Le domicile est un lieu central de construction identitaire pour les habitants de sociétés sédentaires. La nécessité de mettre en place des soins de longue durée va modifier son statut de manière plus ou moins conséquente. Jusqu’alors lieu de l’intime, du couple, de la famille, il devient également un espace d’interventions pour divers groupes sociaux mobilisés autour de l’accompagnement et des soins aux personnes âgées. Chacun de ces groupes, qu’il s’agisse de la famille, de proches ou de services d’action sociale ou médico-sociale, agirait ainsi selon des motivations et des normes de conduite qui lui sont propres. En d’autres termes, plusieurs normativités, supposant une régularité contraignante et partagée (Prairat, 2012 : 38), vont réguler les interactions entre les personnes âgées et les acteurs de l’aide et des soins au sein d’un même domicile.
En effet, les actions des individus impliqués dans l’aide et les soins à domicile pour les personnes âgées s’inscrivent dans des cadres institutionnels distincts. Les proches, qu’il s’agisse de la famille ou d’amis, relèvent de ce qu’il est convenu de nommer une « aide informelle », liée à l’économie domestique. Les aidants informels sont :
des membres de la famille, des voisins ou d’autres personnes qui prêtent des soins et font de l’accompagnement aux personnes dépendantes de façon régulière sans avoir le bénéfice d’un statut professionnel leur conférant les droits et les obligations liés à un tel statut1.
L’aide apportée se justifie notamment par les liens d’intimité2, construits la plupart du temps sur le temps long d’une relation filiale ou maritale avec la personne aidée3. Selon les situations, la relation d’aide peut également être codifiée d’un point de vue juridique, entre autres lorsque l’aidant est en situation de tuteur ou de curateur de la personne âgée4. Les aidants formels sont des professionnels de l’accompagnement et des soins, sous contrat, bénéficiant d’un salaire et dont les activités sont codifiées notamment par les référentiels de compétences liés à leurs qualifications.
Notre recherche doctorale porte sur l’impact des technologies de l’information et de la communication sur le maintien à domicile des personnes âgées sur le territoire alsacien. Nos analyses portent sur les « trajectoires de dépendance », notion inspirée par celle de « trajectoire de maladie » (Strauss, 1992), de sept personnes âgées, atteintes de Maladie d’Alzheimer et troubles apparentés et/ou en situation complexe5. Nous analysons l’impact du « non-humain » sur ces trajectoires et plus largement sur la structuration de l’accompagnement et des soins gérontologiques à l’échelle du territoire. L’ensemble des personnes suivies souffrent de troubles cognitifs, allant de stades légers à modérément sévères6. Dans le présent article, nous mobiliserons des extraits ciblés de notre matériau empirique, en vue d’analyser plus spécifiquement le travail fourni par les personnes âgées elles-mêmes, ainsi que par les personnes pourvoyant directement à leur accompagnement au quotidien, à savoir les aidants informels et formels7, pour (se) maintenir à domicile. S’y ajoutent des entretiens et des échanges informels menés avec des cadres intermédiaires des services d’aide concernés, de même que des entretiens exploratoires menés avec des aidants professionnels.
Les situations sur lesquelles portent nos analyses, en raison des troubles cognitifs des personnes suivies mais aussi de la complexité de leurs situations, impliquent un investissement affectif des aidants, quel que soit leur statut. Un travail sur les sentiments et la confiance doit être mené en vue de légitimer les interventions, tant pour les proches que pour les professionnels. La coordination entre acteurs est également centrale pour le maintien à domicile. Si ces aspects concernent l’ensemble des situations d’accompagnement à domicile de personnes âgées, les troubles cognitifs, impliquant des formes d’amnésie, de désorientation, des troubles de l’humeur et du comportement, tendent à accentuer la difficulté.
Nous verrons que face à la complexité de certaines situations, d’un point de vue tant médical que social, mais aussi face au manque de moyens financiers et humains, des négociations s’opèrent à plusieurs niveaux. Elles concernent d’une part l’aspect technique du soin, dans la mesure où certains professionnels peuvent être amenés à réaliser des actes pour lesquels ils ne sont pas habilités. Nous verrons également qu’une « négociation de l’intimité », entendue « au sens social de proximité affective avec un tiers » (Berrebi-Hoffmann, 2010 : 15), a lieu au domicile, amenant certains acteurs formels à agir tels des « quasi-parents », alors même que dans certaines situations, la famille proche de la personne âgée peut être en retrait.
