui introduisent la thématique d’une Europe politiquement unifiée dans le débat giellista, à travers deux articles parus en 1932 dans I Quaderni di Giustizia e Libertà.
Le premier est celui d’Andrea Caffi : Il problema europeo (« Le problème européen »). Caffi y présente une Europe fédérale, avec la conviction que le système fédéral est le seul qui puisse à ses yeux permettre l’émancipation de la personne humaine et l’affirmation de son autonomie à travers la libre organisation des individus et des groupes. Pour Caffi, l’unité européenne correspondrait également à une réponse éthique face à la décadence de l’Europe : une Europe fédérale accompagnée par une renaissance humaniste européenne serait la seule réponse face à la crise de la Grande Guerre. Il est pourtant un penseur pragmatique : tout en peignant sa propre solution pour l’Europe, il est convaincu de la nécessité de donner crédit aux projets concrets d’unité européenne, faisant ainsi référence au projet Briand. Même s’il serait un projet certes timide, n’attaquant pas les souverainetés nationales, l’on pourrait y voir un point de départ ; le plan Briand permettrait d’empêcher la guerre et d’effacer toutes les questions épineuses, sources d’antagonismes en Europe :
Il “corridoio polacco”, la necessità d’un sbocco sul mare per questa o quella nazione, il trattamento delle minoranze nazionali, la quadratura del circolo che è il “disarmo previa sicurezza” – ma soprattutto ogni distinzione fra vincitori e vinti del 19187. (Caffi, 1932)
On repère également le sentiment européen de Caffi sur le plan économique, en lien avec son idéal de paix. Reprenant le célèbre discours de Victor Hugo prononcé le 12 août 1849 à l’ouverture du Congrès de la Paix de Paris, Caffi prône également une meilleure exploitation des ressources dépensées pour la guerre et les armements. Il propose notamment d’investir ces mêmes ressources pour combattre le chômage et pour réaliser des grands travaux d’« utilità europea (mezzi di comunicazione, elettrificazione, dissodamenti, abitazioni, ecc.) » afin d’assurer « un più alto livello di generale benessere8 » (Caffi, 1932). Dépasser les frontières, faire l’Europe : c’est finalement ce qu’il propose dans la revue du mouvement Giustizia e Libertà.
Dans la même revue, l’unité européenne est défendue, toujours en 1932, par Libero Battistelli. Son article Disarmo e Stati Uniti d’Europa (« Désarmement et États-Unis de l’Europe ») est consacré à un des nœuds politiques et diplomatiques qui intéressait l’Europe de l’entre-deux-guerres. Battistelli ne met pas en doute la sincérité de l’élan pacifiste politico-institutionnel des années 1920, se référant notamment à la période de détente en Europe inaugurée par Locarno (1925), et caractérisée par une courte coopération franco-allemande soutenue par les ministres des Affaires étrangères français et allemand, Aristide Briand et Gustav Stresemann9. Mais il soulève la question de l’inefficacité du désarmement si celui-ci n’est pas accompagné d’un véritable projet de paix qui, à ses yeux, implique la perte de la souveraineté nationale. En d’autres termes, Battistelli prône aussi le dépassement des frontières en Europe et la constitution d’une fédération européenne afin de garantir la sécurité et la paix du continent.
Ces premiers articles sont certes importants, mais ils restent des réflexions isolées à l’intérieur du mouvement giellista. C’est après la victoire du nazisme en Allemagne qu’on assiste à une évolution de la réflexion européiste. Celle-ci prend tout au long des années 1930 une importance majeure dans le débat de Giustizia e Libertà. Cette réflexion suit notamment l’évolution de la pensée du leader du mouvement, Carlo Rosselli, qui, face à l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, développe une analyse nouvelle du phénomène fasciste. Le fascisme n’est plus circonscrit à l’Italie et à son histoire, c’est un phénomène européen dépassant largement le cadre italien. Le fascisme étant un problème européen, la lutte antifasciste devait se dépasser des frontières d’une seule nation.
L’Europe de Carlo Rosselli
C’est en mars 1933, lors de la présentation de la deuxième série de la revue Quaderni di Giustizia e Libertà, que Rosselli explique l’évolution de sa pensée. Il demande que le mouvement soit capable de dépasser définitivement l’étroitesse des frontières italiennes pour conduire une bataille contre le fascisme en Europe, et dont le but serait de bâtir une nouvelle Europe « sulla base dei principi di giustizia sociale e di libertà10 » (Rosselli, 1933). L’Europe unie devient ainsi pour Rosselli la réponse politique à opposer à l’avancée du fascisme en Europe.
