Cet article décrit l’état de conservation et de restauration des peintures murales de la chapelle basse de la collégiale de Saint-Bonnet-le-Château (par la suite « la chapelle basse de Saint-Bonnet »), fondée en 1400 [voir Fig. 1]1. Saint-Bonnet-le-Château est une petite localité dans les monts du Forez, à 850 mètres d’altitude, dans le département de la Loire. La collégiale est édifiée sur un promontoire qui domine la ville. La chapelle basse, au sud-est de l’édifice, a la forme d’un rectangle d’environ 9 mètres sur 7 mètres. Le décor se compose de douze scènes empruntées au nouveau testament [voir Fig. 2]. Elles ont subi plusieurs interventions au cours des siècles.
Fig. 1 : Collégiale de Saint-Bonnet-le-Château, cl. Y. Katsutani, 2015.
Fig. 2 : Plan de la chapelle basse : -1. la Crucifixion, mur nord-est du chœur, -2. Noli me tangere, mur est du chœur, -3. l’Annonciation, mur sud-est du chœur, -4. un Ballet d’anges pleureurs, voûte du chœur, -5. saint Matthieu et saint Jean, voûte du chœur, -6. saint Luc et saint Marc, voûte du chœur, -7. Ponce Pilate et la mise au tombeau, mur nord, -8. les Anges musiciens, voûte de la nef, -9. la Nativité et l’Adoration des Mages, mur sud, -10. l’Enfer, voussure de la porte nord, -11. le Couronnement de la Vierge, mur ouest, -12. l’Annonce aux Bergers, voussure de la porte sud.
Du point de vue de la conservation de l’état original des œuvres, ces interventions répondent aux principes de la réversibilité et de la visibilité des actions effectuées, et à celui de l’intervention minimale2, même s’ils n’ont été codifiés que dans les années 1960. Au 19e et au début du 20e siècle, le respect de l’œuvre originale était secondaire. Les restaurateurs y étaient peu sensibles et leurs moyens techniques étaient rudimentaires. Ces restaurations cherchaient à rester discrètes car elles répondaient à une autre vision de la restauration : travailler par fines touches et tenter d’effacer les avaries du temps. « Un habile restaurateur ne doit pas se borner à repeindre des fragments endommagés, il lui faut peindre un peu partout en sorte que le tableau semble peint nouvellement » (Goupilet Desloges, Traité, 1867 [cité par Mohen, 1999, p. 206]). Dans cette conception de la restauration, vouloir redécouvrir les principes d’organisation d’une œuvre picturale du Moyen-Âge débouchait inévitablement sur un malentendu culturel.
Dans le but de cerner aussi précisément que possible l’état original du décor de la chapelle basse de Saint-Bonnet, j’adopte une approche historique pour analyser les diverses conceptions de la restauration, ainsi que les techniques mises en œuvre. L’examen critique de ce processus devrait permettre, à terme, d’atteindre les éléments originaux du décor.
Technique originale de la peinture et examen de son état présent
La scène de la Crucifixion et celle du Couronnement de la Vierge ont été réalisées avec une technique mixte : tempéra et huile3 posées sur une préparation à base de colle protéinique. Celle-ci est appliquée sur un enduit de sable et de chaux. Les autres compositions présentent un aspect différent, plus grenu ; le substrat est aussi composé de sable et de chaux. Le premier niveau d’exécution est la pose de la fresque et le second comprend la dorure et le modelé, posés à l’aide d’un liant protéinique (Bouquin, 1996a, 1997 ; Laboratoire de recherche des Monuments historiques, 1997).
Les peintures sont relativement solides, mais elles ont été altérées par des agents extérieurs (insectes ou chauve-souris), également par les personnes qui ont fréquenté régulièrement les lieux. Des micro-organismes ont proliféré sur les murs. L’humidité a été la cause majeure de la dégradation des peintures, en raison de la position basse de la crypte. Les fresques présentent aujourd’hui de nombreuses altérations4 : accidents divers, moisissures, taches d’humidité verdâtres ou noires, etc.
