Considérée ou non au rang de paradigme, la mobilité constitue aujourd’hui un objet de recherche à part entière, dont l’investigation renouvelle l’articulation entre études urbaines et des sciences sociales (Kaufmann, 2002 ; Urry, Sheller, 2006). L’émergence d’une société et d’individus de plus en plus mobiles (Kaufmann, 2008) impacte les paysages métropolitains, tandis que les infrastructures de transport, supports de cette mobilité, prennent une place de plus en plus importante dans l’organisation territoriale et la vie quotidienne. Chemin faisant, les réseaux, systèmes à la complexité grandissante, modifient durablement notre rapport à l’espace et au temps. Leur expansion, leur multiplication, et la recherche constante d’amélioration de leurs performances augmentent ainsi le nombre de leurs points de transfert. Aussi lignes de transport et points d’échanges intermodaux contribuent-ils à rendre visible la mobilité, dont ils sont par ailleurs les caractéristiques principales (Shannon, Smets, 2010 : 14). Si les lignes peuvent avoir une présence physique facile à discerner (routes, pistes, faisceaux de rails), ou au contraire, plus ou moins discrète (métro), les points présentent quant à eux un grand nombre de configurations possibles (échanges entre transports publics, mais surtout, voitures et modes actifs). Pour cette raison, ce sont les nœuds qui expriment le plus fortement un réseau, dans la mesure où « la perception des nœuds prévaut sur la conscience des lignes, non seulement en raison de la dominance architecturale intrinsèque, mais aussi en raison de leur nature particulière en tant que lieu de rencontre et de point d’interaction avec le public » (Shannon, Smets, 2010 : 14). Nous nous proposons donc d’aborder ici les questions de réseau(x) et de passage(s) à travers l’exemple des gares du Grand Paris Express. En effet, à bien des égards, les gares font partie de ces objets quotidiens qui impactent la métropole et ses habitants en profondeur. Aujourd’hui comme il y a un siècle et demi, à Paris comme ailleurs, stations de métro et grandes gares renouent avec les enjeux sociétaux de leur temps, et cristallisent les changements paradigmatiques de la transition mobilitaire (Urry, Sheller, 2006) qui caractérisent nos sociétés urbaines hypertextes (Ascher, 2003). À la croisée de l’urbain et de la technique, du dynamique et du statique, la gare contemporaine devient dès lors une étape quasi-obligée des déplacements quotidiens. Architectes, urbanistes, ingénieurs transport, philosophes et artistes pensent et conçoivent aujourd’hui ce passage en gare, ce lieu-entre-deux-mouvements (Amar, 2010), comme une expérience synesthétique et cinétique renouvelée. Cet article aura dès lors pour objectif de s’interroger sur les « empreintes » (Shannon, Smets, 2010) des réseaux de mobilité sur les territoires métropolitains, et sur les « impressions » suscitées par ces nouveaux lieux lors du passage en gare des voyageurs à travers les travaux de Jacques Ferrier et de son agence Sensual City Studio autour du concept de « gare sensuelle » pour le Grand Paris Express.
Penser les espaces de la mobilité : du « non-lieu » au « hub de vie »
Depuis le 19e siècle, la construction de gares ferroviaires et de réseaux métropolitains a accompagné le développement industriel et urbain des grandes villes occidentales. Lieux de passage, symbole de progrès technologique et de croissance économique, ce sont des ouvrages monumentaux qui marquent par leurs architectures de verre et de fonte les entrées de ville autant que les esprits d’une population alors peu habituée au voyage. Un imaginaire du voyage ferroviaire se développe rapidement, bientôt incarné par les lignes emblématiques du Train Bleu ou de l’Orient Express, tandis que le train de banlieue entre, lui, dans le quotidien d’une part grandissante de citadins (Mahfoud, Debus, 2017).
Non-lieu. L’après-guerre et les changements qu’elle annonce vont porter un coup dur aux réseaux ferrés. Les gares sont délaissées au profit de la large diffusion de l’avion, de l’automobile et de la construction d’autoroutes, en Amérique du Nord, d’abord, puis en Europe. Lieux fonctionnels à tendance centrifuge plus que centripète, installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens, l’absence d’interactions et le caractère générique qui semblent les avoir caractérisées pendant les Trente Glorieuses témoignent de ce passage à vide des gares, que Marc Augé ira jusqu’à qualifier de non-lieux dans son ouvrage éponyme (Augé, 1992). Ce qualificatif ne peut pour autant plus être appliqué aujourd’hui aux espaces de la mobilité.
