Les entrées en villes sont des nœuds de communication autour desquels se construit un système d’échanges (Dubois-Taine, 1993). De nos jours, elles se définissent comme l’espace tangent à la ville, dont le paysage est dominé par de grandes voiries, traversant et desservant le tissu urbain, ainsi que des équipements industriels ou commerciaux nécessitant de larges étendues. Elles sont l’endroit où règnent les surfaces commerciales, les parkings, ainsi que les panneaux publicitaires géants (CERTU, 1999). Situées sur les grands axes routiers, en extension continuelle, elles ont comme rôle non seulement d’assurer la bonne accessibilité, le passage entre l’espace extérieur et la sphère intérieure de la ville, et la diffusion des flux de véhicules entrants et sortants, mais aussi d’exposer la richesse de la ville, ses particularités et son pouvoir. Cet espace, qui demeure aujourd’hui assez flou, ne cesse d’interpeller les grands penseurs de la ville. Sa définition semble limitée face à la vitesse avec laquelle les entrées en ville se transforment. Plus nous avançons vers la reconstruction du concept permettant de les comprendre, plus elles paraissent ambiguës et complexes.
Dans cet article, nous posons la question de l’évolution des entrées et des nouvelles figures qui les caractérisent. Nous essayons tout d’abord de contextualiser l’évolution des courants architecturaux dans le temps, en vue de comprendre le rapport entre le développement de la pensée et les mutations de l’espace au sein des entrées en ville. Puis, par le biais de deux cas d’étude, nous cherchons les signes de la transformation que les entrées en ville ont connue à travers le temps.
À la suite des discours tenus par différents acteurs de la scène politique, mettant en exergue le désordre de l’aménagement et la perte de la valeur spatiale constatés dans les entrées de ville, ces dernières sont devenues l’objet d’un questionnement préoccupant pour les professionnels de la ville : il ne s’agit pas uniquement d’une redéfinition du statut et du modèle des entrées, mais surtout de la recherche des repères d’identification, d’interprétation et de représentation de leur espace architectural. Dans cette optique, des multiples études ont été lancées. Un débat sur le besoin d’un nouvel ordre dans les entrées a été lancé par le sénateur Ambroise Dupont en 1994 et conclu par la loi du 2 février 1995, relative au renforcement de la protection de l’environnement. Elle appuie la gestion des espaces naturels et le contrôle de la mécanisation du transport. Jusqu’aux années 2000, plusieurs directions régionales d’urbanisme en France, dont celle d’Île-de-France, ont fait le point de façon exhaustive sur l’état de leurs entrées.
Cette prise de conscience a commencé pendant les années 1990, avec la remontée des pensées remettant en cause le développement incontrôlable d’une conception de l’espace plus fonctionnelle, au détriment de toute valeur spatiale d’ordre traditionnel. Cependant, les premiers signes de dysfonctionnement sont apparus avec l’usage croissant de l’automobile au cours des années 1960 et sa rapide mutation après la révolution industrielle galopante des nouvelles technologies dans la société moderne. La voiture a imposé une nouvelle forme d’usage de l’espace, influant sur les échelles de la ville en les poussant à conquérir de nouveaux grands espaces adaptés aux besoins de la société moderne (Masboungi, 2015). L’importance accordée aux moyens de transport a embarqué les processus de conceptualisation spatiale dans les tourbillons de la machine. L’on mesure dorénavant l’espace en se basant sur les dimensions physiques et fonctionnelles de la voiture. Il se conçoit pour répondre à sa vitesse et à son mouvement, dans une époque où les concepts architecturaux et urbains ont été envahis par le « modernisme ».
La modernité, mise en avant par la Chartes d’Athènes, est rapportée à l’apogée de la machine, dont la tendance est de remplacer l’humain pour mieux le servir ; elle a fini par transformer la vie, en passant d’un mode spontané à un mode programmé. Elle a été considérée comme un courant international, car elle avait étalé ses ailes dans les quatre coins du monde (Dubois, 2008). Dans le champ architectural, la modernité présente les mêmes formes pour tous les types de bâtiments, quels que soient leurs usages et destinations. En plus d’être fonctionnelle, elle est autoréférentielle, ce qui explique son caractère universel (Roels, 2010). En perdant leur sens symbolique, ses formes communes révèlent une certaine abstraction qui dépasse la reconnaissance matérielle des formes antérieures : les axes routiers remplacent les portes de la ville ; les grands ensembles prennent la place des maisons ; les espaces verts succèdent aux jardins et le réseau viaire se substitue aux rues et aux boulevards (Choay, 1972).
