La lutte identitaire pour franchir et s’affranchir des frontières symboliques : la situation des « sans domiciles fixes »

The Identity Struggle Daily to Cross and Escape Symbolic Boundaries: The Situation of “Homeless”

DOI : 10.57086/strathese.201

Résumés

Marcel Mauss définissait la vie sociale comme constituée de rapports symboliques où les hommes et les femmes d’une même société s’unissent autour de représentations collectives, de croyances ou encore de pratiques communes. Toutefois, qu’en est-il de ce symbolisme des rapports qui font le social lorsque ceux-ci sont empêchés par l’érection de frontières elles-mêmes symboliques, puisque séparant des individus pourtant issus du même territoire et pratiquant la même culture ? D’un point de vue épistémologique nous souhaitons ici aborder des situations sociales nées de l’élaboration d’un type de frontières bien spécifiques, puisque symboliques et mettant en jeu des personnes « sans domicile fixe » perçues comme « exclues » du système, ou encore pour reprendre cette rhétorique du territoire et des frontières, étrangères au social. Ce symbolisme des frontières nous l’entendrons comme un effet de distanciation se basant sur des schèmes de pensée traçant une ligne imaginaire entre des personnes occupant pourtant le même espace social mais séparés par des écarts différentiels de nature socio-économique, qui assignent l’individu à une place dans la hiérarchie sociale. Pour autant, ce phénomène d’« exclusion » résultant de ces frontières symboliques, est-il une fatalité pour les personnes « sans domicile fixe » le subissant quotidiennement ? Répondre à cette question paraît chose peu aisée si l’on considère la position du chercheur, décalée puisqu’à l’intérieur des frontières définissant la situation d’extériorité de l’« objet d’étude ». Pour ce faire il s’agira d’aller à la rencontre de ces personnes dans la rue, afin de recueillir par le biais de récits de vie et d’observations, un certain nombre d’informations venant révéler la réflexivité mise en œuvre au service d’un remaniement identitaire permettant à ces personnes de survivre dans la rue, malgré tout.

Marcel Mauss defined social life as a form of symbolic exchanges where people in the same society unite in collective representations, beliefs or common practices. However, what can we say about the symbolic means of defining social life when they are prevented by the institution of symbolic borders, when they outcast people living in the same territory and sharing the same culture? From an epistemological point of view we would like to discuss in this article the social situation arising from a specific type of borders, symbolic ones bringing into play the homeless, perceived as side-lined from the system or, using the territory and border rhetoric, foreigners to the community. The symbolism of borders will be taken as an effect of distanciation based on patterns of thought, drawing an imaginary line between people sharing the same territory, but yet separated by differential gaps of socioeconomic nature, justifying integration in society and assigning the individual to a place in the social hierarchy. But is the phenomenon of ‘exclusion’ resulting from these symbolic borders inevitable for the homeless? Answering this question seems uneasy if we consider the position of scientific research, unavoidably out-placed since inside the borders defining the situation of exteriority of the “object of study”. To do this, we have met the homeless in the street to collect stories and observations in order to inform the study of how they manage to survive in the street using reflexivity and identity strategies.

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Comment appréhender une frontière si ce n’est par rapport à la position d’intériorité de l’observateur ? En d’autres termes, la définition d’un « dehors » et d’un « dedans » ne peut s’exprimer qu’en fonction de délimitations arbitraires nées de conventions entre deux ou plusieurs peuples, de cultures et de nationalités différentes.

Les frontières matérielles, celles tracées sur le sol, sont ainsi ce qui permettent aux différences de coexister dans un « tout » (Mauss, 2008) plus global – le monde –, en permettant à chacune d’entre elles de délimiter son territoire, de se différencier et donc de s’identifier par un sentiment d’appartenance lié à cet espace.

Qu’en est-il des frontières plus symboliques, celles qui ne se marquent pas sur le sol et qui entérinent des différences de nationalités, de cultures et de langues ? Elles soulignent un effet de distanciation se basant sur l’élaboration de schèmes de pensée traçant une ligne imaginaire entre des personnes occupant pourtant le même espace social ?

En d’autres mots, l’étranger peut-il également être, non pas celui qui « habite un autre territoire, le voisin ennemi » comme le signifiait Marcel Mauss (ibid.), mais aussi celui qui topographiquement occupe le même lieu, tout en symbolisant cette forme d’« exclusion » extrême et par là même d’altérité singulière, caractérisée par l’absence de rapports sociaux ?