Lieu-mouvement. En effet, « si l’analyse d’Augé semble aujourd’hui dépassée, c’est parce qu’elle est le fruit d’une époque révolue où le transit, et non le séjour, dominait la pensée urbanistique qui présidait à la conception des lieux-mouvements » (Lavadinho, 2012 : 97). Aussi les travaux de recherche engagés au début des années 1990 se sont-ils évertués à mettre en avant les multiples facettes du fonctionnement de ces pôles d’échanges au regard des liens tissés avec les usagers. C’est le cas, par exemple, des enquêtes menées Gare du Nord à Paris par le PCA1, la RATP2 et la SNCF3 entre 1992 et 1994, puis au sein du programme Lieux-mouvement de la Ville, auquel s’est joint le PREDIT4. En dépassant la stricte approche « transport » qui n’aurait fait des gares que de simples points de réseau, les études du programme Gares et quartiers de gares, qui ont pris la suite des programmes précédents et se sont achevées en 2004, ont également mis en évidence les synergies qui existent entre la gare et le territoire de ville dans lequel elles s’inscrivent. L’enjeu de ce programme aura été d’associer aux partenariats précédemment mis en place huit villes, villes de banlieues et métropoles régionales, ainsi que le Ministère de la Culture et de la Communication. C’est de cette convergence entre l’urbain et les transports, le fixe et le mobile, que rend compte le terme lieu-mouvement qui a servi à désigner ces pôles d’échanges depuis les années 1990. Ce terme, emprunté à Georges Amar, responsable prospective auprès de la RATP, est aussi une réponse au concept de non-lieu. La « renaissance des gares » (Aubertel, 1999) va ainsi avoir lieu à l’heure de la grande vitesse. Repensées comme des équipements urbains structurants, leurs fonctions ne se limitent plus à permettre l’arrêt des trains, des voyageurs et des marchandises, mais deviennent de véritables ressorts de dynamisation et de requalification des régions métropolitaines. Autrefois simples portes d’entrée monumentales de la ville, les gares sont dorénavant conçues pour constituer de véritables lieux de vie et de travail innovants, des centralités et des centrales de mobilité au cœur des agglomérations, reliant l’échelle de la métropole à celle du quotidien. Les changements sociaux liés à la transition mobilitaire, la multiplication des déplacements et la pénétration des technologies mobiles ont rendu indispensables et inévitables la convergence, l’articulation et l’interconnexion des différents modes de transport au sein de nœuds d’intermodalité toujours plus complexes. Et les concepteurs des espaces de mobilité d’intégrer de manière croissante dans leurs cahiers des charges la fonction d’interface avec la ville, dotée de fonctions liées au séjour des usagers autant qu’à leur transit et qui impliquent, de fait, de considérer ces lieux-mouvements comme d’authentiques espaces publics « accélérateurs de rencontres » (Amar, 2010).
Hub de vie. Au carrefour entre des lignes à grande vitesse et des interconnexions capillaires à lenteur homogène (Ollivro, 2000) – nouveaux paradigmes de qualité de vie urbaine –, et face au développement d’un ensemble varié de populations métropolitaines résidentes et non-résidentes, des trajectoires de mobilité extrêmement diversifiées – correspondant à autant de populations urbaines hétérogènes quant à leurs styles de vie ou leurs motivations à se déplacer – se déploient dans et autour de la gare : « Elles se superposent, se mêlent, se confondent et parfois, entrent en conflit entre elles » (Mazzoni & Sartoretti, 2017 : 290) [voir Fig. 7 – Rythmes métropolitains et gare augmentée, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio]. En France, cette rencontre entre les réseaux et la flânerie urbaine, entre résidents et non-résidents, se cristallise autour de la notion de grande gare, « conçue comme un lieu d’échange et de complémentarité entre les transports, un lieu de vie et de services, et le centre d’un quartier urbain dense et durable » (Keller, 2009 : 5). En Suisse, elle se cristallise autour d’une notion proche, le hub de vie, qui se définit comme un espace multifonctionnel dont « l’agencement hybride permet d’abriter simultanément des dynamiques de transit et de séjour et d’accueillir de multiples activités sur des temporalités étendues. Il s’agit de “hauts lieux d’urbanité”, […] concentrateurs et […] répartiteurs des flux piétonniers » (Lavadinho, 2012 : 102-103). Grande gare et hub de vie présentent ainsi des caractéristiques similaires, étant tous deux des pôles attracteurs qui concentrent en leur sein des activités liées au transit et au séjour et cumulent diverses fonctions (commerces, loisirs, services, sociabilité). En complément de leur statut de sas de mobilité et de repères privilégiés dans la ville, ils se définissent également comme des « interface palimpseste aux strates multiples et aux publics variés, […] qui offrent un vaste éventail de potentiels d’action et de destination et où de multiples itinéraires et de multiples usages se croisent et s’interpellent » (Lavadinho, 2012 : 105).