À la fin du 19e et au début du 20e siècle les restaurateurs accordaient plus d’importance à la restitution de l’aspect orignal de l’objet qu’à la conservation de son état présent. Au milieu de 20e siècle, on commençait à réduire les interventions avec le souci de conserver l’état présent en vue d’assurer la survie de l’objet et sa transmission aux générations futures. De plus, les techniques de conservation se sont prodigieusement développées. Quatre restaurations des peintures murales de Saint-Bonnet reflètent les changements opérés au fil du temps.
La restauration par Lucien Bégule (1877-1878)
La première restauration moderne a été effectuée en 1877 par Lucien Bégule (1848-1935), archéologue et peintre-verrier lyonnais. Les travaux ont été commandés par « la Diana », une société savante fondée en 1863 et vouée à l’étude historique et archéologique de l’ancien comté du Forez.
Au 19e siècle, les administrations des monuments historiques prospéraient5. En 1830, le ministre de l’Intérieur François Guizot (1787-1874) créa le corps des inspecteurs des Monuments historiques, dont le premier fut Ludovic Vitet (1802-1873). Prosper Mérimée (1803-1870) lui succéda en 1834 et il commença une tournée d’inspection nationale de l’héritage monumental. La Commission des Monuments historiques fut fondée en 1837. Elle réalisa au cours du 19e siècle de nombreux travaux de conservation. Elle fixa en 1887 les critères et la procédure de classement.
Des sociétés consacrées à la conservation furent créées dans la plupart des régions de France. La Diana décida d’engager une nouvelle restauration des peintures de la chapelle basse de Saint-Bonnet. Elle confia l’exécution de ce projet à Lucien Bégule, membre correspondant de cette société. Le rapport d’inspection antérieur à la restauration (Poidebard, 1879) et deux textes postérieurs à l’intervention de Lucien Bégule (1879, 1886) donnent un aperçu de l’étendue des travaux. Ces documents comprennent des descriptions et des dessins de l’état original, mais sans indiquer clairement la méthode et les procédures de restauration. À cela s’ajoutent deux textes signés par des archéologues et publiés avant la restauration, rapportant des observations sur l’état original (Guillien, 1845 ; Barban, 1858). Les descriptions et les images de ces publications peuvent être confrontées à divers documents publiés après la restauration de Lucien Bégule et avant celles du 20e siècle : une étude historique publiée par deux prêtres (Condamin et Langlois, 1885), une étude illustrée avec les premières images photographiques des peintures murales (Déchelette, 1900) enfin des relevés aquarellés6 des peintures murales réalisés en 1895 et en 1924 par Louis-Joseph Yperman, de son temps un virtuose de l’aquarelle documentaire. Ses aquarelles rendaient fidèlement l’état de la peinture murale avec les altérations du support, les lacunes, les ruissellements7.
Avant les restaurations du 19e siècle, les peintures de la chapelle basse de Saint-Bonnet étaient en partie masquées par un badigeon apposé postérieurement. Lucien Bégule essaya de l’enlever. La scène de l’Annonce aux Bergers [voir Fig. 3], apposée sur la voûte d’un couloir d’entrée, était entièrement couverte par un badigeon gris qui fut déposé lors de cette première restauration (Bégule, 1879, p. 17 ; Poidebard, 1879, p. 111-112). Lucien Bégule a également fait disparaître un badigeon azur qui couvrait plusieurs parois au fond de l’abside. Cette opération permit de retrouver dans leur état primitif la scène du Noli me tangere [voir Fig. 4] et une composition de tiges de lis et d’iris ornant les ébrasements des fenêtres. En revanche, un dessin de Charles Beauverie, reproduit dans une publication de Joseph Déchelette (1900) [voir Fig. 5.1 et 5.2] indique que Bégule a conservé la couche à l’huile du 17e siècle qui recouvrait intégralement la scène de la Mise au tombeau, jugeant qu’il risquait de détruire la couche originale en raison de sa fragilité (Bégule, 1879, p. 11). Lucien Bégule était un restaurateur assez prudent et il a adopté une attitude respectueuse de la matière picturale d’origine, évitant d’ajouter trop de reprises picturales sur la partie complétement dégradée.