Ces deux questions résument bien l’effet sur notre perception qu’a procuré durant toutes ces années, notre enquête sociologique auprès de personnes « sans domicile ». Les rencontres, les observations et le recueil de témoignages sous forme de récits de vie, ont contribué à déconstruire tout un ensemble de représentations quant à leur statut d’« exclu ». L’article propose de construire le lien entre cette position interstitielle dans l’espace urbain et social et la lutte identitaire menée au quotidien par ces personnes pour encore exister dans ce « tout ».

Des frontières symboliques téléologiquement construites ?

Même si les effets de la mondialisation économique et la mobilité croissante des individus complexifient les données, tout le monde s’accorde à croire et à penser que l’un des premiers effets inhérents à la construction de frontières semble être la naissance de la figure de l’étranger, celui qui ne parle pas notre langue, ne partage pas notre culture, ou encore celui qui ne possède pas la même couleur de peau et ne pratique pas la même religion.

Mais c’est oublier trop rapidement qu’indépendamment de ces « attributs », la figure de l’étranger est avant tout constituée comme symbole de rapports sociaux comme le soulignait déjà le sociologue Georg Simmel dans son ouvrage (Simmel, 1908).

Ceci implique qu’il n’est pas nécessaire d’être au-delà d’une frontière, de parler une autre langue et de pratiquer une culture différente pour être considéré comme tel. L’étrangeté est aussi le résultat de nos manières d’interagir, d’entrer en relations et de faire société avec autrui, et pas seulement une différence portée par la nationalité et l’appartenance à un autre territoire.

Dans notre perception de l’autre ce rapport à l’altérité induit un sentiment ambivalent de proche et de lointain contrastant avec la dimension universelle de l’Homme. Ainsi, on peut être issu du même pays, partager une même culture, et se sentir étranger du point de vue de l’absence de place dans la structure sociale qui, dès lors, enferme les individus derrière des frontières symboliques. Celles-là mêmes qui séparent les « exclus » des « inclus ».

Émanant des pensées collectives, ces frontières symboliques sont au principe même d’un découpage du réel et de l’espace, où les individus sont assignés et impliqués dans des « catégories de situation » (Bertaux, 2010, p. 18). Elles naissent par un procédé performatif qui crée et entérine des positions d’extériorité par rapport à un centre normatif.

Ces frontières symboliques s’édifient ainsi entre des individus d’une même société, séparés pourtant par des écarts différentiels en termes de possession de biens, de statuts professionnels ou de domiciles.

De ces frontières naît une position d’extériorité par rapport à des normes intégratives, donnant naissance à une situation sociale caractérisée par cette forme d’altérité extrême ; celle que portent les personnes « sans domicile » dont l’existence même est le produit de pertes (emploi, logement, divorce, rupture familiale).

Cette façon de penser le réel assignant les personnes qui n’ont plus rien, dans une position d’« exclusion », hors système, nous conduit à réinterroger ce « tout » dont parlait Marcel Mauss ; un « tout » dont il paraît, selon Lévi-Strauss, « inévitable qu’un pourcentage d’individus se trouvent placés, si l’on peut dire, hors système ou entre deux ou plusieurs systèmes irréductibles » (Lévi-Strauss, in Mauss, 2008, p. 20).

Cette citation nous conduit à appréhender la situation sociale des personnes « sans domicile fixe » comme faisant partie intégrante de ce « tout », en périphérie par rapport à un système qui assigne les individus en fonction de leurs possessions et places dans la hiérarchie sociale.

Elle pose par conséquent en filigrane la problématique de l’extériorité d’un ou de plusieurs individus par rapport à un groupe et sa dialectique de positions différentielles par rapport à celui-ci (être à l’extérieur de ou à l’intérieur de).

De fait, les discours sur l’« exclusion » des personnes « sans domicile » deviennent rapidement une aporie si l’on considère leur place dans ce « tout ». Nous serions tentés de penser de manière presque logique que d’une place, ils occupent également une fonction, et ceci sans forcément de contradiction, au contraire. L’acte performatif d’« exclure » est prétexte pour un équilibre social qui s’élabore en fonction de frontières symboliques fondées elles-mêmes sur des pensées collectives. En d’autres termes, les personnes « sans domicile » représentent à travers leur condition de manques et leur position d’extériorité, ces « témoins dociles » (ibid, p. 21), ceux qui, justement, donnent de la cohérence au « tout ».

