Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales [compte rendu]

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Présentation

Un séminaire pluriannuel, « Aspects concrets de la thèse », se déroule depuis 2008 à l’École des hautes études en sciences sociales (ÉHESS Paris). L’ouvrage collectif : Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, en est issu. Il n’apportera aux doctorants déboussolés aucune recette pour écrire une bonne thèse et ils sont prévenus dès le début :

L’objet de cet anti-manuel est d’établir le lien entre une expérience individuelle, conditionnée par la place centrale [de] l’écriture et le contexte institutionnel et collectif de la recherche, dans lequel les doctorants se sentent souvent perdus (4e de couverture).

Cet ouvrage s’adresse aux doctorants et futurs doctorants. Il intéressera aussi leurs directeurs. Ancien directeur de l’École doctorale des humanités à l’université Marc Bloch, avant la fusion des universités de Strasbourg, j’examine ce livre à partir des missions des écoles doctorales : initiation à l’interdisciplinarité, ouverture à l’international et aide à la professionnalisation des doctorants.

Les 28 contributeurs proviennent de disciplines diverses : économie, ethnologie, histoire, psychologie, sciences de l’éducation, science politique et sociologie. Il y a des jeunes docteurs, des enseignants et/ou chercheurs confirmés, des professeurs émérites (retraités actifs) et beaucoup de parisiens (22). Les 28 contributions réunies incluent des témoignages, des résultats d’enquête sur les doctorants, des réflexions épistémologiques et/ou méthodologiques etc.

Les auteurs voient dans la thèse l’étape marquant l’entrée dans la carrière de chercheur. En suivant Bruno Latour, les coordinateurs ont centré le regard sur « la science en train de se faire » (p. 23). Ces regards croisés montrent que le doctorat est balisé par l’institution universitaire et la corporation des chercheurs, même s’il reste un exercice individuel. Écrire une thèse relève d’un processus d’apprentissage et de transmission. Howard Becker, musicien de jazz devenu sociologue, est connu en France par Outsiders (1985 [1963]). Il est le préfacier idéal, car il a aussi écrit Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales ? (2003 [1970]) et Écrire les sciences sociales. Commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre (2004 [1986]). Dans un style sobre et avec humour, il souligne que, si tous les doctorants ont une période de doute et envisagent d’abandonner, le problème ne tient pas aux individus, mais à l’institution.

Les contributions réunies dans la 1re partie, « Écrire une thèse », portent sur le choix (du sujet, du terrain, d’une théorie et/ou d’une méthode, d’un directeur ou directrice), sur la posture de recherche (il ne s’agit pas d’être « pour » ou « contre » Bourdieu, ou une figure marquante de la discipline, mais d’un regard, ou d’une façon d’aborder la réalité sociale) ; au-delà d’un choix intellectuel, c’est l’engagement éthique de la personnalité du doctorant apprenti-chercheur. Jean Boutier montre le flou de la définition de la thèse et de ses attendus : les règles informelles transmises par la tradition pèsent plus que les textes réglementaires. Jean-Louis Fabiani souligne que « faire son choix théorique » est une nécessité, mais en sortant d’une logique binaire. La sociologie française des années 1970 fonctionnait à la secte, elle s’ouvre à l’hybridation des théories. Monique de Saint-Martin analyse la question sensible des relations entre doctorants et directeurs de thèse. Chaque situation est singulière et l’auteure montre les risques opposés : la relation fusionnelle d’un côté, la quasi-absence de relations (fréquente lorsque le directeur, ou la directrice, est célèbre et peu disponible). Entre proximité et distance, il faut trouver où placer le curseur. Elle évoque pudiquement en conclusion le harcèlement sexuel, qui n’est plus tabou à l’université (p. 77). Christian Comeliau plaide en faveur de thèses interdisciplinaires. Ses arguments sont excellents, mais il sous-estime le corporatisme : qui va recruter un « hybride » plutôt qu’un pur produit de la discipline requise ? Personnellement, je dis aux doctorants : « soyez interdisciplinaire, mais après l’obtention d’un poste, pas avant ». L’interdisciplinarité requiert un ancrage disciplinaire. Caroline Dayer montre comment des doctorants élaborent leur posture, puis elle décortique le processus de socialisation des doctorants dans le métier de chercheur comme une double transaction, biographique et relationnelle (Dubar, La socialisation, 1989).