Les analyses s’inscrivent dans une approche interactionniste en sociologie de la santé, de même qu’en gérontologie sociale. Nous soumettrons celles-ci à l’idéal-type proposé par Danilo Martuccelli d’injonction à l’autonomie en tant que nouvelle « figure de la domination » (2004), afin d’appuyer notre argumentation. Nous affirmerons en effet que dans certaines situations, le maintien à domicile peut prendre la forme d’une injonction à l’autonomie qui s’élargit au collectif constitué par la personne âgée et ses aidants, tant formels qu’informels.
Le maintien à domicile entre aides formelles et informelles : esquisse de définition des cadres normatifs institués à l’échelle « macro »
La possibilité de rester dans son domicile malgré les limitations liées à un vieillissement pathologique ne repose pas sur la seule décision individuelle des personnes concernées. Le maintien à domicile dépend en effet de choix (ou de non-choix) et d’engagements collectifs à la jonction de fonctionnements institutionnels liés principalement à la conjugalité, la filiation (Boisson, 2006) et l’intervention étatique. Ces sphères institutionnelles, qu’il s’agisse de la famille ou de l’État sont pourvoyeuses de normes plus ou moins contraignantes de comportement et d’idéaux moraux, dont l’idéal de solidarité. Ainsi, l’accompagnement et les soins de longue durée aux personnes âgées reposent sur une articulation entre solidarités publiques et solidarités privées.
Les politiques publiques de la vieillesse mettent en avant les solidarités familiales, conjugales ou intergénérationnelles dites « naturelles »8. Le maintien à domicile, mis à mal par le « risque de dépendance », lui-même amplifié par le risque de solitude des personnes vieillissantes9, repose ainsi en grande partie sur une norme faisant l’objet de régulations juridiques, tout en s’appuyant sur une obligation morale « d’entraide familiale » (Le Borgne-Uguen, Rebourg, 2012). Des études ont démontré que ces choix étaient néanmoins en partie liés à des nécessités économiques, en vue de réduire les prises en charge professionnelles et reposaient majoritairement sur l’engagement des femmes (épouses, filles ou belles-filles). Selon les sociologues Michel Chauvière et Michel Messu (2003 : 327) :
Les difficultés de la protection sociale, la crise de l’emploi et les nouvelles formes de pauvreté/précarité, le vieillissement de la population et les enjeux de la dépendance ont fourni de nouvelles justifications « objectives » à la rhétorique des solidarités familiales.
La distinction principale entre aidants informels et formels résiderait dans le fait que les premiers soient principalement des proches (le plus souvent des femmes), mus notamment par des obligations morales découlant de leur relation d’intimité avec la personne aidée, tandis que les seconds sont des professionnels, dont l’action auprès des personnes âgées est rémunérée et encadrée par un contrat de travail. Joan Tronto démontre dans son ouvrage portant sur la politique du care (2009), qu’au travers d’une construction historique, les sentiments ont été reliés à la sphère domestique et à la féminité. La « raison » s’en distinguerait alors, puisqu’a contrario, elle est tournée vers l’extériorité et notamment vers la sphère économique et marchande. Sentiments, domesticité et féminité se retrouveraient ainsi d’un côté de la ligne de démarcation, celui de l’informel. Selon la logique libérale, la professionnalisation des intervenants formels impliquerait l’apprentissage d’une certaine forme idéale-typique de détachement de l’ordre du « masculin-raisonnable ». Le cadre normatif des interventions des aidants informels s’inscrirait dans un idéal-type que nous qualifions de « féminin-sensible ».