Sans ces personnes, le social risquerait de se désagréger en systèmes locaux. Sans eux, il n’existerait pas de cohésion d’un groupe se sentant à l’intérieur de frontières et se définissant par rapport à des individus isolés, aux conduites de vie « spéciales » (ibid.).

Il s’agit dès lors de percevoir les personnes « sans domicile » comme cet élément qui permet la cohérence du « tout » en nous donnant la possibilité de nous sentir « inclus » dans ce dernier. Tel serait l’un des paradoxes de leur existence : avoir une fonction (sociale) définie par une position d’extériorité en lien avec des frontières symboliques marquant l’absence de place.

Toutefois, le sentiment d’être devenus des étrangers aux yeux d’un système auquel jadis ils participaient pleinement n’est qu’une des constituantes de cet « itinéraire moral » (Goffman, 1975, p. 45) dont parlait Erving Goffman, et pour le sujet qui nous intéresse, inhérent à une existence dans la rue. Pour autant, ce sentiment d’altérité favorise-t-il un « processus de mortification » (Goffman, 1979) propre à la rue, où les individus ayant franchi une frontière, deviennent des « sans domicile fixe » sans épaisseur ? L’« exclusion » est-elle une fatalité ou se dépasse-t-elle par la mise en place de logiques d’action dont l’objectif est une renégociation identitaire permettant d’être et de partager avec ce « tout » ?

Ces quelques questions sont au fondement de notre recherche et de notre méthodologie de terrain axées sur la constitution de récits de vie, permettant de mettre en exergue la réflexivité des personnes sur la manière dont ils vivent leur situation sociale et les façons de faire pour s’affranchir de celle-ci.

Plus précisément, agrémentés d’observations dans la rue, ces récits de vie ont dévoilé des logiques d’action élaborées consciemment par les personnes. Ils révèlent à l’observateur extérieur, l’ensemble des ressources dont les personnes « sans domicile » font preuve afin de lutter au quotidien contre l’imposition du statut d’« exclu », et leur stigmate de pauvreté extrême révélé par leur condition d’existence.

Une identité préservée au-delà des frontières

Fondée sur la construction de récits de vie et d’observations in situ, notre approche a donné la possibilité de mettre en avant, autant le discours sur soi porté par les personnes « sans domicile fixe » que leurs manières de faire singulières, véritables « pratiques de l’espace » (De Certeau, 1990) dont certaines ont pu être observées.

Produits autant du « dire » que du « faire », ces logiques d’action sont sans doute ce qui nous permet de mieux comprendre, pour les personnes interviewées, les années passées dans la rue.

Elles montrent pour chacune des personnes, les façons de faire particulières pour résister dans cet univers et pour préserver une marque identitaire forte indépendamment de leur statut d’« exclus » de ces lieux identificateurs tels que peuvent l’être le domicile privé et le lieu de travail.

La transformation d’un espace public en « propre1 »

Comme le souligne J.-M. De Queiroz, « L’identité sociale est intrinsèquement liée à une succession de déplacements dans l’espace des positions sociales » (De Querioz, in Paugam, 1996). Pour les personnes « sans domicile », ceci implique que le déplacement de l’intérieur des frontières à l’extérieur de celles-ci induit indubitablement, une modification au niveau de l’identité ; modification qui reste confirmée par la conscience du regard extérieur porté sur leur situation.

Elle est une des premières étapes de cet « itinéraire moral » se manifestant par l’intériorisation du sentiment d’« exclu ». Sentiment encore accru par l’absence de lieu intime, où l’on se préserve, prend soin de soi et de son corps et où l’on maintient son rapport à soi et au monde.

L’appropriation d’une parcelle d’espace public en « propre », c’est-à-dire un lieu à soi où s’établir est donc l’une des premières logiques d’action mises en place par les personnes « sans domicile ». Elle permet cette recomposition identitaire propre au territoire qui reste un gage de survie pour les personnes. L’« identité sociale virtuelle » (Goffman, 1975, p. 12), celle de « sans domicile » se transforme par ce sentiment d’appartenance au lieu, où c’est « l’espace qui m’appartient et auquel j’appartiens à mon tour. Le processus d’identification passe par l’intériorisation de ce rapport d’appartenance » (Belhedi, 2006).

