L’éducation de la vie (Inochi) au Japon

Education of life (Inochi) in Japan

DOI : 10.57086/strathese.392

Résumés

Le développement de l’éducation de la vie est lié à l’évolution du contexte social. Cette évolution renvoie tout d’abord à un grand changement en matière de naissances et de décès. De nos jours, la majorité des naissances et des décès a lieu à l’hôpital. Par contraste, il y a quelques dizaines d’années encore, les gens naissaient et décédaient en général à la maison, entourés par la famille, y compris les enfants. Il existait donc des occasions d’apprendre des choses sur la naissance, la croissance, la maladie et la mort dans la vie quotidienne, alors qu’aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas, sauf si cet apprentissage peut se faire à l’école. L’éducation de la vie consiste à développer une attitude de respect de la vie chez les élèves, en les faisant réfléchir sur la question de la vie et approfondir leur compréhension de cette notion, ou alors en leur faisant ressentir la signification que peut avoir le fait d’être vivant. Mais cette définition comporte un paradoxe : comment développer un espace émotionnel, dont le sens renvoie au respect de la vie, dans un lieu institutionnel qui se donne comme objectif d’apprendre et de sélectionner les uns par rapport aux autres ? Pour y répondre, nous examinerons d’abord le contexte social du Japon et l’aspect économique du système éducatif. Ensuite, nous expliciterons le mot japonais « inochi » (traduit en français par « vie ») dans son étymologie et dans sa vision éducative. Enfin, nous citerons quelques acteurs éducatifs interrogés dans le cadre de notre thèse qui répondent à cette question. À cet examen, nous constatons que l’éducation de la vie n’a pas seulement pour objet de développer un certain respect de la vie chez les élèves. Cette éducation est aussi une posture des acteurs éducatifs, explicite ou implicite, pour lutter contre un système manquant de respect envers la vie des enfants en termes de Droits de l’enfant.

The development of education of life is linked to the changing social context. If the majority of births and deaths occur today in hospitals, a few years ago, people in general were born and died at home, surrounded by their family and children. There were therefore opportunities to learn about birth, growth, ill health and death in daily life. This is however less and less the case today, unless these can be learned at school. Education of life consists in developing an attitude of respect towards life among students, having them reflect on the question of life and deepening their understanding or making them feel the meaning of being alive. A paradox stems however from this assertion: how can the proper emotional space be developed in an institution whose objective is to teach and operate selections? To address this, we will first examine the social context of Japan and the economic aspects of its education system. We will then clarify the Japanese word “inochi” (that can be translated as “life”) in its etymology and its educational view. We will finally quote a few educational actors, interviewed during our thesis, answering the question. In this review, we find that education of life not only aims to develop respect for life among students, but also requires educational actors to adopt an approach, whether explicitly or implied, to fight against a system lacking respect for the lives of children in terms of Children’s rights.

Index

Mots-clés

inochi, éducation de la vie, Japon, respect de la vie, développement émotionnel et interpersonnel, droits de l’enfant

Keywords

inochi, education of life, Japan, respect for life, emotional and interpersonal development, children’s rights

Plan

Texte

  • PDF

Introduction

Le développement de l’éducation de la vie au Japon est lié à l’évolution du contexte social. Cette évolution renvoie tout d’abord et essentiellement à un grand changement en matière de taux de natalité et de mortalité. Selon les chiffres publiés par le Ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales au Japon concernant le lieu de décès, en 1951, 82,5 % des Japonais décédaient à la maison, contre 11,6 % à l’hôpital, à la clinique et à la maison de retraite. En 2008, environ soixante ans plus tard, la statistique s’était inversée : 12,3 % des gens mouraient à la maison, contre 85,3 % à l’hôpital, à la clinique et en maison de retraite. Ce changement en matière de décès s’est accompagné de transformations du vieillissement et de la fin de vie.

Autrefois, les grands‑parents étaient soignés par des membres de la famille (souvent la maîtresse de maison) et par le médecin venant à la maison. Ils s’affaiblissaient, petit à petit, et mouraient. Les enfants étaient tout à fait naturellement témoins du processus menant à la mort de leurs grands‑parents. L’enterrement avait lieu à la maison et les voisins étaient au courant.

