Per Olov Enquist – et Christian VII en tant que « l’étrange flambeau noir » des Lumières
Han reste bort, vart mindes han tydligt: ett seminarium om dokumentarism kontra skönlitterär sanning, ett ämne som han [...] ansågs sakkunnig i och därför ofta anlitades1.
« Il » est l’écrivain suédois Per Olov Enquist (1934-2020), qui rédige ainsi ses propres mémoires romancés, Une autre vie (2008), à la troisième personne du singulier. Oui, depuis les années 1960, Enquist est surtout connu pour ses œuvres relevant du « genre documentaire », dokumentarism, même si ce dernier n’est pas forcément opposé à « la vérité littéraire », notion par ailleurs éminemment difficile à cerner.
En 1999, l’auteur fait paraître un ouvrage qu’on pourrait qualifier de roman historique documentaire ou bien de roman métahistorique documentaire, étant donné la fréquence et le niveau de ses réflexions au sujet de sa propre mise en scène de documents historiques : Livläkarens besök, en français La Visite du médecin personnel, aborde une période célèbre dans l’histoire de la Scandinavie, à savoir la « visite » – historiquement brève mais politiquement décisive – du médecin allemand Johann Friedrich Struensee (1737-1772) à la cour danoise autour de 1770. Nommé médecin personnel du roi Christian VII (1749-1808) en 1769, ce roturier adepte de la pensée des Lumières devint rapidement le vrai dirigeant du royaume de Danemark, ainsi que l’amant de la jeune reine Caroline Mathilde (1751-1775), épouse de Christian VII. Quant à ce souverain lui-même, Christian VII eut certes entre ses mains le pouvoir absolu officiel, tout en étant par ailleurs également marqué par la pensée politico-philosophique des Lumières. Cependant, sa sévère fragilité mentale lui rendit l’exercice de ce pouvoir plus que difficile. Au cours d’une quinzaine de mois entre 1770 et 1772, Struensee put donc mettre en place – de manière dictatoriale – un régime éclairé dans l’État absolutiste danois, instaurant, entre autres, la liberté totale de la presse en 1770. En outre, le médecin fut selon toute probabilité le père de la princesse Louise Augusta dont accoucha Caroline Mathilde en juillet 1771. Victime à la fois de ses propres réformes et d’un complot à la cour, Struensee fut destitué le 17 janvier 1772 et exécuté quelques mois plus tard, le 28 avril.
Voilà, en quelques lignes, l’histoire de l’histoire que reprend Per Olov Enquist dans son roman. Le personnage principal du récit est Johann Friedrich Struensee, médecin bourgeois devenu dirigeant politique au cours d’une période historique éclair. Mais Christian VII est toujours présent à ses côtés. Assurément, le roi est presque sans cesse nerveux et tremblant, fuyant l’institution gouvernementale qu’il est censé incarner. L’angoisse ne le quitte qu’à quelques brefs instants. Mais il est toujours là, du début à la fin, suivant chaque pas de son ami, médecin personnel et Premier ministre. Comment l’œuvre romanesque d’Enquist regarde-t-elle ce fameux prince danois instable ?
La Visite du médecin personnel est effectivement un roman métahistorique documentaire qui s’interroge sur les liens – et les écarts – entre les récits d’histoire fondés sur les archives et les traces du passé réel que nous offrent les historiens et les récits de fiction situés dans le domaine de l’invention libre qu’on réserve aux romanciers2. Par cette interrogation, l’auteur suédois entre évidemment dans l’imaginaire, tout en se basant sur la documentation historique disponible au sujet de cette période nommée « le temps de Struensee (Struensee-tiden)3 », dans l’historiographie danoise. Parmi les nombreuses inventions que met en scène le roman d’Enquist, on trouve l’épithète « l’étrange flambeau noir (den egendomliga svarta fackla)4 », dont il se sert pour désigner Christian VII : le roi est son propre oxymore, en tant que figure ouverte à ces pensées des Lumières que son esprit même obscurcit.
« Jamais on ne vit apathie plus complète que celle de ce malheureux prince5 », écrit Elie Salomon François Reverdil dans ses mémoires Struensée et la cour de Copenhague 1760-1772, qui comptent parmi les sources les plus importantes pour l’œuvre de Per Olov Enquist. Le prince en question est (le futur) Christian VII, dont Reverdil fut le précepteur au début des années 1760, avant de devenir conseiller d’État et secrétaire du roi à partir de 1766, l’année de son accession au trône. Et au professeur-homme politique de poursuivre au sujet de son ancien élève.
[J]’avais […] vu les légers vestiges de moralité que je m’étais sans cesse efforcé de recueillir et d’entretenir dans son âme s’évanouir et s’éteindre. Les motifs de bien public, de ménagements et d’égards pour les individus, le besoin d’être aimé et de le mériter, le désir même de la gloire, n’agissaient plus6.
