Marmoutier au Moyen Âge. Nouveaux regards sur une abbaye et son bourg

Compte-rendu de la journée d’étude tenue à Strasbourg le 22 octobre 2024

p. 241-245

Outline

Text

L’année 2024 marquait le 1 300e anniversaire de l’accession de Maur à la tête de l’abbaye de Marmoutier et de sa refondation si l’on en croit le Catalogue des abbés de Marmoutier (BNUS, ms 592). Maur aurait en effet restauré le monastère détruit par un incendie en 717 et contribué à l’adoption de la règle bénédictine par les moines. Profondément inscrit dans la mémoire maurimonastérienne, cette refondation fit l’objet d’une commémoration organisée par la commune de Marmoutier intitulée « Aquilea 724-2024 : 1 300 ans de la renaissance de l’abbaye ». C’est pour donner un pendant scientifique à ces événements commémoratifs que s’est tenue le 22 octobre 2024 une journée d’étude « Marmoutier au Moyen Âge. Nouveaux regards sur une abbaye et son bourg » coorganisée par les instituts d’histoire d’Alsace et d’histoire du Moyen Âge et financée par l’UMR 3400 ARCHE. Les actes de la journée d’étude seront publiés dans les collections de la Société savante d’Alsace dès l’automne 2025.

Premiers jalons pour l’histoire d’une ville et de son bourg

En guise d’introduction à la journée d’étude, Anne Rauner (université de Strasbourg, UMR 3400 ARCHE) proposa un rapide survol historique et historiographique sur le Moyen Âge maurimonastérien afin de présenter les axes de réflexion proposés aux divers intervenants. Fondée entre la fin du vie siècle et le milieu du viie siècle, l’abbaye de Marmoutier représente l’un des plus anciens établissements bénédictins d’Alsace et d’Occident. Grâce au soutien des rois d’Austrasie puis des empereurs carolingiens, l’abbaye de Marmoutier s’imposa comme un foyer religieux non négligeable et une seigneurie rurale puissante (la Marche de Marmoutier). Elle connut toutefois des périodes de crise profonde, en général suivies de tentatives de réformes administratives et spirituelles plus ou moins efficaces. Le pillage de l’abbaye en 1525, lors de la Guerre des Paysans, marqua une première rupture importante pour la communauté bénédictine qui ne retrouva son prestige qu’à l’époque moderne puis fut dissoute lors de la Révolution. Par sa richesse et son influence, l’abbaye de Marmoutier a marqué l’histoire médiévale de l’Alsace, et même au-delà, puisqu’elle appartenait au réseau des abbayes impériales au haut Moyen Âge et qu’elle entretenait des liens étroits avec les évêques de Metz à l’autorité temporelle desquels elle était soumise, ainsi qu’avec d’autres monastères bénédictins (le monastère de Gorze au xiie siècle, la congrégation bénédictine de Bursfeld au xve siècle). Sa localisation à proximité du col de Saverne, dans une région frontière entre diocèses de Strasbourg et de Metz, entre Alsace et Lorraine et, à la fin du Moyen Âge, entre Empire et zone d’influence française, en fit un enjeu à la fois pour le pouvoir royal au haut Moyen Âge, puis pour les grands seigneurs alsaciens, entre autres les évêques de Strasbourg, mais aussi lorrains, notamment les ducs de Lorraine au début du xvie siècle.

Or, l’abbaye de Marmoutier n’a fait l’objet, dans les dernières décennies, que de quelques travaux scientifiques, parmi lesquels l’ouvrage de Charles-Edmond Perrin consacré à la Marche de Marmoutier1, des articles de Marcel Thomann2, la synthèse proposée par René Bornert dans le volume II/1 des Monastères d’Alsace3 et plusieurs campagnes de fouilles archéologiques menées depuis les années 19804. L’histoire médiévale de Marmoutier reste donc en grande partie à écrire pour renouveler le regard encore trop marqué par les récits forgés à l’époque moderne et trop centré sur l’abbaye au détriment des autres acteurs (la ville de Marmoutier, les familles de la noblesse locale, les autres institutions religieuses).