L’époque moderne, nommée également « la nouvelle époque », est définie comme l’opposition aux temps précédents, caractérisés par le lien social entre les individus, la ville ancienne, son centre historique et ses remparts. L’intensification des infrastructures aux périphéries, la multiplication de l’usage des transports d’un côté et l’établissement de multiples centres urbains en vue d’équilibrer le poids dans les différents fragments du tissu urbain d’un autre, ont engendré des villes diffuses dont les populations ne maintiennent pas des relations solides avec le centre ancien comme un réel point de convergence légitime. Face à ce problème de légitimité et de réalité, la modernité continue de rompre avec les anciens modes de vie ; la rationalisation de la société comme œuvre de la raison devient un outil de modernisation, la table rase représentant l’aboutissement de ce mécanisme visant la libération totale de la société de son histoire (Lefebvre, 1969).
D’après les analyses historiques et sémantiques de Koselleck (2016), deux croyances principales ont dominé l’époque moderne : la croyance que cette époque offre une nouveauté sans précédent et celle qui attribue à l’homme la capacité de reconstruire l’histoire de façon autonome et rationnelle. La croyance en l’innovation tend à couper toute sorte de relations entretenues avec l’habitude ou la tradition, tandis que l’autonomie et la rationalité diminuent l’intérêt pour le détail esthétique qui participe à la construction de l’identité de l’espace.
La dominance de la fonction rationnelle a privé les constructions de leur charme artistique, au détriment de la forme esthétique et de la symbolique populaire, car l’identité architecturale prétendue dépend de son caractère général et de ses traits les plus distinctifs : « [dans le courant moderne], la signification ne devait pas être communiquée à travers des allusions à des formes déjà connues, mais par des caractéristiques physionomiques inhérentes à la forme » (Guibet Lafaye, 2002 : 111). Ainsi, la tendance architecturale mise en œuvre après l’avènement de ce modernisme a marqué toutes les constructions édifiées en dehors du centre-ville. Ces derniers ont réussi, dans la plupart des cas, à garder leur caractère traditionnel.
De ce fait, la modernité a provoqué une discontinuité dans le tissu urbain, clairement identifiable dans les périphéries de la ville. Pensée sous l’angle de l’évolution matérielle de la société, elle a brisé la morphologie urbaine des villes : la transformation des entrées était un résultat inévitable de la perte des frontières matérielles de la ville traditionnelle. Ce bouleversement a entraîné la quête d’une réflexion plus souple sur l’histoire, marquant le point de départ d’un nouveau courant qui revendique un retour à la tradition, sans pour autant compromettre l’évolution de la pensée imprégnée du développement des sciences.
La postmodernité, suppléant la modernité, est une forme de sensibilité contemporaine qui « ne privilégie aucune autorité, méthode, paradigme » (Giordano, 2003 : 296). Elle s’est développée au cours des années 1980, et a eu son plus grand écho en sociologie, à la suite de la remise en cause « des récits et des pensées considérés comme figés et stériles » (Grelley, 2008). Dans l’histoire de l’architecture, elle a été définie comme la période succédant à l’échec du modernisme et à la perte de confiance dans les principes du courant moderne. Elle traduit la volonté de réhabiliter les traditions et l’histoire dans la construction de l’espace et revendique les traits ancestraux dans les découvertes contemporaines. Ce courant a été élaboré contre la modernité, jugée très dogmatique et totalitaire, en lui opposant la pluralité de formes, de styles et de références (Voyé, 2003).
La postmodernité valorise les concepts architecturaux qui ne se constituent pas nécessairement dans les écoles ; elle favorise en l’occurrence le cachet humain sur l’espace, tel qu’on le retrouve dans les architectures vernaculaires, organiques, métaphoriques, etc. Elle a rompu ostensiblement avec la charte d’Athènes, élaborée à la suite du IVe Congrès international d’architecture moderne en 1933 ; elle a relancé chez les populations les valeurs propres à la construction et la connotation des territoires qui leur appartiennent et dont elles avaient hérité au même titre que de leurs traditions. « Elle traverse les accidents du moment pour aller à l’essentiel, et elle limite le changement parce que ses principes permettent de garantir la permanence des fondements d’une existence » (Pellegrino, 1996 : 110).
