Dans son livre, L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Yves Michaud a écrit : « En suivant la leçon de Duchamp et sa tonsure, on va en effet (re)découvrir que le corps de l’artiste peut être œuvre » (Michaud, 2003 : 91). L’auteur constate, entre autres, que l’artiste pratiquant un art dit contemporain remplace les représentations picturales ou sculpturales par son propre corps, afin de révéler son propos dans une dimension sociologique et critique de la société. Ainsi, « s’exposer et se raconter » sont devenus des caractéristiques de l’art contemporain. La photographie s’avère dans ce contexte un média de choix qui permet à l’artiste d’user de son propre corps et de dévoiler une part de sa subjectivité. À la fois photographe et modèle, il expose son propre corps, modelé et modifié à l’infini, comme objet invariant de ses photographies.
Cindy Sherman, objet de notre étude, est, selon son site officiel, une artiste qui éprouve une grande fascination pour la transformation de son apparence et pour le cinéma, ce qui la conduit à s’interroger sur le pouvoir des images stéréotypées diffusées par les médias, sur notre interprétation du réel et sur nos comportements1. De même, elle s’interroge sur l’identité, notamment féminine, et les fantasmes qu’elle véhicule.
Cindy Sherman regroupe ses photos en séries2 photographiques, nommées suivant les mises en scènes qu’elle a réalisées auparavant. Ces scènes sont inspirées et créées à partir des images diffusées par les médias de masse, par diverses télévisions, par les films hollywoodiens, par les images de mode, les affiches publicitaires, etc., largement diffusées et présentant toutes, de manières différentes, des formes de stéréotypes féminins.
Une question se pose alors : comment l’artiste modifie-t-elle son propre corps, afin de mettre au jour et de souligner les stéréotypes féminins ? En d’autres termes, comment le corps de l’artiste devient-il à la fois thème, sujet et surtout objet de recherche, et quel est l’enjeu esthétique de la photographie dans son travail ?
Pour répondre à cette question, nous présenterons les deux étapes clés de la démarche de l’artiste. La réponse à ces questions se fera en deux temps : premièrement avant la prise de vue ou les préparatifs, autrement dit les préparations de « soi » (maquillages, perruques, costumes, accessoires, postiches, etc.), deuxièmement pendant et après la prise de vue, aux moments de la prise de vue (postures, lumières, photographie) et du traitement d’image.
Le corps cosmétique : les préparations avant la prise de vue
La prise de vue est précédée de diverses opérations qui aboutissent à l’effacement des traits physiques du corps de l’artiste. Ce dernier se meut en un espace de rencontres entre différents éléments théâtraux et scéniques, comme les maquillages, les postiches et les costumes.
Tout d’abord, les maquillages : en visualisant des vidéos documentaires sur le site « art21 »3, nous remarquons que l’artiste pose devant un miroir en essayant différents maquillages pendant des heures, afin de modifier les traits de son visage. Elle commence tout d’abord par les effacer, afin de dessiner ceux d’un néo-visage. Ensuite, elle se maquille selon un aspect convenant au rôle qu’elle va jouer : âge, statut social, mimique d’un stéréotype féminin inspiré du cinéma Hollywoodien, clown, mannequin, femme fatale, femme déprimée, ménagère, etc. L’artiste prête son « propre » visage à un stéréotype et à un modèle bien définis.