Dans la 2e partie, « Construire son enquête et produire ses données », Jean-Pierre Olivier de Sardan développe l’élaboration du projet de recherche, le point aveugle des manuels de méthodologie de l’enquête. Il montre l’importance de la phase exploratoire et de la rédaction de versions successives, de plus en plus étoffées, du projet de recherche. Cette démarche implique l’abandon de la posture hypothético-déductive qui interdit au chercheur d’aller sur le terrain avant d’avoir construit ses hypothèses et ses concepts. Olivier de Sardan préconise la recherche collective et il présente la méthode ECRIS (enquête collective rapide d’identification des conflits et des groupes stratégiques) dont il est un des co-constructeurs. Dans « l’après-Mai 68 », je me suis lancé avec beaucoup d’enthousiasme dans une thèse collective et j’ai dû déchanter. Je conseille de s’y lancer en ayant un « plan B », au cas où le « divorce » deviendrait inéluctable. Claire Lemercier, Carine Ollivier et Claire Zalc font un plaidoyer pour le dépassement de l’opposition classique « quanti/quali ». Aucun objet de recherche ne relève « par nature » d’un traitement quantitatif ou qualitatif. Le croisement des approches produit des connaissances nouvelles. Les auteures encouragent les analyses quantitatives de matériaux habituellement considérés comme qualitatifs et inversement.

La 3e partie, « Le jeune chercheur face à ses écrits », est centrée sur les liens entre pensée scientifique et écriture, sur l’importance d’une écriture scientifique lisible et de qualité. Maryvonne Charmillot montre que l’usage du « nous » et non du « je » est une injonction dépourvue de fondements solides. L’écrit est un objet à la fois de peur et de désir, intimement associé à la peur et au désir de penser. L’auteure invite les doctorants et chercheurs à aller jusqu’au bout de leur désir de penser, ce qui est le résultat d’un processus d’émancipation long et douloureux. Lamia Zaki présente sa façon bien à elle d’écrire sa thèse, comme un puzzle dont il faut trouver le bon assemblage des différentes pièces. Il n’y a pas un travail d’analyse des données et de production des connaissances précédant un passage à l’écriture, entendue comme une simple mise en forme. L’écriture et la pensée sont intimement liées et interagissent tout au long de la recherche. Dans la même ligne, Martyne Perrot et Martin de la Soudière montrent que la frontière entre l’écriture scientifique et la littérature est ténue. Le chercheur a besoin des ressources de la littérature pour « faire partager au lecteur son propre cheminement, sa rencontre avec son terrain, de le donner à voir. [Pour] rendre […] sensible le social [il faut] le rendre lisible, dans les deux sens du terme » (p. 193). Thierry Wendling l’illustre en racontant, à la manière d’un roman policier, comment il a débusqué et observé des joueurs de xiangqi (jeu d’échecs) dans le sous-sol d’un temple chinois du 13e arrondissement parisien. « Être ethnographe, c’est s’astreindre […] à l’ascèse d’une écriture juste, entre incompréhensions et surinterprétations, entre ethnocentrisme et illisibilité » (p. 213).