Nos investigations de terrain, de même que la littérature évoquée supra nous amènent en effet au constat d’une centralité de la présence féminine du côté de l’aide informelle. Monique Membrado (1999) analyse l’investissement des aidants au travers de la conceptualisation maussienne du don/contre-don. Le sentiment de dette à l’égard de ses ascendants, ou son déni, régirait ainsi le sens des échanges entre aidants familiaux et aidés. Néanmoins, la place centrale des femmes dans la désignation et les arbitrages familiaux quant au rôle d’aidant, amènent Membrado, à juste titre, à poser la question d’une sexuation du sentiment de dette. La limite de cette approche réside dans le fait qu’elle ne permet pas d’expliquer l’investissement des conjoints et des amis, lesquels ne s’inscrivent pas dans une relation filiale. C’est pourquoi, ainsi qu’énoncé supra, nous évoquerons plus simplement un sentiment d’obligation morale ressenti face à la situation de vulnérabilité d’une personne intime, auquel s’ajoutent parfois des contraintes d’ordre économique liées au coût de l’accompagnement. La surreprésentation féminine s’explique par une assignation historique des femmes à la place du soin (Brugère, 2011 : 103).
La division sexuelle du travail a fait l’objet de nombre de travaux. À l’instar des aidants informels, les aidants formels sont principalement des femmes. Il est significatif de préciser que, sans l’avoir délibérément recherché, nos investigations de terrain nous ont amené à rencontrer uniquement des femmes parmi les salariés de premier niveau. Danièle Kergoat (2012) souligne notamment le fait que l’engagement subjectif des salariées des services d’aide à domicile, quoique indispensable à leur travail, n’est ni reconnu10, ni rémunéré11. Christelle Avril démontre que le travail de care implique, pour les salariés, ce qu’elle énonce comme une « norme de sollicitude » à l’égard des personnes âgées. Celle-ci « suppose par conséquent de savoir s’ajuster à leurs besoins spécifiques, d’être à même d’évaluer ces besoins, autrement dit, d’éprouver une certaine empathie pour leur dépendance » (2008 : 52).
Ainsi, a priori, les liens intimes du côté de l’aide informelle, la professionnalité du côté de l’aide formelle, devraient structurer les interactions en fonction des normativités qui y correspondent d’un point de vue macrosociologique. Le détour par la littérature portant sur le care et les rapports sociaux de sexe nous permet déjà, de prime abord, de constater que les choses semblent loin d’être tranchées, lorsque l’on considère les réalités du terrain de plus près. Nous verrons en effet que le monde social que constitue le domicile des personnes âgées, travaillé par les négociations qui y ont cours, va instituer de nouveaux rôles, amenant les acteurs à sortir des cadres normatifs correspondant à leurs statuts, pour tendre vers de nouvelles configurations.
Bouleversements normatifs au domicile : entre négociations liées aux actes et négociations intimes
Concernant les situations que nous suivons dans le cadre de notre travail de recherche, de par leur complexité et/ou les troubles cognitifs dont souffrent les personnes âgées, certaines se trouvant initialement en situation de refus de soin, la négociation est un élément incontournable du travail d’accompagnement. Cet aspect de négociation est par ailleurs largement développé dans la littérature sociologique, portant sur les situations de soin au sens large (Strauss, 1992 ; Pennec, Le Borgne-Uguen, Douguet, 2014).
Nous allons nous centrer plus précisément sur les formes de négociation impliquant un dépassement des cadres normatifs institués, qu’ils fassent l’objet d’une construction socio-historique ou qu’ils relèvent du droit. Le cadre législatif en l’occurrence est particulièrement contraignant pour les professionnels, concernant les actes techniques liés au soin. Contrairement aux aidants informels, les professionnels de l’aide n’ont pas le droit de réaliser des actes de ce type.
Si l’ensemble des aides à domicile et AVS12 rencontrées13 semblent avoir conscience de ces contraintes et nous précisent veiller à ne pas les dépasser, les situations de dépassement sont néanmoins fréquentes. En effet, au fil de plusieurs des entretiens menés, nous découvrons que les acteurs de l’aide formelle pratiquent couramment des « arrangements normatifs ». Monique, une aide à domicile de 59 ans, nous livre le récit d’une situation dans laquelle elle a été amenée à réaliser un massage à l’aide d’une pommade analgésique à madame Muller, souffrant de douleurs dorsales liées à de l’arthrose. Selon ses propos : « Normalement, j’avais pas à le faire. […] J’allais pas lui dire, madame Muller, je peux pas. Ça rentre pas dans mes attributions […] ». Les choses semblent s’imposer à elle. Nous retrouvons à plusieurs reprises dans le cadre de l’entretien le récit de manifestations empathiques qu’elle dit ne pas pouvoir refréner : « Vous ne pouvez pas faire abstraction de ça. C’est pas possible. Sinon, vous vous mettez des écouteurs sur les oreilles, et vous vous mettez un bâillon ».