Traitons de près le maquillage des clowns : dans la série Clowns (2003-2004), Cindy Sherman met en avant les fards, afin d’atteindre des traits exagérés. Ce maquillage révèle une identité féminine, celle de la femme clown, assurée. Il est accentué par le choix de couleurs pastel renvoyant à l’imaginaire des jouets, des parures et des bijoux pour petite fille, confirmant ainsi l’aspect caricatural d’une féminité définie par un univers rose et « glossy ». Or le clown est spontanément identifié dans les esprits comme étant un homme. À partir de ce contraste, il est intéressant de s’interroger sur la femme clown d’un point de vue sociologique, moral, esthétique et éthique. Le personnage du clown est un personnage symbolique et stéréotypé, conforme à des règles habituelles relatives à des canons et des normes au niveau des maquillages, des costumes et des comportements. Autrement dit, il s’agit d’une image dominée par une esthétique figée, manipulée par les médias et par l’art. Cependant, la perception du clown et de la femme ont un point commun : tous les deux sont prisonniers d’une posture sociale bien déterminée qui les confine, socialement, à un rôle subordonné et très connoté. Peut-être l’artiste fait-elle le choix de se parodier en femme clown dans le but de représenter la femme en dehors des cadres stricts de la reproduction historique et sociale imposée : en général, le clown symbolise la dégradation sociale et l’impureté, si bien que parfois, son image reflète la honte et le rire moqueur des autres (le public). Il tient le rôle de celui qui montre une partie cachée de l’être humain et qui se permet toutes sortes de transgressions, renvoyant une image de vulgarité dans tous ses sens. Ceci est en contradiction avec la femme priée de combler les attentes sociales attribuées à la féminité « idéale », « typique », qu’elle « se doit » de porter.
Quel que soit le maquillage, vif ou sombre, joyeux ou triste, le personnage du clown représente le paradoxe de l’être, spécialement féminin : un côté ombre, qui est généralement refoulé, fait d’angoisse et de soumission ; un côté lumière fait de perfection et d’idéal. Une dualité qui nous renvoie à la notion d’identité double.
En ce qui concerne les postiches, dans History Portraits / Old Masters (1988‑1990), Sherman s’en prend à l’art et à son caractère sacré dans un monde artificiel et caricatural, en parodiant les plus grands maîtres de la peinture, notamment ceux de la Renaissance. Dans Untitled #225, Sherman s’inspire de deux tableaux de Sandro Botticelli : Portrait en buste de Simonetta Vespucci, vers 1470 et le Portrait d’une jeune femme de 1480. L’artiste porte des postiches : faux seins, chevelures artificielles et tresses.
Elle va jusqu’à utiliser les accessoires des personnages qu’elle veut parodier (diadème plumeux, perles dans les cheveux, collier, etc.). Tout nous fait penser au portrait peint d’une femme « idéale » de la peinture classique. D’abord, l’artiste fait appel à des citations4 picturales qu’elle re-conjugue dans le présent par le biais de l’image photographique. Elle interroge l’histoire de l’art comme source iconographique également porteuse de codes sociaux et de stéréotypes féminins. Ensuite, les fards et les postiches lui permettent de changer rapidement et facilement de traits. Enfin, les transformations opérées sont accentuées par les costumes.
Ces derniers relèvent d’une importance particulière : Cindy Sherman réalise des costumes et des accessoires qui l’aident à la composition du rôle. Elle porte également des vêtements de haute couture réalisés par les grands noms du milieu. À travers ses costumes et ses accessoires variés, Cindy Sherman traduit l’expression d’un mode de vie et d’un stéréotype précis. Ceux-ci sont confectionnés ou choisis en rapport avec le niveau socioculturel, la classe sociale et l’époque qu’elle cherche à exprimer. Nous retrouvons à travers ces choix les propos de Roland Barthes : « Le vêtement est objet à la fois historique et sociologique » (Barthes, 1967 : 326). Dans le costume utilisé pour « Top Model », on trouve un caractère de grotesque et de « dégoût » qui se répète dans la série Fushun (1993‑1994). Dans cette série, Cindy Sherman exploite entièrement la carte du grotesque exubérant. Dans une photographie parue dans le magazine Harper’s Bazaar, l’artiste, vêtue par le couturier Marc Jacobs, porte une robe chic de couleur blanche. Paradoxalement, elle met sur sa tête un slip blanc et sur ses pieds des chaussettes blanches noircies au dessous par la saleté, ce qui confirme son goût pour le grotesque.