Tous les auteurs de la 4e partie, « Le passage à l’acte : rendre sa recherche publique », énoncent les règles du jeu dans le domaine traité (la soutenance, la publication de la thèse ou d’articles). Il y a de grandes inégalités entre doctorants : certains (fils ou filles d’universitaires notamment) maîtrisent parfaitement les codes, alors que d’autres ne soupçonnent même pas leur existence. Porter ces règles à la connaissance de tous, « vendre la mèche » disait Bourdieu, est une exigence d’éthique et de justice. Si la 3e partie a souligné le lien entre pensée et écriture, Luc van Campenhoudt apporte ici un contrepoint : l’oral est tout aussi important et il n’a pas les mêmes règles : « L’écriture s’adresse à un public absent et abstrait. […] La parole s’adresse à un public présent et concret, avec lequel la communication est immédiate et réciproque » (p. 224). Alexandre Mathieu-Fritz et Alain Quemin introduisent les doctorants dans le monde opaque des revues et des éditions scientifiques ; connaître les règles du jeu permet d’augmenter les chances de voir sa proposition d’article ou d’ouvrage acceptée. Les conseils prodigués sont précieux, mais avec un bémol pour l’un d’eux : faut-il s’atteler à la rédaction de l’ouvrage dès le dépôt de la thèse et sans attendre sa soutenance (p. 239) ? La réponse varie selon les disciplines. On risque de passer pour un jeune chercheur qui « publie plus vite qu’il ne pense » (fast thinker) ! Christophe Prochasson recommande de « savoir prendre son temps » (p. 292). Il faut « laisser reposer », prendre en compte les critiques du jury et surtout concevoir une nouvelle architecture : l’ouvrage n’est pas un « modèle réduit » de la thèse, il aura un public plus large, ce qui appelle des transformations profondes. Nicolas Barreyre éclaire le rôle et le fonctionnement des revues scientifiques : dans une certaine mesure, elles coproduisent les articles qu’elles publient. Marin Dacos et Pierre Mounier présentent de façon accessible les opportunités que le numérique apporte aux doctorants pour la diffusion de leurs travaux, pendant et après la thèse. Ils soulignent les risques techniques et les problèmes juridiques. Cette contribution est aussi utile aux « seniors » comme moi, plus étrangers à la culture du numérique que la plupart des doctorants ! Laurence Zigliara et Rémi Hess font de la soutenance un rite de passage, qu’ils décrivent en détail, du dépôt de la thèse jusqu’au « pot » et au rapport final de soutenance. Claudine Dardy analyse un cas critique et très médiatisé : la soutenance en 2001 de la thèse de sociologie de l’astrologue Elizabeth Tessier, prétendant démontrer la scientificité de l’astrologie !

La dernière partie, « Le chercheur engagé : positionnement éthique et exigences scientifiques », élargit le débat au rôle de la recherche en sciences sociales vis-à-vis des politiques publiques et de la société civile, dans son double sens de société marchande (Hegel) et de société des citoyens (Habermas). Dans le contexte actuel d’épuisement des ressources naturelles et de crise environnementale, Michel Beaud invite les doctorants et les chercheurs à analyser les dégâts du progrès et à proposer des moyens pour y remédier. Cette proposition semble faire consensus, il n’en est rien : Annie Thébaud-Mony témoigne de sa longue pratique de chercheuse en santé publique, dans la lutte contre les cancers professionnels, notamment ceux liés à l’amiante. Il y a deux poids et deux mesures : les chercheurs, souvent financés par l’industrie, sont crus sur parole lorsqu’ils présentent des résultats conformes aux attentes des industriels. Par contre, tout est fait pour discréditer les chercheurs « engagés » (alors que les premiers le sont également). « D’un mal peut jaillir un bien » : pour se faire entendre, les chercheurs critiques doivent redoubler de vigilance et être irréprochables sur le plan scientifique. Pour employer un vocabulaire vieillot mais qui garde sa pertinence, la lutte des classes traverse la communauté scientifique. Jean-François Bayart prolonge le propos dans les relations internationales : les chercheurs critiques qui se penchent sur les violations des droits des êtres humains, la fermeture des frontières ou les interventions militaires sont dans une position inconfortable. Il invite les doctorants à pratiquer la distanciation et à inventer de nouvelles formes, coopératives et solidaires, d’exercice du métier de chercheur, mais sans esquisser de pistes. Il dénonce en bloc le financement des recherches doctorales par des entreprises ou des administrations (les bourses CIFRE, en réalité financées par l’Agence nationale pour la recherche et la technologie). La nouvelle association des doctorants CIFRE en sciences humaines et sociales a un avis très différent : Les bourses CIFRE offrent à la fois des opportunités dont il faut tirer parti, par exemple pour l’accès aux données, et des contraintes qu’il faut savoir contourner (ADCIFRESHS, http://adcifreshs.eklablog.com/accueil-c25024400). Bayart se lance dans une diatribe contre le néolibéralisme académique. Elle serait plus convaincante si celui-ci y était défini et distingué du libéralisme économique traditionnel. Sa conclusion est une provocation salutaire : les sciences sociales ne servent à rien, c’est le fondement de leur utilité (p. 346). Le risque est alors que seuls les étudiants issus de familles aisées, dans lesquelles « l’argent n’est pas un problème », puissent s’engager dans un doctorat en sciences sociales.