De nos jours, les grands‑parents sont soignés à l’hôpital, et grâce aux progrès médicaux, ils vivent plus longtemps qu’avant. La famille ne leur rend pas visite tous les jours et les enfants encore moins. Si jadis, le vieillissement et la mort faisaient partie intégrante du quotidien des enfants, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

De la même manière, le lieu de naissance a connu de grands changements. En 1949, les naissances à la maison ou hors de l’hôpital représentaient 96,4 % et seulement 3,6 % des bébés naissaient à l’hôpital. En 2007, de nos jours, les naissances à domicile se limitent à 0,2 %, autrement dit celles‑ci sont extrêmement rares. Dans les années 50, les fratries étaient nombreuses et les enfants voyaient de très près le ventre de leur mère grossir petit à petit. La sage‑femme arrivait à la maison et ils entendaient les cris du nouveau‑né.

Du point de vue éducatif, il existait pour les enfants japonais des occasions de connaître des situations existentielles telles que la naissance, la croissance, la maladie et la mort dans la vie quotidienne, alors qu’aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas, sauf si cet apprentissage se réalise à l’école (Iwata, 2011). Cette nouvelle situation sociétale s’accompagne également, ces dernières années, d’une augmentation significative de la violence ‑ brimades, humiliations et suicides1 ‑ chez les jeunes, considérée comme indicatrice de réels problèmes sociaux. Ces phénomènes, qui relèvent en fait d’un certain manque de respect pour la vie, pour sa vie et celle des autres, semblent devoir faire l’objet d’une éducation préventive.

Cette éducation pourrait et/ou devrait être assurée normalement au sein de la famille et, selon une forme plus traditionnelle japonaise, dans les petites sociétés locales qui s’appellent « Chô ». Le Chô est la plus petite collectivité japonaise où s’organisait la vie sociale des habitants, y compris des enfants. Initiant les enfants à la vie sociale, le Chô fonctionnait comme un lieu éducatif collectif. Or, aujourd’hui les Chô(s) ne fonctionnent plus, surtout dans les grandes villes, comme autrefois, en raison de l’affaiblissement des liens sociaux entre les habitants. D’un autre côté, la capacité éducative de la famille a tendance à baisser, c’est‑à‑dire que le nombre de parents ne sachant plus inculquer les bases de l’éducation à leurs enfants a augmenté. Par conséquent, les écoles deviennent le dernier recours et les acteurs éducatifs sont très sollicités. Les enseignants deviennent de plus en plus polyvalents. C’est dans ce contexte que l’on parle maintenant de l’éducation de la vie à l’école.

Le développement de l’éducation de la vie dans le système éducatif japonais

En ce qui concerne la mise en place de l’éducation de la vie à l’école, si le ministère de l’Éducation japonais est soucieux de la situation des jeunes en raison des phénomènes cités plus haut, il n’y a pas de dispositif officiel. Cela signifie que cet espace éducatif est confié à l’initiative des personnes sur le terrain : les responsables locaux de l’éducation et les enseignants.

Selon Iwata, un professeur en philosophie et un des concepteurs de l’éducation de la vie, cette éducation se fait à travers les différentes matières existantes ayant un rapport avec la vie et la mort, de manière à faire réfléchir les élèves sur la question de la vie, à approfondir leur compréhension de cette notion, ou alors à leur faire ressentir la signification que peut avoir le fait d’être vivant (Iwata, 2011). Pourtant, nous avons, à présent, peu de connaissance sur les terrains éducatifs. La question suivante reste à élucider : comment les enseignants développent‑ils un espace émotionnel et éducatif, dont le sens renvoie au respect de la vie, dans un lieu institutionnel qui se donne comme objectif d’enseigner mais aussi de sélectionner les élèves, de les discriminer les uns par rapport aux autres ?