L’archéologie a très largement contribué, ces dernières décennies, à préciser bien des aspects de l’histoire du Marmoutier médiéval. Tout en précisant que le potentiel archéologique de la commune reste largement inexploité, Boris Dottori (INRAP) a ainsi présenté l’évolution topographique de Marmoutier au Moyen Âge en s’appuyant sur les résultats des fouilles archéologiques menées depuis les années 1970. Les campagnes menées en 1974-1983, en 2000 et en 2024 sur le site de l’abbatiale ont mis à jour des vestiges d’un site cultuel gallo-romain et d’églises antérieures au xe siècle dont la datation reste toutefois à préciser, ainsi que la présence de sépultures dès le ixe siècle dans et autour de l’église. Les bâtiments monastiques édifiés dans l’enclos abbatial – encore très visible dans le paysage urbain – n’ont fait l’objet que d’une seule campagne de fouilles limitées en 2011. Le bourg, fortifié à partir du xiiie siècle, s’est développé autour de deux noyaux, le Nidere Vorstadt où se trouvait le château de la Weyerbourg, et le faubourg supérieur né autour de la chapelle Saint-Denis dont la fonction d’ossuaire est attestée par les fouilles de 2020.

L’historien de Marmoutier et les sources

L’historien s’attelant à écrire l’histoire de Marmoutier est très vite confronté à une difficulté majeure : les importantes lacunes des archives maurimonastériennes.

Anne Rauner (université de Strasbourg, UMR 3400 ARCHE) a ainsi pu montrer les apports et les limites d’un folio du livre de confraternité de l’abbaye de Reichenau (ixe siècle), seul document original fournissant des informations sur les débuts de la communauté maurimonastérienne5. Le récit des origines, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est en réalité une construction du xiie siècle, reprise et complétée à l’époque moderne, en particulier par les érudits modernes et Dom Mabillon. De ce récit émergent trois figures de fondateurs – Léobard, Maur et Celse – liées aux rois d’Austrasie ou aux souverains carolingiens, régulièrement mobilisées pour défendre les droits de l’abbaye lors des périodes de crise, mais mal connues faute de sources authentiques et fiables.

Thomas Brunner (université de Strasbourg, UMR 3400 ARCHE) a proposé une analyse des rares sceaux des abbés et de l’abbaye de Marmoutier conservés. Le sceau unique encore utilisé par l’abbé et le monastère au début du xiiie siècle laisse ensuite place à un système binaire associant le sceau de l’abbé et celui de la communauté monastique. Les sceaux connaissent les mêmes variations de motifs au fil des décennies que ceux des autres abbayes bénédictines d’Alsace présents dans la base Sigilla6.

Benoît Jordan (archives de la ville et de l’eurométropole de Strasbourg) a quant à lui décrit la vie liturgique au sein de l’abbaye à l’aide des très rares sources disponibles. Seul un manuscrit en lien direct avec la liturgie existe en effet dans l’état actuel des recherches, un obituaire administratif puisque le bréviaire dit « de Marmoutier » conservé à la Bibliothèque du Grand Séminaire de Strasbourg ne provient ainsi pas de l’abbaye, mais d’un couvent franciscain7. Son analyse des traces disséminées dans les fonds disponibles amène toutefois B. Jordan à conclure que Marmoutier n’a jamais été qu’un centre religieux à l’échelle locale.

Institutions maurimonastériennes

Pour sa communication consacrée aux institutions charitables et hospitalières de Marmoutier, Élisabeth Clementz (université de Strasbourg, UMR 3400 ARCHE) a dû, elle aussi, composer avec les importantes lacunes documentaires. Tandis que les sources attestent l’existence d’une infirmerie et d’un hôpital au couvent du Sindelsberg au plus tard au début du xiiie siècle, ainsi que celle d’une infirmerie à l’abbaye de Marmoutier, on n’y trouve en revanche nulle trace d’un hôpital à l’abbaye ou dans la ville. La léproserie, mentionnée pour la première fois au début du xivsiècle, bénéficia du soutien de l’abbaye et de la ville, mais il est impossible de déterminer le rôle de ces institutions dans sa fondation. Il est tout aussi difficile de décrire la vie quotidienne et religieuse des lépreux du fait de la disparition des sources après le xviiie siècle.

Bernhard Metz (archives de la ville et de l’eurométropole de Strasbourg) interrogeait le rôle de la famille des Géroldseck, avoués de l’abbaye de Marmoutier, dans les difficultés économiques et financières de l’abbaye. Ces vassaux de l’évêque de Metz et avoués de plusieurs monastères, d’abord implantés en Lorraine orientale, s’imposèrent comme l’une des plus puissantes familles de Basse-Alsace dans la seconde moitié du xiisiècle. La famille se divisa néanmoins en quatre branches qui s’éteignirent toutes au xive siècle. Le partage de l’avouerie de Marmoutier entre ces différentes branches contribua indubitablement aux difficultés des moines du fait d’une surexploitation des domaines. Le déclin de l’abbaye est toutefois surtout lié à l’absence de moteur économique de la ville, facteur de déclin des Géroldseck eux-mêmes.