La postmodernité a été l’un des courants les plus aptes à faire perdurer les traditions. Par son rappel des formes anciennes, elle est considérée comme l’art du rapprochement qui relie de façon matérielle les différentes étapes historiques. Nous trouvons dans les réalisations postmodernes le mariage d’éléments et de principes provenant de différentes ères historiques : de la monumentalité et des colonnes antiques au développement industriel des matériaux de construction. Ce courant architectural a accompagné la dénonciation de la laideur et du désordre dans les entrées de ville, qualifiées à cette époque de grands bazars de la laideur et du royaume de l’anarchie. Cela n’empêcha pas ces entrées de poursuivre leur transformation dans la direction initiale. En effet, la postmodernité a été rapidement dépassée par un autre courant qui découle d’une conjoncture plus complexe vis-à-vis de ses acteurs : la surmodernité, comme conséquence inévitable de la mondialisation.
La surmodernité a plongé les individus, jusqu’à l’obsession, dans le tourbillon effréné de la vitesse, ce qui a détruit les repères et les échelles. Le discours autour de la surmodernité est analysé dans les travaux de recherche de Marc Augé qui a abordé, dans une vision anthropologique, les caractéristiques et les formes architecturales de notre époque. Cette dernière, contrairement aux sociétés traditionnelles, se définit par une triple surabondance spatiale, évènementielle et d’individualisation des références. Ces trois figures mettent en question trois éléments constituant la vie urbaine de notre époque : le temps, l’espace et l’usager, ainsi que l’articulation entre les trois. Pour Augé, « l’idée de progrès, qui impliquait que l’après pût s’expliquer en fonction de l’avant, s’est échouée en quelque sorte sur les récifs du 20e siècle » (Augé, 2015 : 35) ; la surmodernité a répandu ses concepts à travers de nouvelles figures urbaines, marquant la fin fatale de la ville ancienne.
L’émergence de ce nouveau concept, dans la deuxième moitié du 20e siècle, reprend de façon philosophique et épistémologique les principes de la territorialisation, du lieu et du non-lieu. Des penseurs, largement sensibles à la question de la continuité historique dans la construction collective des villes et des identités urbaines et architecturales, comme Augé et Deleuze, ont développé une approche culturaliste qui élabore une éthique du lieu dans une orientation identitaire. Son but est de surmonter la limitation de la conception dans le simple objectif fonctionnel et esthétique tout en évitant les risques du cloisonnement, du tribalisme et du localisme.
Pour conclure sur l’évolution des pensées et leur influence sur les courants architecturaux, il serait juste de reconnaître que la modernité a remis en cause la tradition lors de son apparition, et qu’elle a suscité la surmodernité par la suite, tout en étant son assise théorique. La postmodernité qui est apparue après la modernité est en fait un rappel et une restauration sélective de la tradition. Elle a repris des éléments historiques appartenant à plusieurs courants différents et les a adaptés en un seul, en vue de préserver l’héritage architectural face à l’élan des technologies, sans pour autant ignorer ces dernières.
Les portes de la ville, dans leurs dimensions physique, symbolique, historique et défensive, ont été touchées par ce changement, ou cette transition, qui a duré longtemps, mais qui a fini par affecter les images identitaires de la société. À cause d’une perte de leurs formes matérielles, les portes sont connues actuellement sous le nom d’entrée ou de sortie, selon le sens du déplacement : de l’intérieur de la ville vers l’extérieur, ou le contraire.
Dans ces conditions, les entrées ont opté pour une échelle fonctionnelle, relégant tout ce qui est symbolique et esthétique. L’absence des limites définies et la présence de grandes voies qui pénètrent de façon directe dans la ville affirment le rôle « collecteur-distributeur » de circulation dans cet espace (Barancy, 2017). Au lieu de parler de la conception architecturale des entrées, nous nous penchons aujourd’hui sur l’aménagement, la structuration ou encore la conception urbaine, car, en tant qu’espace, les entrées ont pris de l’ampleur.