À travers ce renouvellement conceptuel des gares et autres nœuds de mobilité, le principe même de lieu cher à Pierre von Meiss (von Meiss, 1986) et Christian Norberg-Schulz (Norberg-Schulz, 1997), considéré comme composante statique, fixée, enracinée, devient dès lors une étape de la mobilité, un rendez-vous dynamique, le point où les trajectoires de vie se croisent. Et le rapport entre lieu et mouvement de s’inverser : d’un déplacement « entre deux lieux », point de départ et point d’arrivée, on glisse vers un lieu « entre deux mouvements » (Amar, 2010), espace-temps de la transition en plein essor. Comment ces lieux de la mobilité marquent-ils alors leur contexte environnant ? Comment s’en démarquent-ils ? En d’autres termes, quelles empreintes la mobilité métropolitaine laisse-t-elle aujourd’hui dans le paysage urbain ?
Empreintes : des réseaux inscrits dans le paysage urbain
Empreinte, n.f. (Littré) : Figure marquée par impression. Empreinte en creux, en relief.
Au sein du mot empreinte, deux notions coexistent. D’une part, l’idée d’une trace physique qui se caractérise autant par son impact dans l’espace que par sa temporalité. D’autre part, l’idée d’une marque distinctive, qui permet de reconnaître, d’identifier l’objet imprimé. Si l’infrastructure donne forme à la mobilité, Kelly Shannon et Marcel Smets soutiennent que « la mobilité constitue l’empreinte de l’urbanisation » (Shannon, Smets, 2010 : 10) et que les réseaux de transport tiennent un rôle majeur dans la structuration de cette dernière. Ils présentent alors une incroyable capacité à s’inscrire dans une permanence spatiale et temporelle. À titre d’exemples, le réseau viaire européen remonte pour une grande partie à l’époque romaine, tandis qu’une voie de chemin de fer s’inscrit dans une temporalité déjà plus que centenaire. Et, plus d’un siècle depuis leur construction, les voûtes à carreaux biseautés de céramique blanche et les édicules Art nouveau de Guimard sont devenus des éléments emblématiques du paysage parisien. Il paraît dès lors pertinent de s’intéresser aux dispositifs mis en place par la Société du Grand Paris5 pour veiller à l’insertion du futur réseau du Grand Paris Express dans les territoires en périphérie de la Capitale, et à la construction de son identité propre. Suite à leur proposition de gare sensuelle, ce sont l’agence d’architecture Jacques Ferrier Architectures et sa filiale Sensual City Studio qui ont été retenues afin de concevoir la charte d’architecture et de design des points nodaux du réseau. Ces chartes visent notamment à la définition des archétypes et de l’image du nouveau métro, et contribuent à l’invention du génie des lieux des futures gares du Grand Paris Express.