Ainsi, Cindy Sherman fait du costume un moyen de métamorphose, chargé d’une signification plus forte qu’un code vestimentaire. Il devient un signe déchiffrable, en « jouant », au même titre que l’artiste, le personnage qu’elle montre. Autrement dit, le costume devient un prolongement expressif et signifiant du maquillage.
Le médium photographique dans le travail de Cindy Sherman
L’artiste n’arrête de se déguiser qu’à l’apparition d’un « Autre ». Un « Autre » très éloigné de son image réelle, mis en exergue non seulement par l’éclairage, qui varie entre intensité et légèreté, mais aussi par le décor, la posture, le cadrage, etc.
La préparation pendant la prise de vue comprend la disposition des lumières et des décors : traitons l’exemple d’Untitled #141, où l’artiste introduit une lumière vive et un contraste élevé de couleurs dans le but d’abolir la limite entre les deux sexes5 en adoptant une figure d’assassin, sorte de Jack l’Éventreur, par le biais de déguisements dans un premier temps et par l’éclairage et le décor dans un second temps. Elle évoque ainsi une esthétique d’expression : un univers fantastique cauchemardesque, accentué par la concentration du regard sur le personnage et par le flou du fond. Une jonction entre lumière et décor, qui nous renvoie à la violence de la scène.
Souvent, Cindy Sherman parodie visuellement l’intimité du foyer domestique qui représente et symbolise, entre autres, le lieu de l’enfermement de la femme, à travers la mise en scène d’activités « féminines » telles que les tâches ménagères. De ce fait, les choix plastiques pour mettre en œuvre la parodie des stéréotypes sont eux aussi empreints de cet univers féminin traditionnel.
Nous constatons qu’il y a une mise en perspective des diverses sources iconographiques, servant à organiser des espaces scéniques qui confèrent une dimension narrative à ses œuvres.
Elles se traduisent notamment par les postures lors de la prise de vue. Avec Cindy Sherman, les séances photos sont plus longues que la norme : jusqu’aux débuts des années 1990, elle produit un travail photographique argentique, fondé sur l’utilisation des appareils photographiques argentiques et le déclencheur automatique à distance. En effet, l’artiste est à la fois créatrice, actrice, décoratrice et photographe. Donc l’artiste se photographie elle-même. Chaque prise de vue se fait après avoir choisi une posture et un geste typique selon la personnalité à parodier (une féminité respectable, une femme victime ou une femme sexy par exemple).
Les deux clichés #34 et #6 de la série Untitled Film Still révèlent des fantasmes et une sexualité non-refoulée, visualisée à travers la prise de vue, en plongée, d’une femme allongée sur un lit couvert par un drapé en satin froissé et dans une pose mélancolique. Cindy Sherman pose, comme pour une mise en scène de film de série B, dans différentes situations rappelant vivement les photos d’acteurs des années 1950 et 1960.
La préparation après la prise de vue recoupe quant à elle le traitement de l’image photographique : Cindy Sherman tire ses images toute seule en passant par trois étapes. Dans la première étape, elle expose le papier à la lumière par l’agrandisseur qui permet la concordance du film et du papier. Dans la seconde, l’artiste révèle et fixe le cliché en effectuant une série de bains (bain de révélateur, de rinçage intermédiaire, de fixateur, de lavage). Dans la dernière étape, elle finit par sécher les photographies.
Ainsi, on constate la mise en jeu de concepts et de notions esthétiques. Premièrement, le portrait et l’identité : toutes les séries photographiques de Cindy Sherman sont des photos qui présentent des « portraits » irréels qui sortent de l’ordinaire et du portrait classique. L’artiste mime et représente des portraits de « l’autre » sur son propre visage, qui reste masqué sous des couches de maquillage et des postiches, ainsi que son propre corps travesti. Souvent dans sa série photographique nous retrouvons la femme au foyer, la femme prostituée, la femme actrice, etc. Cindy Sherman prête son propre visage à divers aspects de femmes, en inventant des scénarios de cinéma et des personnages fictifs. En bref, l’artiste est un vrai caméléon. Elle ne dévoile jamais sa propre identité à force de se cacher derrière ses personnages.