Quand on réfléchit sur cette question, il faut prendre en compte un aspect économique de la société japonaise qui est la société de compétition : un produit du libéralisme économique. En effet, dans les années 1960 et 1970, caractérisées par une forte croissance économique, le ministère de l’Éducation, sous la direction du Parti libéral‑démocrate au pouvoir, fit des réformes : « en réponse aux demandes du milieu des affaires et de l’industrie prônant une sélection de la main‑d’œuvre répondant à leurs besoins » (Horio, Sabouret, 1993 : 244). À partir des années 1980, le Japon entra dans une longue période de croissance faible, et le gouvernement de l’époque décida de privatiser l’éducation, ce qui signifia concrètement le transfert des dépenses éducatives supportées jusque‑là par l’État vers des fonds privés (Horio, Sabouret, 1993 : 245). Cette réforme financière et l’introduction d’une compétition dans les écoles eut, selon Horio, deux conséquences importantes : « Rendre les activités éducatives totalement dépendantes des activités économiques ; favoriser le développement d’une industrie de l’éducation dans laquelle l’enseignement et l’instruction sont transformés d’entreprise sociale en entreprise lucrative » (Horio, Sabouret, 1993 : 249‑250).

Ce principe de la compétition vaut dans l’espace et dans le temps. Dans l’espace, car la compétition s’introduit entre les élèves, entre les écoles, les boîtes à bachot2, et ainsi de suite. Dans le temps, parce que le principe de la compétition est aussi structurel, et s’applique tout au long des formations initiales de l’école primaire (parfois de la maternelle) jusqu’à l’entrée à l’université – qui représente le lieu institutionnel permettant par la suite d’être embauché dans une entreprise renommée. L’intégration dans une grande entreprise est associée à une réussite sociale « du gagnant de la vie » au sens propre et au sens figuré3.

La valeur économique domine dans tous les domaines sociaux, y compris l’éducation. Le principe de la compétition accélère la sélection, la discrimination et l’élitisme du système éducatif japonais. Dans ce contexte macrosocial, vouloir développer le respect de la vie paraît contradictoire.

Il est certain que plus les enfants japonais grandissent, plus ils doivent, plus ou moins, se confronter à une société dure qui ne cesse de sélectionner fortement les individus selon des résultats chiffrés et réducteurs. Ce fait affecte plus ou moins les psychologies et les mentalités des enfants/élèves qui sont en cours de développement, et peut les rendre méchants, violents, conformistes, indifférents, ou alors impuissants et suicidaires. Si certains acteurs éducatifs sont conscients de ce fait, une mesure modeste à prendre est une sorte d’éducation préventive s’appuyant sur d’autres valeurs que l’économie et la performance scolaire, à savoir les valeurs personnelles et humaines (le bonheur, l’épanouissement, le partage, etc.). L’éducation de la vie s’inscrit, au fond, dans cette perspective. Il est important de prendre en compte les liens entre les pédagogies des enseignants pour développer un espace émotionnel par rapport à la vie et ce contexte social dans laquelle l’école s’inscrit.

Définition du concept d’« inochi »

Avant de présenter les témoignages des quelques personnes interrogées pour répondre aux points abordés précédemment, consacrons un moment pour apporter quelques éclairages sur un mot et ses résonances dans la culture japonaise. Il s’agit du mot « inochi ». En effet, le terme vie de « l’éducation de la vie » correspond au mot japonais inochi. « L’éducation de la vie » est donc la traduction en français de « l’éducation d’inochi ». Ce mot étant au cœur de notre recherche, nous aborderons son étymologie, sa définition ainsi que son utilisation courante dans le domaine de l’éducation. Cela permettra de mieux comprendre ses significations dans le contexte de notre étude.

Parmi ses différentes étymologies hypothétiques, celle considérée comme la plus probable est i‑no‑chi (息+内+霊) qui signifie, littéralement, l’esprit (l’âme) demeurant dans le souffle, et plus généralement, la force (ou l’énergie) spirituelle permettant de vivre. Celle‑ci est aussi la racine d’iki (le souffle), d’ikiru (vivre), d’iku (une version ancienne d’ikiru signifiant vivre) et d’inochi (la vie) (Masui, 2010).

Selon le Daijirin (2006), un dictionnaire japonais, la première définition du mot inochi se base sur cette étymologie, suivie de deux autres : la longévité (une notion d’origine chinoise qui considère que chaque vie a sa propre durée de vie déterminée par le ciel) ; ce qui est le plus important. Par exemple, pour les peintres, les pinceaux sont l’inochi.