En 1858, avant la restauration, André Barban avait observé qu’il y avait, à droite du visage de Marie dans la scène du Couronnement de la Vierge, une représentation de Dieu le Père et d’Anges musiciens. Tout cela est presque entièrement effacé et il n’en subsiste aujourd’hui que quelques traces de couleur. Le relevé fait par Louis-Joseph Yperman en 1895 [voir Fig. 6] et la photo reproduite dans une publication de Joseph Déchelette (1900) [voir Fig. 7] après l’intervention de Lucien Bégule, témoignent également de la faiblesse de la couche picturale. Ce texte et ces images permettent de vérifier que les reprises picturales de Lucien Bégule ont été très légères.
Cette attitude très particulière en matière de restauration par rapport aux autres restaurateurs de cette époque s’explique par la carrière de Lucien Bégule. Il a reçu une double formation au collège des Jésuites de Mongré, pour se préparer aux métiers d’écrivain archéologue et peintre-verrier (Villelongue, 1983 ; Villelongue et Wagner, 2005). À Paris, il était en relation avec l’archéologue Édouard Didron (1836-1902), neveu de l’archéologue Adolphe Napoléon Didron (1806-1867) (Hardouin-Fugier, 1994, p. 45). Trois ans après la restauration, il publia Monographie de la cathédrale de Lyon (1880) qui connut une large diffusion8.
Lors de son intervention sur les peintures murales de Saint-Bonnet, Lucien Bégule a agi en archéologue soucieux de se rapprocher du passé et non en artiste ou créateur. Cette démarche est particulièrement sensible dans ses travaux sur la scène de la Crucifixion. Barban a également remarqué que, dans la scène du Calvaire, la partie basse est presque entièrement effacée (1858, p. 8). Cet état s’observe encore sur le relevé aquarellé de 1895 [voir Fig. 8]. Les images de 1900 [voir Fig. 9.1 et 9.2] et de 1924 [voir Fig. 10] révèlent un décollement de l’enduit au niveau du genou gauche de Balthazar. Cette lacune confirme aussi que Lucien Bégule a effectué une restauration minimale – et nullement recréatrice.
Fig. 9 : Dessin de la Nativité et l’Adoration des mages par C. Beauverie avant 1900 (Déchelette, 1900, p. 44).
Fig. 9 : Dessin de la Nativité et l’Adoration des mages par C. Beauverie avant 1900 (Déchelette, 1900, p. 44), indication Y. Katsutani.
La restauration par Louis-Joseph Yperman (1924-1925)
Le 12 octobre 1922, l’église dans sa totalité a été classée monument historique (convention de patrimoine de la Collégiale de Saint-Bonnet-le-Château, Ministère de la culture, Numéro Mérimée : PA00117578, 042-SAINT-BONNET-LE-CHATEAU, Cote Valois : 42204 2 002). Deux ans après, la Commission supérieure des monuments historiques a sollicité Louis-Joseph Yperman (1856-1935), restaurateur et peintre. Formé à l’École des beaux-arts de Paris, il débuta sa carrière en 1893. Jusqu’à son dernier travail en 1928, il œuvra comme restaurateur et copiste de relevés auprès de la Commission des Monuments historiques. Il travailla un peu partout en France, notamment en Bourgogne.
Il avait la réputation d’un restaurateur habile, capable de mener à bien des travaux difficiles. Son travail est aujourd’hui souvent décrié en raison des surpeints et des repeints picturaux et de négligences sur la préservation de l’original9. Sa restauration la plus connue est celle des fresques du Palais des Papes d’Avignon effectuée entre 1907 et 1909. Ici, il a complété les lacunes par des restitutions imaginaires. Il a également fait des reprises picturales trop couvrantes sur les fresques originales. Ces excès ont été « dé-restaurés » entre 1971 et 1980, sous la direction de François Enaud10, inspecteur des Monuments historiques qui fut aussi chargé de la restauration de la chapelle basse de Saint-Bonnet. Comment Louis-Joseph Yperman a-t-il effectué la restauration de la chapelle basse de Saint-Bonnet ? A-t-il également couvert les peintures murales ?