Il faut dire que Cindy Sherman concentre son travail sur son visage, parce qu’il est
une sorte de carte à déchiffrer qui renvoie au reste du corps, à l’intériorité et aux contradictions secrètes de chacun. Son visage est un lieu où se passe l’expression des émotions, des sentiments et surgit la parole, autrement dit, c’est le lieu de la rencontre entre le « je » et le « tu » (Deleuze, 1983 : 127).
Nous pouvons dire que Cindy Sherman change, jusqu’à les effacer, ses propres traits, pour permettre à ses « êtres » de prendre la place d’un « paraître » qui ne lui correspond pas. Ainsi l’artiste atteint une forme d’identité multiple, marquée par son existence entre son identité et « l’autre », exprimant le « narcissisme » et le fantasme d’autocréation : vêtements, draps, maquillage, bijoux et postiches sont des objets « typiquement féminins » ayant pour fonction de masquer le « défaut » phallique et certains « défauts du corps ». Ainsi, l’artiste investit ces parures à la surface extérieure de son propre corps, afin d’assurer une jouissance « subjective » proprement féminine, influencée et dominée par la pression des standards de beauté et le regard masculin. Elle révèle une structure en miroir, en « traitant » l’image du corps en même temps qu’une quête d’identité sexuée, ce qui est essentiellement narcissique.
Le rapport d’intimité de Cindy Sherman avec sa « propre » image se trouve exposé au regard de tous les autres. La photographie devient un lieu public, de réflexion et d’interactions sociales où se croisent une représentation autonome de l’identité, jouée sur un mode de mise en scène, et une critique des normes restrictives imposées par la société sur le corps féminin. Ainsi, nous pouvons dire qu’il ne s’agit pas d’une volonté de passer à une actrice d’une mythologie personnelle qui exprime le fétichisme et la jouissance du « moi », il s’agit plutôt d’une critique indirecte de « l’autre ». En effet, à travers ces « portraits » photographiques parodiés, Cindy Sherman devient « notre » miroir, car elle ne représente pas seulement une mise en scène des personnalités stéréotypées qui « habitent » l’individu, mais elle renvoie le reflet de « notre » propre travestissement. Ainsi, elle traite de la problématique du factice-réalité.
Mettant au centre de sa démarche le factice et l’artifice d’un portrait, Cindy Sherman entreprend une préparation et un travestissement artificiels. Le rituel du maquillage-masque, qui est souvent excessif, lui permet d’apporter une autre identité. Elle se sert aussi des postiches, des costumes, des postures pour apporter une touche à son visage dans l’artifice en le transformant de manière stupéfiante. Elle peut être vieille, jeune, noire, blonde, répugnante, heureuse, cadavérique, clownesque… De série en série, d’image en image, l’artiste endosse de multiples portraits, expressions et postures qui déploient une vision de personnalités caractéristiques stéréotypées. Un travestissement qui permet la métamorphose, en révélant l’intérieur de l’artiste :
Le travestissement et les métamorphoses ambiguës ne manifestent pas l’infortune d’un sexe « erroné », mais mettent au jour les strates de l’être et du paraître, les potentiels de l’identité et les effets manipulateurs de l’image (Carrie, 2007 :13‑17).
Un travestissement provocateur et destructeur, non pas parce qu’il est un mélange des genres, mais parce qu’il s’applique à mettre souvent en relief l’élaboration artificielle de la féminité, et parfois même de la masculinité. Ainsi, le travestissement traduit un phénomène social complexe : chaque jour et devant notre miroir, nous sommes des travestis qui se confirment en se conformant à l’image sociale correspondant à notre sexe anatomique dans nos rituels de représentation. Les représentations photographiques de l’artiste travestie nous suggèrent une autre conception du travestissement compris comme une mise en scène de la vie quotidienne, un camouflage social obligatoire imposé par les normes.