L’étymologie d’inochi montre que ce mot a un lien étroit avec la conception taoïste (entendue à la japonaise) selon laquelle le Qi – une énergie spirituelle qui est l’origine de la vie humaine – vient de l’extérieur du corps (Maekawa, 2004), par exemple en tant que souffle, en tant que nourriture, mais aussi en tant que vie provenant des parents, à un niveau plus philosophique. Cette conception donne une base culturelle au rapport au monde (à la japonaise), à savoir un certain lien fort avec la nature.

Par ailleurs, dans la pensée traditionnelle japonaise, les humains faisaient partie de la nature et les deux se mélangeaient. C’est à partir de l’occidentalisation du pays dans la deuxième moitié du 19e siècle que les Japonais commencèrent à voir la nature de manière objective et en tant qu’environnement, d’où la séparation de l’homme et la nature. En même temps, sous l’influence des sciences naturelles (le darwinisme et le vitalisme), les Japonais redécouvrirent « la nature intérieure » (Maekawa, 2004). Dès lors, la vie ou inochi remplaça l’ancienne notion de Qi tout en gardant son sens initial (une énergie spirituelle qui est l’origine de la vie humaine) (Suzuki, 2002), en développant une notion de l’individu (à la japonaise) selon laquelle chaque individu possède sa propre vie à l’intérieur.

De nos jours, nous pouvons observer ces idées dans la pensée éducative japonaise. On y pense que chaque enfant possède une inochi. Cela veut dire qu’un enfant a sa propre nature et une énergie initiale (mentale et corporelle). La nature de l’enfant est considérée comme bonne par essence. C’est pourquoi, on estime qu’il est important de développer soigneusement chaque inochi. Ainsi, les inochi ou natures (personnelles) diffèrent les unes des autres. C’est la raison pour laquelle chaque individu est unique et important.

De ce fait, on peut dire que la notion éducative d’inochi renferme intrinsèquement une vision humaniste de l’éducation. Si le système éducatif japonais est établi sur la base d’un intérêt économique préoccupé par les performances des élèves, les enseignants en quête d’autres valeurs et d’autres sens arrivent à s’appuyer sur cet argument humaniste, qui est souvent associé à la philosophie des droits de l’enfant et des droits de l’homme. L’éducation de la vie (ou d’inochi) s’inscrit plus ou moins dans cette perspective.

Témoignages professionnels de quelques enseignants japonais

Dans cette partie, nous citerons quelques personnes, interrogées en 2014 dans le cadre de notre projet de thèse, qui répondaient à la question abordée plus haut, à savoir comment les acteurs éducatifs développent‑ils chez les élèves un espace émotionnel dont le sens renvoie au respect de la vie dans un contexte social et scolaire sélectif et compétitif ?

Les personnes interrogées sont des enseignants et des directeurs d’écoles primaires publiques de la ville de Kyôto au Japon. Leurs points de vue et leurs pédagogies correspondent à un public d’élèves du niveau primaire.

Témoignage 1

Cette enseignante s’implique beaucoup dans l’éducation morale. Elle raconte sa réflexion et sa pratique en rapport avec l’éducation de la vie. Dans le cadre du cours de morale, elle utilise des livres d’images, des articles de journaux et des supports pédagogiques abordant diverses thématiques. Après la lecture, elle fait réfléchir les élèves et les laisse discuter entre eux. Elle pense qu’il est important de leur faire sentir le sens de certaines thèses morales (par exemple, « il faut respecter la vie des autres ») plutôt que de leur inculquer ou interdire des choses sans argumenter. Dans la citation suivante, elle en parle concrètement :