De la réforme grégorienne à la Réformation

Benoît Tock (université de Strasbourg, UMR 3400 ARCHE) interrogea les bulles pontificales émises aux xiie et xiiie siècles en faveur de l’abbaye de Marmoutier. Les abbés, profitant parfois du passage d’un légat pontifical, firent en effet confirmer par le pape les privilèges de leur communauté, en particulier en 1179 à la fin du conflit entre le pape et l’antipape. En 1220, une bulle pontificale confirma également l’incorporation de la paroisse de Marmoutier au monastère décidée par l’évêque de Strasbourg. Les moines de Marmoutier n’entretinrent donc que des relations très lointaines avec la papauté, malgré la carrière de cardinal et de légat pontifical de Theodewin, ancien moine de Marmoutier.

En s’appuyant sur des sources lorraines encore peu exploitées, Paul Abel (société d’histoire et d’archéologie de Saverne) retrace, dans son intervention, la chronologie des faits de la guerre des Paysans à Marmoutier au printemps 1525 et montre que Marmoutier fut un foyer important de cette révolution sociale et religieuse du fait de sa proximité avec Saverne et aussi de la présence de Johannes Murner, nommé gouverneur de la part de la Marche dont le duc de Lorraine était propriétaire. C’est d’ailleurs Antoine de Lorraine qui réinstalla l’abbé de Marmoutier dans ses fonctions et mena la répression judiciaire dans la ville et la Marche jusqu’à la fin de l’été 1525.

Conclusion

Pour conclure la journée d’étude, Anne Rauner (université de Strasbourg, UMR 3400 ARCHE) synthétise les grands enjeux soulevés par la journée d’étude. Les pertes documentaires sont telles qu’écrire une histoire complète de Marmoutier au Moyen Âge relève du défi. Elles contraignent en effet l’historien à mobiliser des sources nombreuses et dispersées, parfois transmises uniquement par des érudits modernes, pour trouver ici et là quelques informations. La journée d’étude a cependant permis de montrer combien l’abbaye était parfaitement intégrée dans les réseaux politiques et religieux locaux et régionaux et combien sa localisation dans un espace frontière (entre deux diocèses, mais aussi, au bas Moyen Âge, entre Empire et zone d’influence française) avait contribué à lui donner de l’importance dans l’histoire alsacienne et lorraine.

Notes

1 Charles-Edmond Perrin, Essai sur la fortune immobilière de l’abbaye de Marmoutier aux xe et xie siècles, Strasbourg, Heitz, 1935. Return to text

2 Voir entre autres : Marcel Thomann, « Histoire des institutions et topographie. La ville de Marmoutier », Pays d’Alsace (Cahiers de la Société d’histoire et d’archéologie de Saverne et environs), n° 32, 1960, p. 9-13 ; Idem, « Une institution carolingienne : la “Porta” de Marmoutier », Cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et d’histoire, n° 32, 1989, p. 53-68. Return to text

3 René Bornert, Les monastères d’Alsace. Tome II/1 : Abbayes de Bénédictins, des origines à la Révolution française, Strasbourg, 2009, p. 221-360. Return to text

4 François Petry et Erwin Kern, « Découvertes archéologiques dans l’ancienne abbatiale de Marmoutier (Bas-Rhin) » (rapport provisoire), Cahiers alsaciens d’archéologie, d’art et d’histoire, n° 20, 1977, p. 39-88 ; Alexandre Bolly et alii, Rapport de fouille préventive. MARMOUTIER, Bas-Rhin. Kurzaeckerle et Muehlmatten. Aménagement de la RD 1004 (giratoire). Sept millénaires d’occupation. Du Néolithique à la seconde Guerre Mondiale, Archéologie Alsace, rapport n° 5489, 2018. Return to text

5 Zentralbibliothek Zürich, Ms. Rh. hist. 27, fol. 54v. Return to text

6 <https://sigilla.irht.cnrs.fr/>. Return to text

7 Bibliothèque du Grand Séminaire de Strasbourg, manuscrit 4. Return to text

References

Bibliographical reference

Anne Rauner, « Marmoutier au Moyen Âge. Nouveaux regards sur une abbaye et son bourg », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 22 | 2024, 241-245.

Electronic reference

Anne Rauner, « Marmoutier au Moyen Âge. Nouveaux regards sur une abbaye et son bourg », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 22 | 2024, Online since 30 décembre 2024, connection on 20 avril 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=988

Author

Anne Rauner

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID

By this author

Copyright

Licence Creative Commons – Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0)