En plus de ce caractère de plus en plus fonctionnel, une autre échelle prend de l’importance, celle du contrôle économique qui semble s’ancrer dans cette sphère. À cause de leur situation périphérique et de leur liaison physique avec les quatre coins des villes, les entrées présentent un espace propice pour développer des activités commerciales. Entre les grandes surfaces, les magasins spécialisés ou encore les bureaux et les installations industrielles, le paysage urbain est affecté par des installations éphémères, rigides et sans charme. Au lieu d’être un moyen de structuration urbaine reliant les extrémités des tissus urbains avec leurs centres en vue de maintenir leur lien socio-spatial, les activités commerciales sont devenues une source de développement anarchique. Implantées le long des voies pénétrantes et occupant une épaisseur considérable du territoire, leur poids devient de plus en plus influent sur l’aménagement des entrées.
Par conséquent, les entrées ont pris une épaisseur très importante, illustrée par une stratification, visuellement apparente, de la fonction industrielle et de la circulation et du vide. Conquises par la vitesse et l’intérêt commercial, elles deviennent principalement une zone de passage et de production économiques. Ces deux dernières restent les formes les plus pauvres de l’aménagement et du paysage urbain. À cause du vide engendré par l’absence du vécu, elles manquent de la valeur spatiale qu’un espace pensé peut présenter dans toutes les étapes du processus de conceptualisation, d’identification et d’interprétation de son image. Cette valeur est la valence de l’espace architectural qui a le pouvoir d’abriter les lieux de vie et, en même temps, de favoriser l’imbrication des multiples lieux de vie (Renier, 2010).
Contrairement à une époque où l’entrée était un moyen de franchissement et de défense de la ville, elle s’est transformée actuellement en un lieu de passage rapide qui articule deux domaines différents. Elle accueille, répartit et canalise le mouvement à travers la ville. Elle ressemble au centre-ville qui sert, dans la plupart des cas, de lieu de structuration et d’attractivité de l’ambiance urbaine et du vécu humain. Les entrées de ville structurent, avec leurs figures, les mouvements et la circulation extra et intra-urbaine des véhicules, en rupture complète avec les piétons en tant que sujets et objets de la conception intelligente et polyvalente de l’espace.
De nos jours, les entrées présentent, par leur épaisseur plus importante, un poids considérable dans l’aménagement des villes. Elles se composent la plupart du temps d’une infrastructure assez lourde et connaissent un mouvement remarquablement agité presque toute la journée. Leur rôle est élargi en fonction de la taille de la ville, de la petite échelle (dont toutes les dimensions sont faciles à saisir) à la grande échelle (qui échappe parfois à l’entité urbaine sous l’effet de l’étalement des tissus urbains). Aujourd’hui, il est impossible d’imaginer une entrée de ville comme une porte dont la forme permet de distinguer deux espaces de natures différentes et un passage de l’un à l’autre. Elle semble arrachée de la ville, bien qu’elle ait subi les mêmes mutations, au même titre que le reste de la ville. Tout comme l’ensemble du tissu urbain de la ville, les entrées ont vécu les mêmes transformations et les mêmes tendances et courants historiques, pourtant elles ne présentent pas les mêmes conséquences.
L’absence de continuité architecturale et urbaine entre le centre et l’entrée illustre la nouveauté des formes de cette dernière. Dorénavant, les entrées répondent à un besoin fonctionnel dans un monde où les signes et les formes de la civilisation sont complètement transformés. Dans une époque où le centre de la ville reste toujours l’endroit privilégié de toute opération urbaine, les efforts étatiques visent à équilibrer la ville par la distribution égale des fonctions, l’identification des limites et le respect de l’usager en tant qu’acteur indispensable pour le maintien d’un espace en vie. Pourtant l’État lègue la conception de ses espaces périphériques aux techniciens en accordant plus de privilèges aux centres (Bachofen et Tabouret, 1986). Toutefois, la périphérie est condamnée à la relégation de l’abandon et du vide. Sa situation, souvent mal desservie, ainsi que le manque d’activités de proximité, la plongent dans le cercle vicieux de l’abandon. Personne n’y va, car il n’y a rien et l’on n’y aménage rien, parce que personne n’y va.