Nos recherches nous ont montré que cette appropriation d’un lieu public se réalise de deux manières bien distinctes, et en fonction des finalités poursuivies par la personne.

Elle rejoint ce que la sociologue Claudia Girola exprime par la notion de « visibilité-invisibilité » où il s’agit pour la personne « sans abri » « d’être là, de trouver des solutions matérielles de survie, d’occuper l’espace public et de s’exposer pour exister (…) » (Girola, 2007).

La renégociation identitaire pour survivre « hors frontières » se réalise en deux temps bien distincts dans le quotidien des personnes « sans domicile » ces deux temps coïncident avec deux espaces bien différenciés.

Il y a tout d’abord celui associé à la manche et à la nécessité de survie matérielle, où là ce sont dans les parkings de supermarché, les entrées de commerce ou encore les halls de gare qui sont investis par les personnes et transposés en véritable lieu de travail.

Bon nombre de témoignages ont fait état de cette notion de travail dans l’exercice de la manche, comme c’est le cas pour Monsieur Joe2 qui nous explique son activité sur le parking d’un hôtel : « Je travaille, je ne fais pas la manche, les gens me donnent des sous… en échange je leur garde leur voiture, je bouge, c’est mieux de rester au bureau, je rends un service aux gens, car j’ai pas de boulot… J’ai beaucoup de clients ici (…). »

Il s’agit ici d’une des premières logiques d’action exprimées par cette personne, que nous associons à une forme de rationalisation de l’aumône, dont l’objectif primordial est de ne pas perdre sa dignité et continuer à être homme malgré les circonstances.

Cette rationalisation se réalise ici selon son histoire, celle d’ancien garagiste et commerçant, qui aujourd’hui réactive ses anciennes compétences au service de son nouveau « travail » au « bureau », le parking de l’hôtel.

De son côté Jean Luc3 rationalise la manche de manière différente. Elle s’accompagne toujours d’un retour, d’un contre-don même s’il ne se réalise pas directement, mais indirectement auprès d’une commerçante, dans la rue où il s’« emploie » quotidiennement à l’aumône : « Je l’adore… l’autre jour… je lui ai donné un coup de main… y avait un camion de pain à débarrasser… je lui ai donné un coup de main… elle me dit : je te donne deux euros, je lui ai dit j’en veux pas de tes deux euros… je lui dis je te donne un coup de main, c’est pour le plaisir… ».

La précarité extrême d’une existence dans la rue commande à la personne une surexposition afin de pourvoir à ses besoins essentiels. Pour contourner la contrainte de cette surexposition subie et engendrée par la manche, il convient d’en rationaliser son acte, la transformer en « travail » pour conserver une identité de travailleur à travers des pratiques qui « deviennent alors travail utile, travail identitaire surtout et reconnaissance de soi » (Girola, 2007, p. 569). Symboliquement cette rationalisation vient signifier la volonté de rester toujours impliqué dans des rapports sociaux avec son environnement, et dans ce « tout ». Le lieu où se fait le « travail » reste un marqueur identitaire essentiel qui permet pour ces personnes d’être reconnues de l’extérieur, comme des acteurs essentiels du lieu.

Pour autant, ce sentiment d’appartenance à un lieu, au principe même d’un remaniement identitaire se manifeste également dans ce second temps, celui où doit se gérer cette « invisibilité » dont parlait Claudia Girola.

La recherche d’un endroit reclus (squat, abri de fortune, gage d’escaliers…) devient un des paramètres essentiels de survie dans l’existence des personnes « sans domicile ». Elle constitue une véritable logique d’action se traduisant symboliquement par une transformation de l’espace public en lieu privatif, « une maîtrise du temps par la fondation d’un lieu autonome » (De Certeau, 1990, p. 60) pour reprendre les termes de Michel De Certeau définissant le « propre ».

Choisi pour sa quiétude et, sa discrétion, ce lieu est nécessaire pour permettre à la personne de prendre soin a minima de soi, se préserver et préserver son intimité.

La surexposition constante des personnes « sans domicile », enjoint celles-ci à s’octroyer quotidiennement une part d’invisibilité, à l’abri des regards. Cette dernière permettant de se protéger des aléas de la rue, mais aussi et surtout de maintenir cette identité pour « soi » dans le sens où le sociologue Erving Goffman l’entend c’est-à-dire comme « avant tout une réalité subjective, réflexive, nécessairement ressentie par l’individu en cause. » (ibid.).