Faire métropole. « Le Grand Paris Express doit être porteur de l’identité métropolitaine et proposer une image mentale d’appartenance à une métropole qui n’existe pas encore » (Ferrier, 2012) [voir Fig. 1a et 1b – Carte Sensuelle du Grand Paris Express, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio]. Lancée en juin 2007, la démarche de concertation du « Grand Paris » s’est très rapidement concrétisée par un projet de réseau ferré de desserte en rocade de l’agglomération parisienne avec pour objectif à moyen-long terme de créer une région métropolitaine polycentrique irriguée par un système de transport rapide, le Grand Paris Express. Essentiellement souterrain, ce réseau entièrement automatisé de près de 200 km de long – autant que le métro actuel – consistera en deux boucles imbriquées connectées au réseau existant du métro parisien. Le premier tronçon du prolongement de la ligne 14 entre Saint-Lazare et Saint-Denis-Pleyel devrait être achevé dès 2019, pour une mise en service progressive jusqu’à l’horizon 2030. Tout au long du réseau, la ville va se transformer et se densifier. La construction des gares du Grand Paris Express s’accompagne ainsi déjà de projets urbains qui vont voir naître de nouveaux quartiers denses, associant logements, commerces, bureaux et équipements [voir Fig. 2 – Schéma de principe de densification autour des pôles gare, © Jacques Ferrier Architectes, Sensual City Studio]. « Dans une optique de recomposition des territoires suburbains fragmentés de la périphérie parisienne » (Ferrier, 2012), le maillage des 68 gares qui le composent va connecter entre eux les territoires franciliens, et desservir grands pôles d’activités (aéroports, centres d’affaires, centres de recherche et universitaires) et zones plus difficiles d’accès d’une métropole en devenir.
Faire lieu. La charte d’architecture conçue par Jacques Ferrier met ainsi l’accent sur la gare comme projet urbain. Elle doit favoriser l’émergence de gares dont l’insertion et le rayonnement seront accrus par les opérations de construction développées sur leurs abords ou en surplomb de celles-ci [voir Fig. 2 – Schéma de principe de densification autour des pôles gare ; Fig. 3 – La gare sensuelle, centralité ouverte sur des contextes urbains singuliers ; Fig. 4 – De la ville au quai, une approche sensorielle de la gare, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio]. La charte prévoit que chaque gare développe une identité contextuelle, en harmonie avec la ville qu’elle dessert. Cette identité propre part de la rue pour affirmer fortement l’accroche de la gare comme moteur de projet urbain et marquer son statut de lieu singulier dans le quartier : « les repères, éléments de patrimoine, lieux de mémoire ou tout simplement icônes banales mais familières sont signalés de façon à être mis en valeur dans la scénographie de l’approche ou de la sortie de la gare » (Ferrier, 2012). Le parvis se prolonge à l’intérieur de l’émergence de la gare : transparence et simplicité du parcours permettent alors une continuité d’usage entre la rue et un hall qui abrite commerces, services et facilités liées au confort du voyageur, faisant écho aux caractéristiques du tissu urbain ou à la nature des activités alentour. La charte exige également des gares une écriture architecturale sereine et intemporelle. Chacune d’elle est ainsi dotée d’un registre réduit de matériaux, que les architectes maîtres d’œuvre de chaque gare nuancent et développent à toutes les échelles du projet pour en mettre en valeur les qualités tactiles, sonores ou lumineuses. Cette identité forte et reconnaissable se signale dans la ville par l’émergence de la gare sur l’espace public, puis se décline dans le parcours intérieur de la station jusqu’au quai. À ce niveau, l’identité singulière de la gare et celle, métropolitaine, du réseau se conjuguent [voir Fig. 6 : Le parcours dans la gare, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio].