Dans leur sens dénotatif indiquant leur caractère, l’abandon et le vide signifient un contenant qui ne contient rien. Autrement dit, un élément qui est censé contenir quelque chose, mais qui ne le fait pas, à cause d’un souci qui échappe à son producteur lors de sa production. Il est appelé le « vide marginal », car il n’est pas considéré par la société qui l’entoure (Augé, 2003). Créé par l’étirement fulgurant de la ville vers sa périphérie, le vide a plongé l’entrée de ville dans un désordre territorial, illustrant ainsi la défaillance de la transition urbaine d’une époque à une autre, d’un courant à un autre, d’un outil à un autre, également d’un humain à un autre. Sa transformation a sauté quelque part un point très important : celui de la matière composante, de son agencement, de son identité, de ses signes et de ses figures initiales.
Pour examiner cette transformation, deux cas d’étude ont été choisis : l’entrée ouest de la ville de Nice qui constitue, par ses infrastructures, non seulement la porte de la ville, mais aussi le grand portail vers le monde avec son aéroport international ; l’entrée est de la ville de Strasbourg, qui fait aujourd’hui l’objet d’une réflexion sur les méthodes d’aménagement des entrées et de l’espace public1. Le choix de ces deux cas d’étude tient au poids de ces deux villes constituant depuis longtemps deux portails dans le pays : Nice, depuis l’Italie, avec son identité architecturale romaine ; Strasbourg, depuis l’Allemagne, avec sa culture germanique. Deux identités bien différentes, avant les mouvements de migration et de guerre, l’une qui accordait de l’importance au moindre détail esthétique et l’autre qui édifiait des demeures répondant au maximum au climat rude de la région. Nice et Strasbourg présentent aujourd’hui, avec leur héritage architectural et leurs formes contemporaines, deux visages diversifiés de l’identité architecturale et urbaine. L’objectif est de comparer les deux entrées pour dévoiler les points de ressemblance apparus, malgré toutes les différences dans les deux villes.
La lecture des figures architecturales et urbaines de ces deux cas, en prenant en considération leur évolution historique, illustre le manque de signes identitaires qui relient les entrées à leurs villes. L’entrée de ville de Nice est dominée par trois figures principales : le passage, l’abandon et l’étranger. Elles sont le résultat de la présence de grandes voies qui canalisent le mouvement d’entrée et de sortie des véhicules et le redistribuent dans trois sens différents : vers la rocade qui contourne la ville en passant par Nice Lingostière2 ; vers la promenade des Anglais qui longe la plage ; puis vers l’aéroport qui, lui-même, est considéré comme une porte internationale de la ville. L’absence d’espaces dédiés aux piétons ‒ tels que les petits magasins artisanaux que nous trouvons dans l’ancienne ville ou les grandes boutiques de l’avenue Jean Médecin ‒ accentue le caractère de l’abandon. Malgré le mouvement très présent des véhicules, l’entrée semble vide de toute vie humaine, plus particulièrement, pendant la nuit avec le départ des employés de l’Arénas3. Ce dernier se transforme en un royaume de fantômes. Sans oublier l’omniprésence des palmiers qui, contrairement à leur nature étrangère à l’écosystème de la région, font partie aujourd’hui de l’identité des villes azuréennes. Ceci confirme que l’identité peut être facilement l’objet d’une mutation conditionnée par des données changeant en fonction du temps, du développement des pensées, de l’ouverture au monde extérieur, ou encore de l’apparition d’un nouvel ordre universel répondant à la conjoncture de la mondialisation.
L’entrée de Strasbourg montre, à son tour, la domination du passage, de l’abandon, causé par le manque de la fréquentation humaine, et de la vitesse, au détriment du passage doux d’une architecture à une autre, de la stabilité des lignes, de l’image du pouvoir, de la richesse et de l’invitation. Ces derniers se manifestent dans le centre-ville, grâce à un processus historique de transformation qui se maintient stable au fil du temps. Strasbourg est une ville riche historiquement, son centre a pu conserver un paysage à la fois traditionnel et innovant. Son architecture alsacienne s’est mariée à un nouveau courant contemporain, lancé en 1969 par Gérard Eckle qui visait à intégrer les nouvelles opérations de construction dans le tissu ancien en faisant appel au détail architectonique (Badariotti, 1996). Cependant, le paysage urbain, au-delà de la place de Haguenau, déclare une coupure apparente avec le tissu urbain. Une rupture brusque, dans le rythme des mouvements, s’affiche en traversant la place vers l’autre côté des rails. Un bouleversement du paysage architectural d’une forme traditionnelle alsacienne à une forme moderne, des volumes rigides, des couleurs grisâtres et des matériaux légers marquant le caractère temporaire des installations. Le piéton est soudainement absorbé par la vitesse envahissant le paysage de tous les côtés : l’autoroute en bas, les grands boulevards en haut et la ligne Grand-Est du TGV à droite.