Concernant la situation de Monique, la négociation a lieu également à un autre niveau. C’est ce que nous avons nommé « négociation de l’intimité ». Dans le couple Muller, un diagnostic de maladie d’Alzheimer a été posé pour monsieur, âgé de 83 ans, trois ans avant notre entretien. Les aides se composent d’interventions ponctuelles d’une équipe spécialisée Alzheimer, qui pratique notamment des exercices de stimulation cognitive pour monsieur. Monique intervient depuis dix ans pour l’aide au ménage. Selon les propos de madame Muller : « On est presque amis avec elle ». L’affection est manifestement réciproque. Selon Monique : « On a des relations proches. Je dirais pas que c’est ma maman, mais je peux la considérer presque comme un membre de ma famille ». Nous retrouvons à plusieurs reprises dans le cadre de nos investigations, des occurrences de termes employés au sujet de l’accompagnement professionnel, tant du côté des aidants que des personnes âgées, relevant d’un champ lexical de type « familial ». Nous retrouvons également à plusieurs reprises des formulations impératives, telles que celle énoncée supra. Raymonde, 57 ans est aide-ménagère auprès de madame Aberon. Cette dernière a 92 ans, elle vit seule et est atteinte de maladie d’Alzheimer. Lorsque, face au récit de son investissement auprès de madame Aberon, nous lui faisons part du fait que son action dépassait selon nous très largement le cadre statutaire de l’aide-ménagère, elle nous énonce les choses comme suit : « On peut pas laisser les gens qui ont besoin de vous comme ça, il faut les… […] je pouvais pas la laisser […] ».
Marion, une aide à domicile âgée de 27 ans, évoque la situation de personnes âgées ayant fait appel à son service, formulant explicitement la demande d’avoir des personnes différentes chaque jour pour ne pas s’attacher. C’est bien ainsi d’une négociation qu’il s’agit, entre personnes impliquées dans le travail d’accompagnement, portant sur le degré d’intimité de la relation qui se construit entre les proches (qui deviendront ou non des aidants), les aidants formels et la personne aidée. Elle précise également dans l’entretien que, bien que les cadres du service demandent explicitement aux salariées de ne pas s’impliquer affectivement, cela se fait « par la force des choses », notamment du fait que son action implique la construction d’une relation de confiance. Dans une autre des situations que nous avons suivies, l’AVS s’investissait bien au-delà de ses attributions. Elle gérait les appels téléphoniques d’un des fils, très inquiet, qui vivait à l’autre extrémité de la France, y compris sur ses temps de congés, alors même que l’autre fils, vivant à une vingtaine de kilomètres, refusait de s’investir dans la situation d’aide.
Séverine Gojard évoque le concept de « quasi-parenté », lorsque la nature de la relation sort du cadre institutionnellement défini de la prise en charge, pour ressembler à une aide qui pourrait être prodiguée par un membre de la famille. Celle-ci « réussit […] d’autant mieux qu’elle est conçue sur un mode quasi-familial » (2003 : 133). Cette situation de « quasi-parenté » implique un investissement affectif, de même que souvent temporel voire matériel, qui excède largement le cadre structurellement institué de l’aide formelle. Monique nous dit avoir donné son numéro de téléphone à une dame isolée :
Je peux vous dire que j’ai sauvé la vie trois fois à une personne, hein. […] qui était tombée, qui était complètement à l’ouest, j’ai été tous les jours lui rendre visite à l’hôpital, puisque cette personne en l’occurrence n’avait pas d’enfants, était seule. Mais ce qu’on appelle seule au monde !
Très clairement, en l’absence de proches mobilisables, nous voyons que les liens de quasi-parenté développés par Monique l’amènent à occuper des fonctions similaires à celles d’un membre de la famille, en quelque sorte « malgré » son statut de professionnelle. Comme nous l’avons souligné plus haut, pour elle comme pour Raymonde, les choses semblent s’imposer à elle, sous la forme d’un impératif moral.