Son rapport est perdu, ainsi que son devis. On possède un acte comptable du Bureau des monuments historiques daté du 22 août 1924, décrivant l’objet des travaux et faisant état des dépenses engagées (Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, section des objets mobiliers, cote 42140). On peut seulement imaginer le type d’intervention pratiqué par Louis-Joseph Yperman à Saint-Bonnet à la lumière de ses autres restaurations de peintures murales et des photographies prises en 1952 par Philippe Hurault, d’autres en 1959 par Marcel Nicaud, au cours des travaux de restauration qui suivirent. Un texte de François Enaud (1961), après la restauration suivante, apporte également quelques informations.
Les photographies montrent que la couche la plus récente (du 17e siècle) de la scène de la Mise au tombeau n’a pas été déposée par Louis-Joseph Yperman [voir Fig. 11.1 et 11.2]. Il n’a pas ajouté de retouches picturales sur les parties basses où le décor original avait disparu. Les photographies prises en 1952 de la scène de la Crucifixion [voir Fig. 12] indiquent que ces parties se trouvaient dans un état comparable aux aperçus des dessins de Lucien Bégule avant 1886 [voir Fig. 13] et le relevé de Louis-Joseph Yperman de 1895 [voir Fig. 8]. Même le relevé de la Nativité de 1924 [voir Fig. 14] et la photo prise en 1959 présentant l’état initial de la restauration de Marcel Nicaud [voir Fig. 15] indiquent qu’une petite partie des genoux de Balthazar n’a pas fait l’objet de reprise picturale.
Fig. 11.1 : Photo de la Mise au tombeau par Ph. Hurault en 1952, Cité de l’architecture et du patrimoine – Collection du Musée des monuments français.
Fig. 12 : Photo de la crucifixion par Ph. Hurault en 1952, Cité de l’architecture et du patrimoine – Collection du Musée des monuments français.
Fig. 13 : Dessin de La Crucufixion par Bégule avant 1886 (Bégule, 1886, entre les pages 411 et 412).
Fig. 14 : Relevé de la Nativité et l’Adoration des Mages par L. J. Yperman en 1924, La Nativité et l’Adoration des mages en 1959, État initial de la restauration de M. Nicaud.
Lucien Bégule et Louis-Joseph Yperman ont toutefois repeint (en recouvrant la totalité des couches picturales sur l’enduit de préparation d’origine) et surpeint (directement sur une couche originale)11, ce qui est proscrit aujourd’hui. Ces retouches picturales anciennes demeurent encore visibles.
Quelques parties noircies se trouvent autour des visages et des mains de Pilate et des soldats [voir Fig. 16.1 et 16.2]. D’après Robert Bouquin, auteur de la dernière restauration de Saint-Bonnet (dans un entretien, 2013), ce sont peut-être des endroits qui ont été retouchés avec des couleurs de gouache ou de tempéra liées à la caséine. Les restaurateurs de la fin de 19e ou du début du 20e siècle se sont efforcés de laisser une trace aussi discrète que possible de leur travail. Quelques années après la restauration, les parties restaurées ont commencé à se détacher à cause de l’altération physique du matériau.
Ces restaurateurs ont souvent souligné les contours pour affirmer le dessin. Aux peintures murales de l’église Sainte-Barbe à Chambolle-Musigny, on remarque la manière dont Louis-Joseph Yperman a accentué le creux des ombres des vêtements des personnages représentés dans la première travée sud12 [voir Fig. 17]. Dans la chapelle basse de Saint-Bonnet, on observe ce type d’intervention sur un bord du vêtement de Marie de la scène de l’Annonciation et même sur la lèvre, les yeux et le nez de la Vierge [voir Fig. 18]. Des contours noirs ne s’intègrent pas dans l’ensemble et tranchent sur les autres, exécutés dans des teintes brunâtres. Le visage de la donatrice [voir Fig. 19], qui n’a pas fait l’objet de retouches picturales et qui est mieux conservé, n’est pas véritablement dessiné, mais suggéré par un jeu d’ombres colorées. Les contours sont précisés à l’aide d’une ligne brune, très fine, qui contribue à souligner les éléments de la forme.