La comparaison entre ces deux entrées et le centre-ville de Strasbourg et de Nice illustre le décalage spatial entre ces deux espaces. Tandis que les centres portent les couleurs de la tradition de ses occupants (Joseph et Grafmeyer, 2004), les entrées s’avèrent détachées du vécu produit par les populations et les espaces qu’elles occupent. Les centres annoncent souvent la richesse des formes et la hiérarchie des constructions, qui dépendent de leur fonction dans la société : les équipements du pouvoir, par exemple, prennent une dimension physique plus importante que les magasins artisanaux, qui se caractérisent par un caractère plus humain et traditionnel. Contrairement aux centres où le passé s’impose au présent, les entrées donnent une image chaotique, rejetant la présence humaine, ce qui peut dévoiler une crise plus profonde que celle de l’absence d’identité. Les mêmes figures architecturales urbaines surgissent dans les deux entrées, malgré les différences remarquables entre les deux villes ; c’est l’illustration que cette crise s’étend au-delà des particularités qui caractérisent chacune des villes.
Les entrées ne souffrent pas réellement d’une absence de l’identité, mais apparemment d’une déformation de l’identité elle-même. La monumentalité et l’esthétique prestigieuses comme emblèmes du pouvoir et de la richesse, qui avaient marqué les portes des villes, ont changé de visage. Chez l’homme surmoderne, la vitesse et la production symbolisent le pouvoir d’une ville. Plus la ville possède des constructions industrielles et commerciales, et des routes à grande vitesse, plus elle est forte en comparaison aux autres villes. Les valeurs spatiales ont également changé, à cause de ce bouleversement. La ville est passée de la valeur traditionnelle, culturelle et religieuse qui résume le vécu d’une population occupant le même territoire, et qui a dominé le monde urbain jusqu’au Moyen-Âge, à la valeur moderne, commerciale qui efface de plus en plus les repères de l’ancienne ville ; celle qu’on connaît par son centre, ses limites et son entrée.
Cette hypothèse explique, plus ou moins, la situation des entrées, car elle prend en considération l’évolution historique, non seulement de cette partie de la ville, mais aussi de la pensée architecturale et urbaine, en prenant en compte les rapports temps / espace, corps / espace et espace / société. Le lien entre le temps et l’espace s’est déséquilibré face à la surabondance spatiale qui a escamoté la perception temporelle déduite de l’étendue spatiale. Traverser toute la ville en voiture prend quelques minutes, tandis que le faire à pied pourra prendre des heures ; ainsi, l’ancienne définition de l’espace-temps n’est plus valable pour notre époque. Quant au lien entre le corps et l’espace, la transformation de ce dernier sous l’influence de la modernisation oblige le corps à ne pas se lancer dans des processus d’appropriation spatiale. Pourquoi serait-il nécessaire de s’approprier un espace précis si ce dernier fait toujours l’objet d’une transformation persistante et incontrôlée ? C’est pourquoi l’espace rentre de moins en moins dans la définition des sociétés modernes dont les individus se contentent de voir leur environnement de leur propre manière, en ignorant l’existence de ce qui les entoure, ce qui s’explique par l’individualisation des références.
Si l’entrée connaît une crise de l’identité, c’est parce que les progrès de la pensée, de la société, des individus, de la ville et de l’architecture ont déformé les signes, la valeur et le sens de l’espace. Ce dernier est plongé dans le puissant courant de l’universalisation qui se répand à travers la planète, pour répondre aux tendances du marché mondial. Les entrées en ville n’ont pas un manque de repères d’identification, mais elles souffrent d’un anéantissement de leur identité traditionnelle écrasée par le surmodernisme, d’un bouleversement qui n’a pas effacé l’identité, mais qui a créé de nouveaux repères identitaires. D’un passé qui reconnaît la valeur de l’espace à un présent qui ne voit dans l’espace que son intérêt, l’identité des nouvelles entrées en ville, de notre temps, se résume dans trois figures principales : la vitesse engendrée par la domination des moyens de transport, le passage comme rôle purement fonctionnel et la fugacité avec toutes les installations éphémères qui changent tout le temps en vue de répondre aux besoins industriels et commerciaux.