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DOI : 10.57086/strathese.312

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L’émotion est un mouvement, nous rappellent les auteurs de ce quatrième numéro de Strathèse. Elle ne se lit pas dans la fixité. Pourtant, seule l’intelligence de l’immuable permet de la rencontrer : la rigidité d’un protocole de recherche ou le périmètre délimité d’un corpus par exemple. Elle assaille ainsi le.la chercheur.e en situation d’observation ou surprend les personnes dont il.elle recueille le témoignage. Elle provoque une rupture dans la lecture de l’histoire, créant par là même le fait historique. Étudiée, elle se laisse peu facilement appréhender, faisant l’objet de confrontations théoriques.

« Que veux-tu ? » ; le brusque surgissement de cette question au cours d’une situation de terrain particulièrement émouvante amène Caroline de Man à interroger le mythe « de l’observateur distant, rationnel, tout en contrôle et neutre ». Le.la chercheur.e ne peut ignorer ses émotions, au risque de la validité scientifique de ses analyses. C’est ce que démontre l’auteure à partir d’une démarche réflexive sur sa propre recherche doctorale portant sur les interactions entre policiers et population dans l’espace public. En s’appuyant sur le cadre théâtral de Goffman, Caroline de Man signe une analyse des différentes scènes sociales qui traversent tout.e chercheur.e, livrant ainsi une grille de lecture visant à faire des émotions un véritable outil pour le travail scientifique – pour peu que le.la chercheur.e se laisse « déprendre » d’elles.

C’est ce que réalise Cécile Bréhat dans le cadre de l’entretien de recherche : traiter les émotions « en situation » et repenser la prise en compte des émotions lors de ces entretiens. Elle s’intéresse à la grande prématurité et à la réanimation néonatale en interrogeant la charge émotionnelle des parents et du personnel soignant, les processus psychiques à l’œuvre et les liens entre les affects. L’effraction du réel peut venir suspendre la rêverie maternelle nécessaire à la construction du devenir mère, mais également au processus de subjectivation du bébé. L’ensemble de l’article s’appuie sur un entretien de recherche mené avec une femme primipare de 31 semaines d’aménorrhées. Dans un premier temps, Cécile Bréhat décrit l’impact de l’émotion dans la clinique de la grande prématurité, puis dresse une approche psychanalytique de l’émotion et revient sur la pratique de l’entretien de recherche en psychologie clinique.

Marion Aballéa s’intéresse, quant à elle, à la construction des « émotions diplomatiques » et s’empare ainsi d’un sujet récurrent de l’actualité contemporaine. Cette nouvelle pratique est révélatrice de l’assimilation du système diplomatique par les populations. À travers une chronologie des évènements depuis 1829, elle revient sur l’origine du phénomène et explique comment certaines formes d’émotions populaires se sont progressivement tournées contre les représentations diplomatiques principalement incarnées par les ambassades et les consulats, défrayant ainsi la chronique. Enfin, au‑delà de l’émotion diplomatique comme expression du sentiment national, l’article questionne l’émergence d’une émotion diplomatique mondialisée.

Si donc, l’étude des émotions ne pose pas plus de questions méthodologiques à l’historien que tout autre objet d’histoire, il s’agit de déchiffrer leur acception d’une époque à l’autre – ou lire la dissemblance dans leur expression. Pour répondre à cette gageure, à partir de l’analyse de la correspondance entre pères et fils, mais aussi d’un portrait de famille, de la famille de Dietrich, dynastie industrielle alsacienne ayant donné à la France son hymne national, Daniel Fischer utilise de manière originale le manuel de confession d’un prêtre parisien du début du 18e siècle. C’est ainsi que le chercheur repère, au fil des générations, l’avènement, à l’aube du 19e siècle, de la famille comme lieu privilégié du bonheur, et non plus du malheur.