Fig. 17 : Détail de la première travée sur mur sud, Église Sainte-Barbe, Chambolle-Musigny, cl. Y. Katsutani, 2015.
Sur le visage de la Vierge de l’Annonciation, le noir sur les yeux, le nez et une partie de la bordure du voile tranche par rapport au visage dont le pigment est dégradé. Le fait que le dessin ne soit pas intégré à l’ensemble, indique à l’évidence que ces interventions ont complété un original dégradé. Dans la scène de l’Adoration, la bouche de Melchior porte des interventions de même nature [voir Fig. 20]. Ce type de restauration s’observe surtout dans les scènes les mieux conservées : ainsi les plis du vêtement de Saint Luc [voir Fig. 21] présentent un relief qui tranche sur d’autres éléments du même vêtement, aux contours discrets et bien intégrés dans un ensemble toutefois dégradé. L’artiste de Saint-Bonnet a eu tendance à structurer les formes non par des dessins, mais par des couleurs. Lorsqu’il dessine un vêtement, il utilise le noir sous forme d’ombres destinées à suggérer un volume [voir Fig. 22].
La perception visuelle des différences entre l’état original et les restaurations ne repose que sur des aspects physiques, comme l’état diversement dégradé des différentes couches ou les différentes nuances des pigments. Elle permet toutefois d’appréhender l’écart absolu entre l’état d’esprit de l’artiste médiéval et l’attitude du restaurateur moderne. Cet écart est particulièrement sensible dans le dessin. À l’évidence, les contours apposés par les restaurateurs sont bien loin de la grâce et de la finesse du dessin gothique. Ainsi la scène de l’Annonce aux Bergers [voir Fig. 3], peu restaurée car ayant subi des dégâts trop importants, témoigne de la qualité du dessin de l’artiste médiéval. La couche picturale rouge est presque entièrement dégradée et permet une meilleure lecture de la qualité du dessin [voir Fig. 23]. La ligne ondulée indique que l’auteur a spontanément modifié la vitesse et la force de la main. En revanche, on perçoit les raideurs et les hésitations des dessins réalisés par le restaurateur au moment de ses interventions picturales.
On trouve un peu partout des retouches de ce type, mais c’est sur les murs qu’elles sont les mieux conservées, ainsi dans les scènes des Anges musiciens, des Évangélistes, de la Nativité et de l’Adoration des Mages. Dans des scènes plus dégradées, par exemple celle de l’Annonce aux Bergers, on n’a plus ajouté de surpeints car toute intervention serait devenue trop apparente.
Lucien Bégule et Louis-Joseph Yperman ont restauré les peintures murales de la chapelle basse de Saint-Bonnet avec prudence et avec attention pour ne pas abîmer l’original. Ils pouvaient toutefois repeindre et surpeindre pour reconstituer la vivacité des peintures. Ils ne se s’éloignent pas de la conception de la restauration de cette époque pour refaire l’objet comme s’il venait tout juste d’être réalisé. La restauration suivante qui a été réalisée au milieu de 20e siècle, témoigne d’une autre manière, d’une autre technique et d’une autre conception de la restauration que celles de Lucien Bégule et Louis-Joseph Yperman.
La restauration de Marcel Nicaud (1959)
Les principes modernes de la restauration ont vu le jour au milieu du 20e siècle. Cesare Brandi (1906-1988), historien de l’art italien, fondateur de l’Institut central de restauration de Rome, a dispensé des cours sur l’histoire et la théorie de la restauration à l’université de Rome à partir de 1948 et a publié Thèoria del Restauro en 1963 sur la base de ces cours. Dans ce livre, il a posé que « la restauration constitue le moment méthodologique de la reconnaissance de l’œuvre d’art, dans sa consistance physique, sa double polarité esthétique et historique, en vue de sa transmission aux générations futures » (Brandi, 2001, p. 30). Il convient de rétablir l’œuvre dans son état original au titre d’une expérience esthétique, tout en conservant les traces des temps passés au titre d’un témoignage historique. Il a établi un second principe de restauration : « La restauration doit viser à rétablir l’unité potentielle de l’œuvre d’art, à condition que cela soit possible sans commettre un faux artistique, ou un faux historique, et sans effacer aucune trace du passage de cette œuvre d’art dans le temps » (Ibidem, p. 32).