Discussion

Malgré la diversité des contributions, l’ouvrage forme un ensemble riche et cohérent. Les deux objectifs de départ sont atteints : « les aspects concrets de la thèse » sont mis en lumière et contextualisés, les règles du jeu sont rendues publiques. Il n’y a aucune « recette » prête à l’emploi, mais une analyse des conditions épistémologiques et méthodologiques à réunir pour réaliser une recherche doctorale.

La cotutelle internationale est à juste titre placée au sommet de l’échelle : le doctorat est reconnu dans deux pays. Mais il faut alerter les candidats sur le prix à payer (au double sens du terme) et sur les risques : les universités aux frais d’inscription élevés (Royaume-Uni, USA etc.) exigent que le doctorant s’inscrive chez elles, au prix fort ; la thèse doit aussi satisfaire intégralement les exigences des deux pays et elles peuvent entrer en contradiction ou requérir des travaux supplémentaires, surtout lorsque la cotutelle associe deux disciplines.

Considérer la recherche doctorale comme un apprentissage du métier d’enseignant et/ou de chercheur est un acquis important. Quand j’étais directeur d’école doctorale, j’ai ferraillé contre des doctorants (et des collègues) qui considéraient la professionnalisation comme un leurre : ils seront enseignants et/ou chercheurs. La professionnalisation est « l’ambulance » pour ceux qui échouent. Cet ouvrage acte que devenir enseignant et/ou chercheur est un métier comme les autres et qu’il exige une préparation qui ne se limite pas à la production d’une bonne thèse.

Mais l’ouvrage s’arrête en chemin et il a un point aveugle, lié aux relations privilégiées entre les contributeurs et l’ÉHESS, qui concentre une élite française et internationale de doctorants. Tous les contributeurs pourraient reprendre à leur compte la formule de Monique de Saint-Martin qui fait des doctorants « des universitaires en devenir » (p. 68) : pour eux, « hors de l’université (et du CNRS) point de salut ». Si le doctorat est exclusivement le vivier permettant la reproduction des enseignants et/ou chercheurs dans les grands corps de recherche, il est irresponsable d’admettre autant de doctorants : en 2009, Olivier Martin évaluait à 16 % (un docteur sur six) le taux de docteurs en sociologie devenant maître de conférences ou chargé de recherche au CNRS (http://www.collectif-papera.org/spip.php?article464). Dans une conception ouverte du doctorat, la professionnalisation des doctorants doit aussi les préparer à exercer ailleurs, sans se disqualifier. Dans tous les cas, il faut envisager la professionnalisation de ceux qui ne soutiennent pas leur thèse. J’ai eu trois doctorants qui, grâce à leur recherche doctorale, ont été recrutés sur des postes qui les passionnaient, mais avec une charge de travail telle qu’ils ont renoncé à soutenir. Est-ce vraiment un échec ? Le « doctorat professionnel », créé par Dominique Desjeux en 2007 à Paris-5, aurait mérité d’être mentionné, même si cette appellation reste dans la logique binaire : universitaires contre « vrais » professionnels !

En dehors de l’existence du Comité de thèse en Belgique, il n’y a rien sur l’organisation du doctorat ailleurs, dans les pays francophones notamment. Cet excellent ouvrage appelle une suite : des comparaisons internationales montrant la diversité des formations doctorales, des métiers d’enseignant et/ou de chercheur, des rapports entre sciences sociales et sociétés dans le monde.

1 Hunsmann, M. et Kapp, S. (dir.), 2013, Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, Paris, Éditions de l’École des hautes études en

Notes

1 Hunsmann, M. et Kapp, S. (dir.), 2013, Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, « Cas de figure ».

Citer cet article

Référence électronique

Maurice Blanc, « Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales [compte rendu] », Strathèse [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 01 janvier 2016, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=309

Auteur

Maurice Blanc

Professeur émérite de sociologie, université de Strasbourg

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