Sur la base de recherches menées en philosophie analytique, en psychologie cognitive et en psychologie sociale, Guillaume Vimeney tente enfin de définir les causalités qui précèdent les processus intentionnels de recherche d’information par les individus. Face au modèle « émotionnaliste », qui considère que le raisonnement et l’action humaine sont soumis à un processus inconscient, l’auteur défend une perspective intentionnaliste. Celle‑ci explique que les actions individuelles, même si elles sont irrationnelles en apparence (dissonance cognitive, aveuglement, duperie de soi, etc.), peuvent faire l’objet d’une explication par le raisonnement, et pas seulement par les dynamiques émotionnelles. Les raisons et les déraisons d’agir seraient, en partie, le produit d’une délibération individuelle consciente.

 

La rubrique Varia aborde les émotions par ricochet et pose des questions encore irrésolues : peut‑on représenter l’émotion ? L’enseigner ? La faire passer à l’autre ? À travers différents supports, les auteures suivantes nous livrent des textes perspicaces venant éclairer les interstices de la thématique.

Comment représenter l’acte olfactif et, au‑delà de l’acte, l’expression émotionnelle que procurent les odeurs ? Expérience intime par excellence, l’émotion fait, depuis le 17e siècle, l’objet de tentatives de captation, rationalisation ou codification par différentes disciplines. Les artistes et théoriciens de l’art n’ont pas fait exception. Les allégories françaises et anglaises classiques de l’odorat du 18e siècle illustrent, comme nous le montre Mylène Mistre‑Schaal, soit des scènes galantes évoquant l’attirance et la séduction mais aussi l’ambivalence du désir amoureux, soit des représentations plus sobres de portraits ou de bustes sur fond neutre de personnages absorbés par leurs pensées, le regard perdu dans le hors‑champ. L’illustration du plaisir olfactif met donc en avant invariablement de manière contrastée ou la source d’odeurs ou l’intériorisation de la sensation.

À partir de témoignages recueillis auprès des enseignants de la ville de Kyôto qui défendent une « éducation de la vie » dans laquelle le respect des sensibilités individuelles est primordial, Sunami Inoue nous présente quant à elle une réflexion sur les valeurs contradictoires qui sont à l’œuvre dans les pratiques pédagogiques des acteurs du système éducatif japonais. L’école, en tant qu’espace institutionnel, est au cœur d’un conflit social où l’éducation au respect de la vie se confronte à des objectifs de réussite scolaire et de forte sélection des élèves. Pour l’auteure, il s’agit de nous faire découvrir une dimension anthropologique japonaise, riche en émotions, qui se transmet des enseignants aux enfants et qui résiste à des logiques négatives de compétition et à de fortes inégalités sociales entre individus.

Enfin, analysant la correspondance familiale de Louis de Beer, jeune administrateur alsacien protestant du tournant du 19e siècle, Juliette Deloye s’interroge sur le rapport du scripteur à ce qu’il écrit et à l’émotion qu’il cherche à susciter chez son lecteur. Si l’échange épistolaire au sein d’une famille répond à des conventions établies, caractérisées par la mesure et la modération propres au 18e siècle, repérer la mise en scène ou la trahison de ces conventions, plus que la « sincérité » de ce qui est écrit, permet à l’historienne d’identifier les surgissements du sujet, là où la frontière de l’écrit s’atténue pour combler l’absence de celui qui écrit : « paradoxalement, le discours sur l’impuissance de la lettre noircit la page et permet à la lettre d’exister ». L’émotion est enfant du discours.

 

Tout à la fois objet de recherche, élément d’analyse et critère de validation scientifique, les émotions font partie intégrante de la recherche, a fortiori en sciences humaines et sociales. Les articles au programme de cette nouvelle livraison de la revue sont les témoins exemplaires des questionnements qui nourrissent la recherche scientifique actuelle.

Citer cet article

Référence électronique

Christophe Marianne, Guillaume Plantard et Sophie Trierweiler, « Présentation », Strathèse [En ligne], 4 | 2016, mis en ligne le 01 septembre 2016, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=312

Auteurs

Christophe Marianne

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