Il s’agit ainsi pour les personnes vivant dans la rue de préserver cette part d’intime et mieux « se cacher pour se protéger et saisir des moments de solitude pour soi (…) » (Girola, 2007). En utilisant une des métaphores d’Erving Goffman, cet espace privatif devient la « coulisse » (Goffman, 1959), nécessaire à chacun pour y préparer et ajuster les rôles qu’il jouera sur la scène sociale.

Il représente cet endroit où se retrouver et prendre de la distance avec son quotidien et ses « rôles4 ». Il est aussi ce lieu de réflexivité nécessaire à la survie psychique, une composante majeure de cette renégociation identitaire en œuvre chez les personnes « sans domicile » qui se manifeste entre autres, par un maintien de cette identité pour « soi », celle qui permet malgré les évènements, une continuité de l’être « hors frontières ».

Dénier celui qui est passé définitivement de l’autre côté des frontières : le « clochard »

La lutte identitaire menée au quotidien par les personnes « sans domicile » afin de se préserver et supporter leur condition d’existence révélée tout au long des récits, concerne principalement des éléments synchroniques de leurs existences, en lien ou non avec des éléments diachroniques venant faire sens dans cette nouvelle situation sociale. Ceci est notamment le cas de Monsieur Joe réactivant ses anciennes compétences professionnelles afin de rationaliser la manche.

Étayée par des logiques d’action cette lutte identitaire se retrouve également dans le discours des personnes, mais de manière plus affirmée s’agissant de contourner le stigmate du « clochard ». L’objectif est ici de contrecarrer l’image par le discours qui se « caractérise par une façon de s’exercer plus que par la chose qu’il montre » (De Certeau, 1990, p. 120). En l’occurrence il est le principal élément permettant de déceler chez les personnes « sans domicile », une manière à soi de se présenter à autrui.

Erving Goffman le disait bien : « l’individu stigmatisé fait montre d’une tendance à hiérarchiser les « siens » selon le degré de visibilité et d’importunité de leur stigmate » (Goffman, 1975, p. 128).

Nous avons identifié cette constante dans chaque discours sur soi mis en avant par les personnes interviewées. Elle prend forme dans une présentation de soi calculée en s’appuyant sur cet « itinéraire moral » commun à tous, qui montre combien les personnes restent sensibles et lucides sur les représentations sociales liées à leur condition.

Elles ont expérimenté le poids de leur stigmate de pauvreté et le fait que sa visibilité quasi phénotypique ne laisse aucune alternative à l’observateur extérieur. Ils sont ceux qui ont franchi les frontières symboliques portées par notre société de consommation. Ils représentent ceux qui se sont égarés et ne peuvent se réinsérer, car depuis trop longtemps hors système.

La conscience accrue de leur stigmate de pauvreté extrême fait qu’ils ont acquis certains critères d’identité « qu’ils s’appliquent à eux-mêmes, même s’ils échouent à s’y conformer » (ibid.).

C’est peut-être cet échec qui vient nous renseigner sur deux éléments primordiaux pour l’analyse d’une autre logique d’action. Le premier demeure dans les critères liés au personnage du « clochard » présents dans leurs discours et qui, peu ou prou, sont similaires à ceux véhiculés par les représentations sociales.

Monsieur Joe nous parle du « clochard » en ces termes : « Je ne suis pas un clochard ! Je surveille les voitures, il n’y a pas de problème, je picole, comme tout le monde… il y a des hommes… des femmes qui boivent, c’est pas interdit… C’est juste pour bien réfléchir ! ». Ou encore Wrestle5 qui nous en donne sa propre définition : « Un mec qui est toujours assis dans un parc, avec une bouteille (en rigolant)… avec ses potes, qui ne se rase pas… ».

Ces deux définitions permettent de comprendre les critères qui constituent, selon les intéressés, le personnage du « clochard ». L’alcoolisme, l’incurie et l’oisiveté constituent des idées reçues récurrentes à son sujet qui se retrouvent également dans les représentations sociales. Mais ces deux définitions accordent également la possibilité de démontrer la conscience aiguë de l’image que ces personnes « en cause » véhiculent aux yeux des observateurs extérieurs.