La triple règle de la restauration : stabilité, lisibilité et réversibilité, est désormais communément acceptée13 :
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stabilité : le matériel est stable dans le temps,
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lisibilité : la partie restaurée est à la fois similaire à – et distincte de – la partie originale,
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réversibilité : on peut enlever le matériau postérieurement, sans endommager l’original.
Ces principes sont le cœur de la charte de Venise de 1964. Ils ont également fait évoluer la technique et la méthode. Les restaurations postérieures se distinguent nettement des restaurations antérieures.
La troisième restauration a été effectuée en décembre 1959 par les soins de Marcel Nicaud et de l’inspecteur des Monuments historiques François Enaud, sous la direction de l’inspecteur général Jean Verrier. Les documents administratifs conservés à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, section des objets mobiliers, sous la cote 42 140 témoignent de cette restauration. Il s’agit principalement d’une série de photographies qui documentent les diverses étapes de la restauration ainsi que des photographies prises en 1952 par Philippe Hurault. François Enaud a publié un article sur la méthode de restauration mise en œuvre par Marcel Nicaud (Enaud, 1961).
Selon un rapport administratif, les peintures ont été surpeintes aux trois quarts par un « infâme barbouilleur », mais le reste avait été attaqué par le salpêtre juste avant la restauration (Lettre du 18 mars 1954, signée Brun (?), sur papier à en-tête du Ministère de l’éducation nationale, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, section des objets mobiliers, sous la cote 42140). Pour la remise en état, Marcel Nicaud a asséché l’atmosphère et nettoyé les peintures par pulvérisation de fongicides pour supprimer les poussières, moisissures et champignons. Puis il a cureté les bouchements au plâtre qui maintenaient l’humidité, assaini par grattage les efflorescences minérales et durci les enduits pulvérulents par imprégnation de résine. Après avoir fait une injection de stuc plastifié pour refixer les enduits cloqués, tous les trous ont été rebouchés au mortier de chaux. Il a essayé d’enlever la couche du 17e siècle dans une scène de la mise au tombeau mais, n’y étant pas parfaitement parvenu, il a appliqué un badigeon sur cette scène pour éviter la confusion entre les peintures des deux périodes (dans un entretien avec Bouquin, 2013).
Pour toute restauration picturale, il a mis de simples maquillages à tempéra, apposés sur les lacunes de l’enduit. Les teintes des raccords, assez voisines des tons d’origine, étaient « de valeur légèrement moins soutenue », en accord avec les principes fondamentaux de la restauration : la visibilité et la réversibilité. Après séchage, il a posé un vernis spécial alcoolisé destiné à protéger la peinture et constituer un film transparent assurant l’isolation de la surface (Enaud, 1961, p. 64).
Dans la scène des Anges pleureurs, le vêtement blanc d’un ange, présente plusieurs parties retouchées qui donnent une impression de légèreté et de transparence [voir Fig. 24]. Cette restauration permet de différencier la partie restaurée de la partie originale. Elle est réversible et peut être corrigée ultérieurement. Il s’agit sûrement d’une restauration effectuée par Marcel Nicaud en 1959 selon les principes modernes. Comme les autres restaurations, ce type de retouches picturales se retrouve un peu partout sur les scènes les mieux conservées.
Dans la restauration de la chapelle basse de Saint-Bonnet du milieu du 20e siècle, la partie originale et la partie restaurée ont été bien différenciées par Marcel Nicaud pour respecter l’objet original alors que les restaurateurs précédents ont exécutés au contraire des retouches dissimulées pour reconstituer la vivacité de l’objet.
On trouvera encore un renforcement de cette conception de l’objet d’art visant à préserver les traces des temps passés et un changement dans la manière de restaurer dans des travaux de Robert Bouquin.