Cindy Sherman entame toujours ses recherches artistiques par l’étude des multiples facettes de sa mise en scène photographiée, soit au niveau du fard ou du travestissement, ou encore au niveau des gestes, des grimaces, des expressions des regards, des plis des rides, des sourires, des lumières, des prises de vue, des facettes artificielles exagérées qui frappent l’imagination, peut-être de manière spectaculaire. Tous ces facteurs assurent des changements et des modifications de la surface corporelle de l’artiste, qui est inscrite dans une surface photographique au moyen de la photographie pour critiquer les stéréotypes féminins américains, en les parodiant ironiquement. Des facettes qui rappellent le factice en « donnant l’illusion que des choses imaginaires sont présentes dans la réalité […] en manquant de naturel et de sincérité » (Souriau, 2009 : 724).
La parodie et l’ironie sont donc également présentes : Cindy Sherman exerce la parodie sur « la forme de l’objet » en imitant exagérément l’image extérieure (l’apparent) des différents personnages féminins américains : dans la plupart de ses séries photographiques, l’artiste représente le stéréotype ciblé sous l’aspect inverse de celui qu’elle y condamne. Avec la série Fushun (de 1993 à 1994), elle attaque l’industrie de la mode. Elle parodie cette mascarade, elle s’en joue, elle s’en moque en détournant des clichés de publicités glamour, s’inspirant de grands créateurs tels que Jean-Paul Gauthier ou Comme des Garçons.
On constate qu’à travers son travestissement, Cindy Sherman emploie de l’ironie dans son jeu de rôle et se moque, dans ses représentations, de ceux dont elle affecte le style pour les ridiculiser. Cela nous induit à dire qu’il y a une dimension ironique dans le jeu des identités sociales.
L’identité est ici réduite à un rôle et à une image que nous donnons à « l’autre ». En effet, à travers ces « portraits » parodiques, l’artiste ne cherche pas à imposer des contre-modèles mais plutôt à dénoncer d’une part les stéréotypes de la féminité américaine, d’autre part à critiquer et interroger les modèles de la féminité traditionnelle. Nous pouvons dire qu’en jouant à imiter des stéréotypes féminins, l’artiste dénonce la codification du corps féminin par les systèmes dominants de représentation.
Elle se moule dans les archétypes de la société, non pas pour changer de sexe ou dévoiler son identité individuelle intérieure, mais pour révéler la mascarade des attitudes sexuées, pour mieux interroger nos stéréotypes culturels et sociaux et pour exprimer toute la gamme des émotions, des fantasmes féminins et des peurs. Elle explique qu’elle ne cherche pas la beauté, déjà présente dans la nature, mais qu’elle veut montrer avec une critique théâtrale des idées, des cauchemars et des fantasmes.
L’œuvre de Cindy Sherman est à la base d’une mise en scène évoquant le théâtre et la théâtralité. Dans ce contexte, nous pouvons citer Étienne Souriau qui affirme que : « l’ensemble de tous les moyens d’interprétation scénique comme costume, éclairage, décors… est l’ordre qui préside à la création théâtrale » (Souriau, 2009 : 1014).
En se déguisant, Cindy Sherman donne aux postiches ainsi qu’au maquillage une importance majeure pour se métamorphoser, équivalente à celle du théâtre. Un choix de déguisement qui permet à l’artiste de jouer pleinement la carte de la théâtralité exubérante, d’où son goût pour le grotesque qui s’est affirmé. Ce déguisement est assuré par les costumes et accentué par la lumière et le décor.
En faisant face, par exemple, à la série Untilted Films Stills, nous retrouvons une mise en scène théâtralisée qui nous interpelle : l’artiste montre, à travers son fard, son travestissement, sa posture et son regard, que quelque chose est en train de se passer. Cependant, on peut affirmer qu’à travers tous ces éléments scéniques, parodiques, gestuels, l’artiste impose une théâtralisation dramatique qui domine la plupart de ses séries photographiques.