Il y a les enfants qui ont des valeurs personnelles hautes et ceux qui pensent plutôt à la légèreté. Cela dépend de leurs expériences personnelles. Par exemple, un enfant qui a déjà perdu son grand‑père ou sa grand‑mère a éprouvé l’importance d’une vie. Mais les enfants de 6 ans ou 7 ans dont les grands‑parents sont vivants, les parents sont en forme, les frères et les sœurs de même, ne ressentent pas trop le fait qu’on a qu’une seule vie et que si on la perd, c’est fini. Alors, quand les enfants discutent ou que chacun présente ses écrits durant le cours, en écoutant les opinions de 30 camarades, les élèves découvrent d’autres manières de penser, sentir et comprendre. Même entre des élèves du même âge. […] Tout le monde comprend que la vie est importante. Mais si les enfants réfléchissent vraiment et sérieusement, même pendant une heure, et ressentent du fond du cœur que la vie est importante, il se peut que cela puisse faire renoncer certains à se tuer dans le futur. Je pense que nous, les enseignants et surtout l’éducation morale, nous pensons plutôt à l’avenir qu’au présent des enfants. Ça peut être l’année prochaine, dans 5 ans ou dans 10 ans. Je pense que c’est quelque chose qui s’accumule dans le temps et ça ne se développe pas dans un cours donné.

Comme nous le voyons dans le témoignage de cette enseignante, l’éducation de la vie présentée ici a une vocation préventive contre le suicide des jeunes. La pratique pédagogique est alors comprise comme la construction de repères qui sert la vie des enfants plutôt qu’une norme sociale stricte. Nous comprenons aussi que l’éducation de la vie se différencie d’une posture professionnelle qui considère l’apprentissage des matières comme l’objet systématique d’une évaluation immédiate.

Témoignage 2

Dans la citation suivante, une autre enseignante explique sa pédagogie relative à l’éducation de la vie. Elle la pratique dans le cours de l’étude des environnements de vie qui s’adresse aux élèves de 1ère et de 2ème année (équivalant au CP et au CE1) :

Vers la fin de la 2ème année, il y a une unité d’étude dans laquelle on fait faire aux élèves un retour sur eux‑mêmes pour leur prochaine année. Dans ce cadre, les élèves vont recueillir des renseignements auprès de leurs parents sur leur naissance et leur croissance. À ce moment, ils découvrent combien la famille était contente de leur naissance. Cela leur fait plaisir et les motive pour l’apprentissage de la suite. Je leur explique que ce n’est pas seulement eux, mais aussi leurs amis qui ont été fêtés à leur naissance, donc chaque vie est importante. Alors l’enfant comprend que sa vie est importante, mais j’attends qu’il remarque que les autres sont pareils et c’est pourquoi il faut les respecter.

L’enseignante se sert ainsi de cette activité pour favoriser chez les élèves la compréhension de la vie, du respect de soi ainsi que celui des autres. Elle essaie de favoriser la compréhension empathique, en leur expliquant que la valeur de la vie est la même pour tout le monde. Autrement dit, elle met en œuvre la capacité émotionnelle (le fait de ressentir de la joie, du plaisir, etc.) des enfants pour qu’ils puissent se mettre à la place de quelqu’un d’autre.

Témoignage 3

Dans la citation suivante, une autre enseignante, âgée d’une soixantaine d’années, explique sa conception du mot inochi. Elle vient de partir en retraite et elle appuie implicitement son argument sur les transformations socioéconomiques de la société nipponne – la période de croissance économique et l’évolution de la mentalité des Japonais contemporains – ayant conduit à la généralisation du matérialisme et de l’esprit capitaliste, ainsi que d’une certaine dégradation morale :

Je considère inochi dans un sens plus large, au sens où tout le monde a le droit de vivre heureux et qu’on peut rechercher cela. Je voulais faire réfléchir les élèves sur ce point. […] Je ne disais pas souvent “ la vie est importante” ou alors “pourquoi n’es‑tu pas respectueux ?” etc. Mais je racontais le bonheur, la joie et le plaisir de tout un chacun, et expliquais qu’on peut croire aux gens. Ainsi les enfants se rendent compte que c’est eux‑mêmes qui devraient faire étinceler leur vie, et que c’est aussi grâce aux autres à qui ils sont liés. J’espérais qu’il en irait ainsi.

En effet, elle parle, au travers du mot inochi, du bien‑être de soi et des autres. Elle pense qu’il est important d’inclure ces éléments dans l’éducation tant au niveau personnel qu’au niveau collectif, en favorisant le lien et le sens du partage entre les élèves (l’esprit humain), au lieu de laisser les enfants « se donner un coup de pied et se faire tomber » (l’esprit compétitif). C’est dans cette perspective qu’elle avait pratiqué sa profession d’enseignante.