L’accompagnement de personnes âgées atteintes de maladie d’Alzheimer et/ou en situation complexe, va questionner l’équilibre au sein de la « maisonnée », définie comme « l’ensemble toujours provisoire des personnes mobilisées dans une prise en charge quotidienne » (Weber, 2013 : 195). Cette notion désigne le groupe constitué par la personne âgée et ses proches concernés par l’accompagnement, sans que cela n’implique nécessairement une cohabitation. Agnès Gramain et al. (2005 : 467) renvoient les échanges intra-familiaux au rang de l’économie domestique : « c’est-à-dire la production, la répartition et la circulation de biens et services en dehors du marché et en dehors des institutions. ». Dans plusieurs des situations rencontrées ou évoquées par les acteurs de terrain, des échanges de services ont lieu également en dehors du marché et en dehors des institutions dans le cas de l’aide formelle, puisqu’ils se déroulent hors du cadre contractuel14 et parfois du temps de travail des professionnels. Ces derniers, dans les situations dépeintes, finissent par devenir des « quasi-membres » de la maisonnée, alors même que certains enfants de la personne aidée n’en font pas partie.
La notion d’accompagnement « quasi-familial » prend tout son sens dans ce contexte. Celui-ci repose, comme nous l’avons précisé, sur une forme de négociation qui excède largement le cadre du soin, puisqu’il s’agit d’une « négociation de l’intimité ». Ainsi, le domicile des personnes âgées, en tant que monde social dans lequel se jouent ces négociations, institue ce faisant de nouvelles modalités de régulation des interactions, niant ou redéfinissant les normativités structurellement instituées, tant sur le plan des actes techniques que celui du degré d’intimité entre individus.
Une injonction à l’autonomie élargie au collectif ?
Le maintien à domicile, nous l’avons vu, se trouve en tension, notamment en raison des contraintes politico-économiques évoquées supra. La complexité de certaines situations, d’un point de vue tant médical que social, amplifiée par les restrictions budgétaires liées à la conjoncture économique, place souvent les individus, particulièrement les plus précaires, dans des situations de grande vulnérabilité. Le principe de responsabilisation est au centre, entre autres, des politiques contemporaines d’accompagnement des personnes dépendantes ou en situation de handicap. Les Recommandations de Bonnes Pratiques Professionnelles (RBPP) prennent selon nous la forme de recueils d’injonctions souvent paradoxales. Des notions telles que le projet de vie mettent l’accent sur le fait que les personnes en situation de dépendance ou de handicap doivent rester acteurs de leur parcours de vie15. Sachant que, structurellement, les moyens matériels et humains permettant de mener à bien lesdits projets sont limités, le paradoxe est patent. Au sujet de la notion de « bientraitance », faisant de même l’objet d’une RBPP16, une formatrice en gérontologie m’évoque lors d’un entretien une « injonction à l’amour », faite aux professionnels. Là aussi, la situation est pour le moins paradoxale, étant donné que l’investissement subjectif des professionnels n’est ni formalisé, ni rémunéré, selon les propos Danièle Kergoat auxquels nous adhérons.
Laurence, une auxiliaire de vie sociale (AVS) de 47 ans, décrit les aidants familiaux qu’elle côtoie comme étant aux prises d’un sentiment de culpabilité constant, d’autant plus prégnant que pèse la menace d’un risque d’entrée en institution. De ce fait, non seulement les personnes âgées, mais également leurs proches, sont ainsi rendus vulnérables, en raison de l’incertitude liée à la situation et se trouvent soumis à un sentiment d’inquiétude « venant s’intercaler entre confiance et défiance dans un monde vécu comme incertain » (Klinger, 2011 : 9). Nos investigations nous amènent à faire le constat d’un sentiment similaire du côté de certains aidants formels. L’entretien avec Monique, évoqué précédemment, va clairement dans ce sens. Comme pour la plupart des aidants formels rencontrés, elle se trouve dans une situation de réorientation professionnelle. Elle vit sa situation comme un déclassement, tout en décrivant son travail comme très pénible et très usant. Nous avons vu qu’une sorte d’impératif moral l’amenait cependant à s’investir bien au-delà de ses attributions.