Dans sa série photographique Fashion, 1983-1994, Cindy Sherman annule tous les codes de la photographie de mode pour aboutir à des représentations caricaturales et grotesques, en insistant sur la dimension factice et superficielle de ses parodies. Une dimension souvent clownesque, outrancière et théâtrale, comme si ses stéréotypes parodiés imposaient d’être vus de loin. Ce qui nous rappelle, encore une fois, la pièce théâtrale.
À partir de là, l’affirmation de la dominance de la dimension théâtrale dans les séries photographiques de Cindy Sherman est alors plausible, voire légitime.
Le simulacre opère entre l’éphémère et la photographie : pendant 30 ans, Cindy Sherman opte pour une préparation artificielle et éphémère : ses « portraits » éphémères sont autant parodiques et pastichés qu’ils affirment une dimension virtuelle. En effet, en se mettant en scène, l’artiste se fond dans une réalité qui n’existe plus que sous la forme des signes. Autrement dit, elle en vient à représenter des simulacres éphémères qui ne restituent plus le réel, et qui sont paradoxalement véhiculés par l’image photographique. Un paradoxe, car l’éphémère est défini comme « ce qui est passager, momentané, fugitif et qui ne dure pas », et la photographie est un moyen, entre autres, d’enregistrement durable d’image. Ce qui nous permet de dire que l’artiste essaye de mémoriser et d’enregistrer ses simulacres éphémères par le biais de la photographie.
Il faut dire que Cindy Sherman est la seule figure sur la pellicule, son corps et son visage n’étant qu’un modèle qui poserait pour elle. L’artiste utilise la photographie comme un médium qui lui permet d’exprimer ou encore d’accentuer ses mises en scène, en jouant avec la lumière et l’ombre. Elle la pratique comme un metteur en scène créant les situations de la prise de vue, situations qu’elle a vécues, tout en cherchant à évaluer l’authenticité de cette création. Mais souvent, l’artiste laisse dans ses photographies des indices de truquage et de mises en scène, comme la torche flash dans Untitled Film Stills #11 (1978), le déclencheur à distance automatique dans Untitled #6 de la série Film Stills (1977) et l’utilisation des prothèses dans #205 de la série History Portraits (1989). Ainsi, nous pouvons dire que ce qui est en jeu dans ces images photographiques n’est pas le « ça a été » de Roland Barthes, mais plutôt « ça a été joué ». Ceci prouve que la photographie n’est pas une preuve du réel, mais bien l’indice d’un jeu. Autrement dit, nous pouvons être trompés en photographie, le spectateur peut croire que la photographie est la preuve du réel alors qu’elle n’est que l’indice d’un jeu. Ainsi, l’œuvre de Cindy Sherman reflète l’expression éphémère.
Pour conclure, dans toutes ses séries photographiques, Cindy Sherman mime et représente des portraits de « l’autre » sur son propre visage. Elle se sert de toutes les techniques de travestissement du corps en utilisant toutes les ressources du medium6. L’artiste se prête au jeu en mettant en avant une quête d’identité permanente. Le questionnement récurrent qui ressort de ses travaux est : qui est sur la photo et qui se cache derrière l’image ? Qui est le photographe ? Qui est le modèle ? Qui est l’artiste ? Quelle est l’œuvre ? Quel est le sujet ? Et qui est l’objet ?
Tout cela nous permet de dire que l’artiste met en évidence une différenciation entre le corps et l’identité. Nous pouvons dire que l’artiste permet à ses « êtres » de prendre la place d’un « paraître » qui ne leur correspond pas. Ceci n’exprime pas le fétichisme et la jouissance du « moi » mais plutôt d’une critique indirecte de « l’autre ». Finalement, l’artiste en vient à représenter des simulacres éphémères mémorisés et enregistrés dans l’inconscient collectif, paradoxalement, par le biais de la photographie.