Faire système. En effet, la charte prévoit également une identité récurrente, en série, d’une gare à l’autre pour marquer l’esprit du réseau. Partant des quais souterrains, elle remonte vers la ville pour s’y dissoudre et laisser place à l’identité singulière de la gare. Elle définit un ensemble d’archétypes (Ferrier, 2013) à disposer le long du parcours du voyageur, éléments identitaires standardisés parmi lesquels puiser suivant les situations. Leurs combinaisons, bien visibles depuis la ville, constituent l’une des clefs d’identification du Grand Paris Express [voir Fig. 4 – De la ville au quai, un parcours intuitif et sensuel, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio]. Ainsi, sur le parvis, un arbre indique au loin la position de la gare, tandis que des gradins permettent rassemblements et événements divers tout au long de la journée. Lieu de rencontres à l’interface entre le réseau et la ville, on y trouve cafés-brasseries, petits commerces et autres services de proximité. Un panneau « signal » permet en outre au voyageur d’être informé de la fluidité du réseau et du contexte environnant à tout instant. À la nuit tombée, des pavés lumineux disposés sur le parvis invitent au voyage. Au sein de la gare, le parcours est guidé de manière intuitive par un traitement des sols en chemin tactile, tandis qu’un fil d’Ariane diffusant sons et informations se déroule dans l’espace de la station depuis l’émergence jusque sur le quai pour accompagner le voyageur dans son périple. Enfin, les éléments architecturaux des quais, parois de verre, éclairages et éléments de mobilier, sont identiques d’une gare à l’autre. Ainsi, « à l’image des thèmes et variations d’une mélodie, […] le réseau exprime une identité d’ensemble, où chaque gare est un projet singulier, ancré dans son contexte, qui partage un air de famille avec toutes les autres gares » (Ferrier, 2012) [voir Fig. 5 – Éléments standardisés, éléments distinctifs, © Hugo Deniau ; Fig. 6 – Le parcours dans la gare, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio]. Le réseau permet donc de donner forme aux organisations spatiales du Grand Paris – faire métropole –. Par sa forme spatiale, résultat d’une dialectique entre objet singulier et objet en série, il renforce l’identité locale des espaces traversés – faire lieu –, d’une part, et, d’autre part en accentue le caractère global – faire système –. Comment se définit alors l’approche sensorielle de la gare sensuelle ? En d’autres termes, quelles impressions le passage en ces lieux va-t-il induire auprès du voyageur ?
Impressions : l’expérience du passage en gare pour le passant-voyageur
Impression, n.f. (Littré) : Action de presser sur. Au figuré, marque laissée dans l’esprit, le cœur par une image, une parole.
Le mot impression évoque ici le caractère marquant, transformateur qu’une expérience peut avoir. Plus qu’une succession linéaire d’espaces, la charte architecturale des gares du Grand Paris Express se démarque par sa volonté permanente de transversalité via les dispositifs et les ambiances qu’elle invoque. Aussi la gare sensuelle s’élève-t-elle en plaidoyer pour une expérience sensorielle globale renouvelée du passage en gare. Pour l’architecte et géographe Pascal Amphoux, la polysémie du terme passage « en fait un sujet sensible – un sujet que l’on ne pourrait aborder que ‘‘par le sensible’’ […] en déployant les trois sens que cette expression, en français, confond : l’orientation, la modalité sensorielle et la signification » (Amphoux, 2017 : B6).
Orienter. Le passage en gare est une expérience qui oriente l’espace urbain à des degrés variables. Si le passage peut se faire, dans les faits, dans les deux sens, pour Sansot, on n’entre pas dans un lieu fort comme on en sort, de la même manière que franchir le Léthé ou le Rubicon ne se fait qu’à sens unique (Sansot, 2004). Aussi, les situations de passage plus ordinaires relèvent-elles, elles aussi, d’un caractère initiatique. À l’échelle métropolitaine, cette orientation, propre à chaque voyageur, se fait suivant des couples dynamiques centrifuge-centripète entre différents fragments de territoires, à différents moments de la journée. À l’échelle de la gare, la transition d’un extérieur – le parvis – vers un intérieur – la station – n’est pas la même que d’un intérieur vers un extérieur. Les séquences spatiales et effets de seuils ne sont pas les mêmes, et les ambiances produites changent au cours de la journée. Il en va de même lorsqu’il s’agit de remonter du quai vers la ville ou de descendre de la ville vers le quai : plus l’ascenseur s’enfonce dans les profondeurs de la station, plus sa cabine sera lumineuse, tandis que, dans les niveaux hauts de la gare, l’éclairage, qui indique la position des escaliers mécaniques, émane des quais, et le réseau lui-même éclaire les espaces de la gare pour annoncer l’entrée d’un train en station [voir Fig. 4 – De la ville au quai, un parcours intuitif et sensuel, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio].