La restauration de Robert Bouquin et l’examen chimique (1996-1998)
Robert Bouquin a effectué la dernière restauration, entre 1996 et 1998 sous la direction d’Isabelle Denis, inspecteur des Monuments historiques. Ces travaux sont documentés par un rapport de Robert Bouquin (1997). Après avoir examiné la dégradation des peintures due à l’humidité, il en a fait un relevé demeuré inédit14. Pour rétablir l’état original et le préserver, il a fixé les surfaces pulvérulentes et a réappliqué les surfaces soulevées et en partie détachées du support. Il a également procédé à une consolidation par imprégnation des enduits désagrégés (intonaco) et à des injections en profondeur (arriccio) (Bouquin, 1996b).
Il a procédé à un nettoyage destiné à éliminer le silicate de soude appliqué par un restaurateur précédent. Ce nettoyage a été réalisé sur l’ensemble des peintures murales. De plus, il a réussi à enlever le fixatif à base de Rhodopas (qui a sans doute été appliqué par Marcel Nicaud)15 et les surpeints à l’huile. Il a procédé à une élimination partielle de la couche de badigeon qui recouvrait la partie du 17e siècle de la Mise au tombeau et qui subsiste aujourd’hui. Tous les enduits et les mortiers constitués de plâtre, stuc plastifié ou ciment ont été extraits. Les lacunes ont été ensuite comblées au mortier de chaux. Une réintégration ponctuelle des épidermages et des accidents, en particulier de la scène de la Crucifixion [voir Fig. 25], a été réalisée par la suite à l’aquarelle, ce qui est une nouvelle méthode dans la restauration picturale de la chapelle basse de Saint-Bonnet.
Louis-Joseph Yperman a probablement pratiqué la gouache, comme dans ses autres travaux, tandis que Marcel Nicaud a utilisé la tempéra. Ces deux matières sont composées de pigment et de liant, soit une résine, soit de la gomme arabique ou bien de la caséine. En revanche, l’aquarelle est liée au miel ou à l’aide d’une résine naturelle plus légère que celles de la gouache ou de la tempéra. On peut enlever l’aquarelle avec de l’eau et une éponge encore plus facilement que les autres. De plus, l’aquarelle est plus stable que les autres qui possèdent beaucoup plus de liant. La tempéra et la gouache deviennent plus foncées et noircissent avec le temps, parce que les liants vieillissent plus vite que les pigments. L’aquarelle est désormais considérée comme la meilleure méthode de réintégration, dans la perspective de la conservation de l’objet.
À cette époque on avait également retouché à l’aquarelle le fond d’or de la scène de la Crucifixion pour redonner une vivacité à l’œuvre. Cette intervention fut pourtant annulée en cours d’exécution et les retouches déjà effectuées furent déposées sur une décision de l’inspecteur Frédéric Heliot, désormais en charge du chantier (dans un entretien avec Bouquin, 2013). On peut supposer qu’il voulait conserver la « patine16 » pour respecter l’équilibre avec les autres murs. Cette histoire révèle une attitude moderne, à savoir que l’on doit conserver la trace du passé à la fois dans la totalité de l’œuvre comme dans ses parties. Cette idée contraste singulièrement avec celle qui préconise de restituer l’état original de l’œuvre à l’aide de retouches picturales directement apposées sur l’objet du temps de Lucien Bégule et de Louis-Joseph Yperman.
Au cours de cette intervention, Isabelle Denis a demandé une étude chimique des peintures auprès du laboratoire des Monuments historiques afin d’étudier la technique et établir l’historique des interventions. Des échantillons de douze parties des murs ont été prélevés à cette fin par Robert Bouquin, après consolidation des peintures. Ces échantillons ont fait l’objet d’une série d’examens physico-chimiques documentés par le rapport scientifique (Laboratoire de recherche des Monuments historiques, 1997). Ces examens ont révélé la technique relativement simple utilisée à l’époque et ils ont permis de retrouver plusieurs surpeints directement apposés sur la couche originale. Le rapport concluait que les peintures sont du 15e et du 17e siècle et qu’il subsiste plusieurs restaurations picturales d’anciens restaurateurs.