Témoignage 4

Dans ce dernier témoignage, un directeur d’école, un ancien enseignant, parle d’inochi et de l’éducation de la vie (d’inochi). Il considère inochi comme équivalant aux droits de l’enfant. Dans la citation suivante, il définit ce concept au regard de sa vision personnelle :

Je voudrais dire, par les droits de l’enfant, le fait que les enfants peuvent déployer au maximum leurs aptitudes, surtout des enfants issus de familles très modestes, disons ceux qui ne sont pas assez protégés en termes de droits de l’enfant. Je pense que c’est garantir une éducation où, quelle que soit leur situation familiale, tous les enfants puissent déployer leur talent. Plus concrètement, puisqu’il s’agit de l’école, le plus important est d’améliorer les apprentissages. Il existe des programmes d’enseignement ; le pilier de notre école en termes des droits de l’enfant, c’est de faire en sorte que tous les enfants puissent accomplir leur scolarité (obligatoire) et acquérir un niveau suffisant.

Dans ses paroles, il y a deux éléments à expliquer. Le premier point est l’inégalité sociale qui grandit de plus en plus et qui se reproduit de génération en génération. Rappelons qu’au Japon, l’éducation est un grand marché lucratif. En plus de l’enseignement dispensé à l’école publique, nombreux sont les soutiens scolaires par correspondance et les boîtes à bachot, tous payants. La réussite ou l’échec scolaire peut donc dépendre des moyens financiers de la famille. Le deuxième point, c’est une augmentation du contenu des enseignements. En effet, vu les résultats de diverses évaluations internationales, entres autres PISA4 et TIMSS5, les acteurs des politiques éducatives japonaises ont constaté que le niveau des connaissances baissait chez les élèves. En conséquence, ils ont révisé les programmes du primaire jusqu’au lycée, et les programmes réformés ont été mis en application à partir de 2011. Du coup, l’élitisme à l’échelle internationale s’ajoute à la notion déjà existante de compétition au Japon. Mais, selon ce directeur d’école, le système ne propose pas de dispositif d’aide pour ceux qui ne sont pas les meilleurs élèves. Autrement dit, le système éducatif public et obligatoire ne garantit pas l’acquisition minimale de connaissances pour les élèves ayant des difficultés. En résumé, il insiste sur la nécessité de prendre en compte chaque enfant individuellement. C’est aussi pour cette raison que ce directeur d’école parle des droits de l’enfant et de l’éducation de la vie (d’inochi).

Conclusion

L’éducation de la vie a pour objet de développer le respect de la vie – de sa vie et celle des autres. À partir de quelques témoignages avec des acteurs éducatifs, nous pouvons constater que la pédagogie de certains enseignants japonais se base sur l’expérience personnelle et émotionnelle de chaque élève en rapport avec la question existentielle de la vie et de la mort. Leur pédagogie oriente ensuite la dimension émotionnelle de chaque élève pour qu’elle serve à construire une compréhension mutuelle. C’est la capacité d’être en empathie avec autrui qui est mise en œuvre afin de créer une solidarité entre les élèves ‑ une attitude du respect de la vie.

L’éducation de la vie se distingue d’une posture éducative qui considère l’apprentissage des matières scolaires comme un outil pour classer, sélectionner et discriminer immédiatement les élèves. L’éducation de la vie se base sur la vision humaniste d’inochi. Dans cette perspective sociale, les élèves sont considérés avant tout comme des enfants qui possèdent individuellement un inochi à développer soigneusement. Il est donc aussi important que les enfants prennent conscience de l’importance de leur propre vie (inochi) et qu’ils apprennent à en prendre soin. Cela renvoie au caractère préventif de l’éducation de la vie.

Eu égard au contexte social et scolaire, avec la logique dominante de compétition, de sélection et de discrimination, l’éducation de la vie affirme les valeurs des droits de l’homme et des droits de l’enfant. Cette posture, plus ou moins militante, est plutôt minoritaire parmi les acteurs éducatifs.