Toucher. Le passage en gare impressionne le corps en cela qu’il impacte la perception ou le comportement du passant. Ainsi, « un passage mobilise nos sensations, nous raconte une histoire ou module notre déambulation » (Amphoux, 2017 : B7). Et la gare sensuelle joue pleinement sur les inflexions d’ambiances et la définition d’une expérience sensorielle, avec pour volonté affichée de « voir loin » et de « rythmer » le parcours du voyageur, qu’elle invite à être le plus intuitif et lisible possible. « Voir loin » implique alors de décloisonner les espaces dans des stations où l’on descend entre 20 et 50 mètres de profondeur, tandis que « rythmer » le parcours consiste à susciter l’attention en créant des repères familiers dans le quotidien des passants et des voyageurs. En plus de travailler sur des dispositifs architecturaux faisant appel à la vue, les gares du Grand Paris Express devront également veiller aux questions de qualité de l’air, d’acoustique, de sons, de lumière et de toucher des matériaux. Ainsi le voyageur peut-il également se laisser guider, du parvis jusqu’au quai, nous l’avons déjà évoqué, par un chemin tactile défini au sol par un changement de rugosité des matériaux. Effets intersensoriels de coupure, de rétrécissement, de répétition, de narrativité ou d’accompagnement sont également employés à ce titre [voir Fig. 4 – De la ville au quai, un parcours intuitif et sensuel ; Fig. 6 : Le parcours dans la gare, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio].
Signifier. Le passage en gare concourt à donner du sens à l’espace public, urbain ou métropolitain. « C’est d’abord l’homme qui passe […] dans l’espace public – lequel perdrait immédiatement son caractère public si d’aventure on cessait d’y passer » (Amphoux, 2017 : B8). Et dans la mise en scène chorégraphiée faite du mouvement par la gare sensuelle, le passant-voyageur est tout à la fois acteur et spectateur du ballet de la vie des citadins. Dès le parvis, les flux s’entrecroisent, se rassemblent au passage des contrôles, puis se dispersent. Ici et là, un éclairage d’accentuation ponctue les seuils et découpe la silhouette d’un voyageur en une saynète impromptue. Autre spectacle scrupuleusement ritualisé, l’entrée d’un train en station. À son approche, la lumière change, tandis que ses phares se reflètent dans les parois vitrées du quai qui ondule en cadence. Les portes s’ouvrent, la foule se bouscule alors sur fond de ciel en temps réel, guidé par le fil d’Ariane et le chemin tactile en direction des escaliers mécaniques. Chemin faisant, le temps ralentit ou accélère, on se retient, on se méfie, on s’expose. L’expérience de la gare devient active, la mobilité devient un plaisir, celui de circuler à différentes vitesses en fonction des lieux et des moments de la journée. Celui aussi de regarder les autres s’en aller et s’en venir. À l’interface entre grande vitesse et éloge de la lenteur, la gare sensuelle s’érige alors en observatoire de la diversité des rythmes métropolitains [voir Fig. 7 – Rythmes métropolitains et gare augmentée, © Jacques Ferrier Architectures, Sensual City Studio]. Le temps chronométré y contraint l’expérience et y caractérise l’allure des trains et des hommes. Il est accompagné d’un temps-distance, espace modulo une vitesse, homogène, mesurable et vide de tout contenu. Et d’un temps-substance, autant de « moments propices » proches du kairos grec, non-linéaires, malléables et uniques à chacun car on en fait ce que l’on veut. « Le réseau de transport est alors un élément de la reconfiguration de la silhouette temporelle du territoire dont les gares constituent des lieux permettant de simplifier le temps » (Ferrier, 2013 : 105). Et le voyageur, ce passant, héritier du flâneur de Baudelaire et Benjamin, anonyme parmi les anonymes, a un rôle central dans l’allocation de sens aux réseaux et leurs espaces de la mobilité. C’est par son passage qu’il donne la mesure de l’espace traversé et en donne à voir une certaine durée, qu’il rend « indissociables l’action, le lieu et le moment » (Amphoux, 2017). Interface dédiée au transport public et à la vie civique, invitation au voyage, la gare sensuelle est donc avant tout une gare sensible, en ce qu’elle peut en illustrer les différents sens : orienter, toucher, signifier – le passant, le corps, le territoire, sur lesquels la mobilité laisse inévitablement empreintes et impressions. Rappelons simplement ici que les Grecs modernes utilisent le mot metaphorai pour désigner les transports publics. « Le singulier metaphora signifie transport d’un endroit à un autre, mais aussi “transport d’un sens propre” vers un sens figuré. […] Chaque chemin, chaque événement métrique peut être producteur de poésie, de chanson, et posséder une voix en soi. Car celui qui voyage est aussi celui qui rêve » (Mazzoni, Sartoretti, 2017 : 295).