Laurence nous décrit une situation similaire la concernant, au commencement de sa carrière. Après plusieurs incidents mineurs, elle nous dit avoir été amenée à intervenir en pleine nuit, en raison d’une chute. Il s’agissait d’un couple de personnes âgées avec lesquelles elle avait développé une relation d’intimité, auxquelles elle avait de ce fait donné son numéro de téléphone privé. L’expérience, de même que les temps de formation mis en place par l’association au sein de laquelle elle est salariée, l’ont amenée à prendre du recul et à gérer les situations avec plus de sérénité. Néanmoins, les contraintes économiques afférentes aux services d’aide à domicile, auxquelles s’ajoute le nombre croissant de personnes âgées en situation de vulnérabilité, fait qu’une partie des aides à domicile se retrouvent livrés à eux-mêmes, suite à une formation technique sommaire. Leurs conditions de travail font qu’une bonne part d’entre eux ne se côtoient que de façon très épisodique, empêchant la mutualisation de leurs expériences. Selon Jeanine, infirmière rattachée aux SAAD17 d’une association d’économie sociale et solidaire : « les aides à domicile ne viennent pratiquement jamais au bureau. On a à faire à des situations dramatiques de dépassement de fonctions. Elles portent des choses énormes ! ».
Il ne s’agit pas de brosser ici un « portrait au vitriol » de l’aide à domicile. La plupart des professionnelles rencontrées mobilisent une rhétorique de la vocation, quand bien même il s’agit pour la majorité d’entre elles d’une réorientation professionnelle. Elles soulignent quasi-unanimement la compétence et l’engagement de leurs cadres, de même que la qualité des formations continues à leur disposition. Il est ainsi manifeste que la problématique que nous soulevons ici relève bien d’un souci structurel, au niveau politico-économique.
L’individualisation des pratiques sociales en cours depuis la seconde moitié du 20e siècle va ainsi renforcer cette idée de responsabilité individuelle des publics du travail social et médico-social, sous forme d’une « injonction à l’autonomie » (Thalineau, 2009). Ce n’est pas tant, selon nos observations, uniquement l’« usager », ici la personne âgée dite « dépendante », qui est amenée à se sentir responsable « de ses choix, de ses malheurs comme de ses réussites » (Ibid. : 127). La plupart de celles rencontrées avaient au demeurant tendance, lors des entretiens, à minimiser la gravité de la situation ou à manifester leur anxiété quant à des éléments très factuels, tel que le courrier à traiter ou les conflits de voisinage. Toutes celles en situation dite complexe étaient désorientées au moment de notre rencontre. Ces situations amènent selon nous l’ensemble de l’« équipe » aidants18-aidé à se trouver concernée par l’injonction mentionnée. Certains auteurs évoquent, au sujet de la relation d’accompagnement, une « autonomie élargie au collectif » (Hennion, Vidal-Naquet, Guichet et al., 2012).
Les personnes âgées en situation de soins de longue durée et les acteurs de l’aide, tant formels qu’informels, se trouvent liés ainsi qu’annoncé par un « projet de vie ». Selon Martuccelli :
Le projet est un pari de confiance adressé aux individus par la collectivité : responsabiliser les individus en tant qu’acteurs, c’est décider de miser sur eux. Et pourtant, derrière cette injonction générale se met en place toute une série de mécanismes pour rendre effectif cet appel en apparence assoupli de domination. Ici, c’est surtout le refus du « refus » qui est sanctionné : l’individu ne pouvant pas se défaire de la « confiance » qu’on lui a octroyée, il doit se montrer, par son action, à sa hauteur. (Martuccelli, op. cit. : 493)
L’exigence de mise en projet amène les individus à intérioriser la contrainte, à savoir celle d’une injonction à l’autonomie, qui est adressée aux contractants. L’idéal-type martuccellien nous semble ce faisant adapté, afin d’analyser la normativité amenant certains acteurs formels à formuler le sens de leur (sur-) implication sous la forme d’un impératif moral. Nous y trouvons de même les ressorts de la culpabilité des proches évoquée supra. Plus largement, il nous semble que c’est cette injonction qui est génératrice de l’« inquiétude » mentionnée, qui peut certes toucher les personnes âgées elles-mêmes, mais aussi et surtout, dans nos observations, leurs aidants informels et certains aidants formels. Ainsi donc, si l’on admet que l’autonomie « s’élargit au collectif » dans les situations d’aide au maintien à domicile des personnes âgées atteintes de maladie d’Alzheimer et apparentées et/ou en situation complexe de soins de longue durée, il en est de même de l’injonction qui l’accompagne. C’est en ce sens que nous évoquons, à ce sujet, une injonction à l’autonomie élargie au collectif.