L’éducation de la vie, au Japon, n’a pas seulement comme objet de développer un certain respect de la vie chez les élèves, mais elle est aussi une attitude sociale, explicite ou implicite, adoptée par certains acteurs éducatifs, pour lutter contre un système scolaire qui ne prend pas en compte le respect de l’existence individuelle de chaque élève, notamment en termes de droits de l’enfant.

1 Au Japon, chaque année il y a plus de 30 000 morts par suicide depuis 2011. Pour les jeunes entre 15 ans et 19 ans, la première cause de mortalité

2 Les boîtes à bachot au Japon sont des écoles privées. Elles sont payantes et offrent, le soir, des cours individuels ou collectifs dans le cadre du

3 De nos jours, les attentes des entreprises évoluent avec le temps et elles exigent des compétences autres que celles d’une simple main‑d'œuvre

4 « Program for International Student Assessment » : c’est un ensemble d’études menées par l’OCDE visant à la mesure des performances des systèmes

5 « Trends in International Mathematics and Science Study » : c’est une étude internationale sur les connaissances en mathématiques et en sciences

Bibliographie

Horio, T. et Sabouret, J.‑F., 1993, L’Éducation au Japon, Paris, CNRS Éditions.

Iwata, F., 2011, « Réflexion sur l’éducation de la vie (seimei) : Du dynamisme entre l’affirmation et la négation », Du point à la ligne, n° 60, p. 78‑111.

Maekawa, M., 2004, « Vitalisme à l’époque moderne ‑ Une réponse au naturalisme, et la religion », in Y. Ikegami, 2004, La vie : le cosmos de la vie, du vieillissement, de la maladie et de la mort, Tôkyô, Iwanami Éditions, p. 143‑173.

Masui, K., 2010, Dictionnaire des étymologies des mots japonais, Kyôto, Minerva Éditions.

Matsumura, A., 2006, Daijirin, Tôkyô, Sanseido Éditions.

Suzuki, S., 2002, « La modernité de la conception de la vie – autour de la réception de l’évolutionnisme », Philosophies du Japon, vol. 3, p. 52‑70.

Notes

1 Au Japon, chaque année il y a plus de 30 000 morts par suicide depuis 2011. Pour les jeunes entre 15 ans et 19 ans, la première cause de mortalité est l’accident, suivi du suicide. Parmi les 20‑39 ans, le suicide occupe la première place. Quant aux quadragénaires, le cancer arrive en première position et le suicide en deuxième (Iwata, 2011).

2 Les boîtes à bachot au Japon sont des écoles privées. Elles sont payantes et offrent, le soir, des cours individuels ou collectifs dans le cadre du soutien scolaire pour les élèves ayant des difficultés ou en préparation à des concours. Les boîtes à bachot sont nombreuses et elles sont en concurrence entre elles pour leur réputation, leur popularité et la compétence de leurs enseignants.

3 De nos jours, les attentes des entreprises évoluent avec le temps et elles exigent des compétences autres que celles d’une simple main‑d'œuvre obéissante. Le mythe de la réussite socio‑professionnelle s’est écroulé avec l'augmentation du chômage et des licenciements. Ce sont surtout les parents, comme consommateurs de différents dispositifs/produits éducatifs disponibles, qui pensent toujours à donner plus de travail à leurs enfants pour qu’ils s'en sortent mieux dans le présent et dans l’avenir.

4 « Program for International Student Assessment » : c’est un ensemble d’études menées par l’OCDE visant à la mesure des performances des systèmes éducatifs des pays membres et non membres.

5 « Trends in International Mathematics and Science Study » : c’est une étude internationale sur les connaissances en mathématiques et en sciences pour les niveaux primaire et collège. Elle est menée par l’International Association for the Evaluation of Educational Achievement (IEA).

Citer cet article

Référence électronique

Sunami Inoue, « L’éducation de la vie (Inochi) au Japon », Strathèse [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 01 septembre 2016, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=392

Auteur

Sunami Inoue

Laboratoire Interuniversitaire des Sciences de l’Éducation et de la Communication (EA 2310)

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ORCID

Droits d'auteur

Licence Creative Commons – Attribution – Partage dans les même conditions 4.0 International (CC BY-SA 4.0)