Conclusion
Au fil du temps, les restaurateurs successifs ont enlevé certains éléments des peintures murales de Saint-Bonnet qui avaient été ajoutés depuis le 17e siècle. Ce faisant, chaque restaurateur a effectué, chacun à sa manière, diverses retouches picturales. Toutefois, les parties très dégradées, et celles où la couche picturale a complétement disparu, ont subi peu d’interventions, de sorte que ces restaurations ne peuvent être accusées de trahison, même si certains ajouts ont contribué à accentuer les dessins originaux. On peut conclure que les peintures murales de la chapelle basse de Saint-Bonnet, dans leur état présent, sont assez proches de l’original.
La mise en perspective de ces restaurations successives montre aussi qu’une œuvre d’art est à la fois le produit d’une expérience esthétique et un legs historique. L’approche de cette œuvre exige de la part du restaurateur deux attitudes contradictoires : agir avec le souci de l’expérience esthétique, l’obligeant à restituer l’état primitif en multipliant les retouches picturales ; agir pour le respect du legs historique, l’oblige à conserver les traces des temps passés. Les convictions et l’éthique de chaque restaurateur restent dominées par les jugements de valeurs de son temps.
Le premier restaurateur, Lucien Bégule était peintre-verrier en même temps qu’archéologue. Cette double carrière le distingue des autres restaurateurs contemporains qui sont très souvent peintres et créateurs. Sa réintégration était assez prudente et il a bien conservé les traces des temps passés en les considérant, en archéologue, comme une partie intégrante de l’objet d’art. Ensuite, Louis-Joseph Yperman est également intervenu de façon relativement modeste avec beaucoup de respect de l’état présent. Il n’a pas procédé à des retouches picturales, même dans des parties pouvant facilement repeintes. Toutefois ces restaurateurs sont intervenus directement sur la couche picturale originale. Ce type d’intervention n’est plus n’accepté de nos jours, en raison du risque d’abîmer la peinture originale. Lucien Bégule et Louis-Joseph Yperman ne pouvaient pas se défaire de la conception de la restauration de l’époque ayant pour but de reconstituer la vivacité de l’objet bien qu’ils aient été des restaurateurs assez prudents et soigneux.
Au milieu du 20e siècle, la doctrine et l’éthique de la restauration ont considérablement changé. Stabilité, visibilité et réversibilité sont devenues des principes de restauration. En 1959, Marcel Nicaud a fait un nettoyage et un refixage attentif, mais en n’intervenant picturalement que dans des parties où la couche picturale avait disparu. Ce faisant, il a apposé à l’aide de tempéra réversible des teintes moins denses que celles des parties originales. Robert Bouquin a examiné le problème de l’humidité et il a pris soin d’en protéger les peintures. Ses retouches picturales dans la scène de la Crucifixion ont été exécutées à l’aquarelle, qui affecte moins l’original que la tempéra ou la gouache. À la suite des recommandations de l’inspecteur visant à conserver la « patine », Robert Bouquin a décollé les retouches d’or qu’il avait apposées. Ce souci visant à retrouver l’état original témoigne à l’évidence d’une conception de l’objet d’art visant à préserver les traces des temps passés. Partant du changement de la conception de l’objet d’art, la manière de la restauration a changé.
Le choix des retouches picturales est dès lors à chaque fois différent et solidaire des conceptions développées par chaque restaurateur, au contact de son époque. Toutefois la restauration est toujours une recherche de l’état original de l’objet. Le restaurateur ne peut pas le restituer systématiquement à partir des vestiges picturaux. Il doit plutôt tenter de renouer avec les idées du peintre de Moyen-Âge en déployant toute son imagination ; qu’est-ce qu’il a représenté ? Comment l’a-t-il représenté ? De quel effet et de quelle fonction visuelle ces images étaient-elles chargées ? Le restaurateur doit s’approcher au plus près des idées du peintre qui a vécu dans un autre temps afin d’éviter tout malentendu culturel. Une lecture historiographique de la restauration des peintures de la chapelle basse de la collégiale de Saint-Bonnet-le-Château met précisément en évidence les efforts déployés à cette fin en matière de conception, de restauration et de conservation des œuvres d’art.