Elles adoptent face à l’interlocuteur, une présentation de soi tacticienne présente la plupart du temps dans le discours, mais aussi dans le « faire ». C’est le cas pour Patrick6 vêtu quotidiennement comme les « normaux » qui nous exprime sa lutte au quotidien résumée dans ses mots : « faut le prouver qu’on n’est pas un clodo, ça… Faut le faire ! »

Assoir aux yeux d’autrui une identité en dehors de celle qu’assignent mécaniquement ses conditions d’existence, celle de « clochard », caractérise une logique d’action destinée à préserver sa dignité et un « maintien de soi » (Pichon, 2002, p. 12) essentiel dans une situation de dénuement total. Pour ce faire, la hiérarchisation des « siens » (Goffman, 1975) est de mise et démontre le jeu des apparences dont usent les personnes « sans domicile fixe » afin de se redéfinir aux yeux de l’observateur extérieur et conserver cette identité pour « soi ».

Mais cette tactique dans la présentation ne peut se faire sans cet « itinéraire moral » dont ils se servent afin de renverser l’asymétrie dans les rapports sociaux. Ils utilisent l’image du « clochard » qu’ils savent prégnante dans l’inconscient collectif, comme repoussoir face aux effets de leur condition et pour sauvegarder la « reconnaissance de leur identité positive » (Girola, 2011) au regard de leur situation.

Ce jeu des « ambivalences », se construit au service d’une renégociation identitaire afin d’affirmer un autre « je », synonyme de subjectivation forte et d’une identité préservée aux interstices de l’espace social, c’est-à-dire ni totalement dehors, ni totalement dedans. Cette stratégie dans le discours est autant un moyen de résister au stigmate qu’une façon de changer les perceptions sur cet autre que leur situation spatio-sociale désigne.

D’étrangers ayant franchi les frontières symboliques, ils peuvent redevenir ces « inclus », certes dans une situation sociale différentielle, mais faisant pour autant encore partie de ce « tout ».

La tactique discursive de distinction par rapport à l’icône de l’« exclusion » permet à nouveau de se sentir « inclus », et de faire encore partie de la communauté des « normaux » (Goffman, 1975, p. 15).

Dans ce cas précis nous parlerions alors de ces « tentatives d’« épurement » par lesquelles l’individu stigmatisé s’efforce non seulement de « normifier » sa conduite, mais aussi d’amender celle de certains de ses pareils » (ibid. p. 129).

Ces stratégies d’« épurement identitaire » comme nous pourrions les nommer sont ainsi plus globalement à la base d’un remaniement identitaire de survie face aux effets portés par leur condition d’existence. Elles leur procurent la possibilité de s’envisager encore et toujours dans le système, mais de manière différente. Elles expriment en soi une manière à soi bien spécifique de résister dans l’espace liminal que matérialise la rue.

Conclusion

Matériellement ou symboliquement, les frontières sont avant tout le produit d’une délimitation dont la finalité n’est autre que la définition de l’identité du groupe que ces dernières « enferment ».

La frontière clôt un lieu qui permet à l’individu qui y habite, de s’identifier à ce lieu et par là même de se différencier d’autrui afin de pouvoir exister et coexister avec lui. Mais les frontières sont également là pour être franchies et pour de multiples raisons liées fréquemment à la découverte de l’exotisme : l’autre dans son monde.

Un exotisme qui fait défaut lorsqu’il s’agit de franchir les frontières symboliques nous séparant des plus précaires de notre territoire afin d’y analyser les conditions d’existence.

À leur contact nous avons découvert, non pas les rebus « hors frontières » d’une société de consommation, pas plus que des individus reclus formant une microsociété.

Nous avons côtoyé des hommes qui malgré les pertes, parviennent à résister par la mise en place de logiques d’action au service d’une renégociation identitaire de survie leur permettant encore d’appartenir au « tout » et d’y développer des rapports sociaux.

De fait, le sentiment d’« exclusion » et de domination objective qu’engendre leur condition se transforme chez ces personnes, dans le verbe et l’acte c’est-à-dire en se jouant des contraintes liées à leur situation sociale pour rester elles-mêmes malgré tout et dans ce « tout ».