Cette évolution du discours européiste dans le mouvement Giustizia e Libertà se structure parallèlement à une critique de plus en plus drastique des États-nations enfermés dans leurs frontières. Le titre d’un article de Rosselli publié en 1934 est éloquent : Contro lo Stato (« Contre l’État »). Rosselli dépasse la critique de l’État centralisateur jacobin qui caractérisait depuis sa naissance le mouvement giellista. Il n’est donc plus question de mener une réforme fédérale de l’État, mais bien de rejeter l’idée même de l’État. Rosselli donne un aperçu historique de l’évolution de l’État moderne en Europe, qui est accusé de se renforcer tout au long de son histoire au détriment de l’individu et de son autonomie. L’État dictatorial devient ainsi l’aboutissement naturel de ce processus. Le dépassement de l’État traditionnel s’allie chez Rosselli à la volonté de le remplacer par « una nuova organizzazione subordinata agli interessi umani e al diritto sociale11 » (Rosselli, 1934).
Le manifeste de l’antifascisme européiste de Carlo Rosselli est l’article Europeismo o fascismo (« Européisme ou fascisme ») paru dans l’hebdomadaire Giustizia e Libertà le 17 mai 1935. Il paraît en français sous le titre Pour sauver l’Europe. Rosselli y dénonce tout d’abord le manque d’idéal et de principes des démocraties européennes qui, face au nazisme, ne proposent rien d’autre que le maintien du statu quo, et cela même au prix d’une alliance avec le fascisme italien. Face à la crise morale européenne, il est nécessaire, aux yeux du leader giellista, de créer un « mouvement de rescousse de la conscience européenne » à travers la condamnation ferme du fascisme mais également la mise en place d’un grand projet positif : « bâtir l’Europe. Voilà le programme » (Rosselli, 1935). Dans ce texte le plus fédéraliste de l’œuvre de Rosselli, une voie constitutionnaliste (Papa, 1999 : 124) pour dépasser les frontières et faire l’Europe est clairement envisagée :
La convocation d’une assemblée européenne, composée des délégués élus librement par les peuples et qui, en égalité absolue de droits et de devoirs, devrait élaborer la première constitution fédérale européenne, nommer le premier gouvernement européen, fixer les principes fondamentaux de la communauté européenne, liquider frontières et douanes, organiser une force au service du nouveau droit européen, et donner naissance aux États Unis de l’Europe. (Rosselli, 1935)
L’Europe de Rosselli se structure en opposition frontale au fascisme, en soudant l’objectif de l’Europe unie avec celui de la démocratie (Landuyt, 2012). Au régime tyrannique habité par une masse indistincte, Rosselli oppose un régime démocratique dans lequel l’homme est au centre et la masse est composée par des individus libres et conscients (Urbinati, 2001 : 69).
Europe et Anti-Europe dans la pensée de Silvio Trentin
Le juriste Silvio Trentin, lui aussi giellista, en exil dans le Sud-Ouest de la France12 et plus tard fondateur du mouvement de la Résistance française Libérer et Fédérer, définit déjà le fascisme en tant qu’anti-Europe en 1930. Dans une vision euro-centrée, il identifie l’histoire de la civilisation européenne avec celle de la démocratie et des grandes révolutions pour l’émancipation humaine (Trentin, 1930 : 30). L’Europe étant la démocratie, le fascisme, symbole de l’antidémocratie, ne pouvait qu’être l’anti-Europe. Dans la dernière partie de son ouvrage de 1930, Antidémocratie, consacrée à l’État européen de l’avenir, Silvio Trentin expose sa vision de la nécessité d’unir l’Europe. Il le fait en dépeignant d’abord l’histoire de la liberté ou bien de l’État libre. Elle débute avec la ville-État à l’époque classique, se poursuit dans l’Italie des républiques communales, et dépasse ensuite les frontières d’une ville pour s’élargir à la nation. Selon Trentin, il est temps qu’elle dépasse les frontières de l’État national qui deviennent de plus en plus oppressives (Trentin, 1930 : 47) pour s’affirmer dans un plus vaste État européen (Trentin, 1930 : 48).
Dans la biographie Silvio Trentin, un Européen en résistance, l’historien Paul Arrighi met en évidence les trois raisons qui ont amené Trentin à penser le dépassement des frontières pour faire l’Europe (Arrighi, 2007 : 410-413). La première est « la conscience d’une même civilisation ». La deuxième est « la montée des interdépendances », notamment économiques, entre les États. Trentin se positionne ainsi dans la lignée de l’économiste italien Luigi Einaudi qui, dès 1918, dénonçait l’inaptitude de la souveraineté absolue des États-nations, et de l’économiste britannique John Maynard Keynes qui, en 1919, publiait un pamphlet contre l’Europe du traité de Versailles en pointant du doigt les conséquences économiques de la paix. Trentin se rend compte que ce sont les facteurs économiques qui poussent inévitablement vers l’intégration européenne. Face à cela, il souligne donc l’urgence d’accorder la primauté à la politique sur l’économie, convaincu que l’unité économique ne peut qu’être fonctionnelle (Trentin, 1930 : 50-51). La troisième raison indiquée par l’historien Arrighi pour expliquer l’engagement européiste de Trentin est « la crainte d’un nouveau conflit mondial ». Trentin n’est pas le seul à craindre de ne vivre que dans une brève période de trêve ; depuis la fin de la Grande Guerre, cette crainte est partagée par une large partie de l’intelligentsia européenne qui dénonce la crise de la civilisation européenne, telle qu’exprimée par Paul Valéry en 1919 dans sa Crise de l’Esprit.
Pour Trentin, l’Europe ne peut se faire que par le triomphe de la liberté et de l’autonomie humaine. Or, le fascisme qui écrase la liberté et la dignité même de l’Homme est évidemment aux antipodes de l’Europe de Trentin ; c’est une Anti-Europe (Trentin, 1930 : 53).
Frontière territoriale, frontière idéale
La première occasion de confrontation armée entre l’Europe et l’anti-Europe se déroule lors de la guerre d’Espagne qui éclate suite au soulèvement militaire nationaliste des 17 et 18 juillet 1936 contre le gouvernement légitime de la République espagnole. L’antifascisme dépassant les frontières, l’action antifasciste ne pouvait qu’en faire de même : contre tout principe de non-intervention, Giustizia e Libertà sera parmi les premiers mouvements à intervenir à côté des Républicains.
L’Espagne est alors l’exemple tangible d’un dépassement idéal de la notion traditionnelle de la frontière. Nous voulons nous référer ici à l’affrontement armé qui a eu lieu pour la première fois en Espagne entre Italiens. Les volontaires italiens antifascistes se sont battus au côté des Républicains espagnols, contre leurs compatriotes envoyés par l’Italie fasciste qui soutenait ouvertement en armes et hommes, les nationalistes. Cela montre la primauté d’une patrie idéale qui dépasse les frontières du territoire national, comme l’écrit Gaetano Salvemini, historien antifasciste et maître à penser des frères Rosselli :
Nella guerra di Spagna la patria fascista e la patria antifascista erano divise non da una frontiera territoriale, ma da una frontiera ideale che le spartiva non solo in Italia, ma in ogni parte del mondo dove un antifascista si incontrava con un fascista13. (Salvemini, 1951: 15)
Giustizia e Libertà milite pour la République espagnole du début à la fin de la guerre, qui s’achève par la victoire du général Franco en 1939. Le leader du mouvement, Carlo Rosselli, ne verra pas la fin de cette guerre dans laquelle il s’était autant engagé. Il est assassiné le 9 juin 1937 avec son frère Nello. Il est pertinent de noter le caractère européen de ce crime « sans frontières » : l’assassinat des frères Rosselli est en fait commissionné par l’Italie fasciste, exécuté à Bagnoles-de-l’Orne en France par la Cagoule14 et lié à l’engagement de Rosselli en Espagne (Spini, 2017 : 26).
Dépasser les frontières, faire l’Europe, sont des mots d’ordre qui lui survivent. Ils constituent l’un des objectifs les plus originaux de la révolution démocratique que Giustizia e Libertà se proposait de conduire au nom de l’autonomie humaine, de la justice sociale et de la liberté politique.