Par analogie avec l’image des peuples colonisés de Michel De Certeau, ceux qui ne pouvaient fuir la colonisation, les personnes « sans domicile » prisonnières des frontières symboliques et de leur condition, « métaphorisent (également) l’ordre dominant en le faisant fonctionner sur un autre registre. Ils restent autres, à l’intérieur du système qu’ils assimilent et qui les assimile de l’extérieur » (De Certeau, 1990, p. 54). Une manière à soi de se rattacher encore au système et de rester parmi « nous » (Elias, 1991).

1 Un « propre » c’est-à-dire « le lieu du pouvoir et du vouloir propres », in De Certeau M. (1990), L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris

2 Personne « sans domicile » depuis plus de quinze ans, avec qui nous avons mené un récit de vie sur une durée d’un an à Colmar.

3 Personne « sans domicile fixe » depuis dix ans avec qui nous avons mené un récit de vie de deux mois à Colmar.

4 Nous n’avons pas la possibilité ici de détailler l’ensemble des « rôles » endossés par les personnes « sans domicile » et qui restent une composante

5 Personne « sans domicile » depuis dix ans avec qui nous avons mené un récit de vie de deux mois à Mulhouse.

6 Personne « sans domicile » depuis dix ans avec qui nous avons mené un récit de vie sur près d’un mois à Belfort.

Bibliographie

Belhedi, A., 2006, « Territoires, appartenance et identification. Quelques réflexions à partir du cas tunisien », L’espace géographique, t. 35.

Bertaux, D., 2010, L’enquête et ses méthodes. Le récit de vie, Paris, Armand Colin [troisième édition].

De Certeau, M., 1990, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard.

De Queiroz, J.M., 1996, Exclusion, identité et désaffection, in Paugam S. L’exclusion - L’état des savoirs, Paris, La Découverte.

Girola, C., 2007, De l’homme liminaire à la personne sociale. La lutte au quotidien des sans-abri, Lille, ARNT Diffusion.

Girola, C., 2011, Vivre sans abri. De la mémoire des lieux à l’affirmation de soi, Paris, Éditions rue d’ULM/Presses de l’École Normale Supérieure.

Goffman, E., 1959, La mise en scène de la vie quotidienne, La présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit.

Goffman, E., 1975, stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Édition de Minuit.

Goffman, E., 1979, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, trad. de Liliane et Claude Lainé, Paris, Éditions de Minuit.

Lévi Strauss, C., 2008, Introduction à l’œuvre de M. Mauss, in Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.

Mauss, M., 2008, Sociologie et anthropologie. Paris, PUF [huitième édition].

Norbert, E., 1991, La société des individus, Paris, Édition Fayard.

Pichon, P., 2002, « Vivre sans domicile fixe : l’épreuve de l’habitat précaire », Communications, vol. 13, n° 1.

Simmel, G., 1908, Digressions sur l’étranger, l’École de Chicago, Paris, Éditions Aubier.

Notes

1 Un « propre » c’est-à-dire « le lieu du pouvoir et du vouloir propres », in De Certeau M. (1990), L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, p. 59.

2 Personne « sans domicile » depuis plus de quinze ans, avec qui nous avons mené un récit de vie sur une durée d’un an à Colmar.

3 Personne « sans domicile fixe » depuis dix ans avec qui nous avons mené un récit de vie de deux mois à Colmar.

4 Nous n’avons pas la possibilité ici de détailler l’ensemble des « rôles » endossés par les personnes « sans domicile » et qui restent une composante majeure des logiques d’action mises en place pour résister. Nous pouvons entre autres, parler de Monsieur Joe qui s’applique à être le surveillant du parking, ou encore à maintenir son « rôle » de père en pourvoyant toujours à l’éducation de ses enfants qu’il côtoie régulièrement. D’autres personnes encore comme Wrestle qui endosse le « rôle » de bénévole auprès d’une association de toxicomanes…

5 Personne « sans domicile » depuis dix ans avec qui nous avons mené un récit de vie de deux mois à Mulhouse.

6 Personne « sans domicile » depuis dix ans avec qui nous avons mené un récit de vie sur près d’un mois à Belfort.

Citer cet article

Référence électronique

Lionel Saporiti, « La lutte identitaire pour franchir et s’affranchir des frontières symboliques : la situation des « sans domiciles fixes » », Strathèse [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 01 septembre 2015, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=201

Auteur

Lionel Saporiti

UMR7367 Dynamiques Européennes

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