Un prince tel que le présente Reverdil ne représente rien : il est en fuite de sa propre personne autant que de la chose étatique qu’il devrait incarner. Revenons aux fondements : s’il y a bien deux corps du roi – à savoir, d’un côté, le corps individuel de la personne princière mortelle, et, de l’autre, le corps de l’institution royale immortelle que chaque roi singulier matérialise plus ou moins heureusement –, Christian VII, lui, fait défaut sur chaque plan7 : chez lui, les besoins et les désirs liés à sa position semblent inopérants. Certes, il y a indéniablement le corps naturel et mortel du roi, errant dans les couloirs du château, mais sous le règne de Christian VII, le corps politique de l’institution est une coquille vide. En fin de compte, il ne cherche même pas à jouer le rôle d’un roi qui incarne l’institution8.
Selon son précepteur, le prince danois est unique dans sa torpeur : nulle part ailleurs ne trouve-t-on une telle apathia. Puis, Reverdil se limite dans sa considération visiblement aux personnes royales historiques. Sinon, il aurait pu trouver un équivalent à l’apathie de Christian VII chez l’Amleth de la légende médiévale scandinave d’abord relatée par Saxo Grammaticus et ensuite transformée en fiction théâtrale par Shakespeare : « Comme me semblent vaniteux, défraîchis, plats et stériles / Tous les usages de ce monde ! », signale le Hamlet de ce dernier dans un moment d’accablement face à la vanitas de toutes les pratiques terrestres, sinon de l’existence en tant que telle9.
Chez Per Olov Enquist, Christian VII – l’étrange flambeau noir – se sent en effet proche de cet autre prince danois instable, le légendaire Amleth devenu Hamlet dans la tragédie de Shakespeare. À travers son roman, l’auteur semble vouloir faire du roi l’incarnation moderne par excellence de son prédécesseur imaginaire. Mais de quel « Amleth » s’agit-il donc finalement ? Est-ce l’Amlethus de la Geste des Danois de Saxo ou le Hamlet shakespearien, voire l’interprétation de ce dernier que proposent des grands commentateurs bien plus tardifs, comme Nietzsche et Freud10 ? Selon le narrateur de La Visite du médecin personnel, Christian VII n’a jamais pu assister à une représentation de Hamlet de Shakespeare. Cela est historiquement faux : Christian VII a vu sur scène Hamlet. Pourquoi Per Olov Enquist écarte-t-il cet aspect dans son roman ? Pourquoi transforme-t-il l’histoire réelle de cette manière ? Pour rendre son histoire à lui plus authentique.
Car, à en juger par La Visite du médecin personnel, le vrai Amlethus de la modernité n’est pas Hamlet. C’est Christian VII : « Christian Amleth », en tant que héros antihéroïque du monde contemporain, figure suprême de l’existence située dans les limbes d’une conscience de soi qui n’arrive pas à se trouver et qui constitue pourtant une hyper-conscience de soi. Afin d’établir cette vérité romanesque au sujet du roi fou des Lumières, Per Olov Enquist doit écarter certaines sources historiques et en inventer d’autres – puis se servir tacitement d’interprétations hamlétiques tout à fait anachroniques offertes par des philosophes et des psychanalystes des xixe et xxe siècles. Dans cette perspective, le motif le plus important pour Enquist est celui du théâtre dans le théâtre, de Saxo à Lacan en passant par Shakespeare. Autant dire que le théâtre dont il est question est celui de l’identité.
Saxo et le bouclier d’Amlethus
Notons d’abord que les princes danois voyagent souvent, à travers l’histoire et les récits. Dans la Geste des Danois, Amlethus se rend à deux reprises en Angleterre, la seconde fois après avoir accompli sa vengeance, c’est-à-dire après avoir tué Fengo, « l’oncle ignoble » meurtrier de son père. Christian VII, quant à lui, visite l’Angleterre à la fin de l’été 1768 en y assistant, entre autres, à une soirée au théâtre de Drury Lane où est jouée la pièce The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark de Shakespeare. L’histoire et les récits des princes tournent par conséquent également souvent autour du phénomène de la représentation et ce, à plusieurs égards : par exemple, en se rendant à l’étranger, les princes représentent le pouvoir qu’ils portent – ou, dans le cas de Christian VII, le pouvoir de la royauté que le prince n’arrive pas à incarner lui-même – et ce pouvoir princier, ainsi que son lien à l’identité individuelle du régent, devient fréquemment l’objet de représentations historiques et/ou artistiques. En effet, le motif de la représentation – la représentation à plusieurs niveaux – semble suivre la figure d’Amlethus dès le début. Qui plus est, ce prince entre dans l’histoire – ou plutôt dans la légende – en faisant semblant d’être fou, c’est-à-dire en se présentant comme s’il était autre que ce qu’il est. Cela complexifie évidemment la situation. À quoi peut servir la représentation ?
Par rapport à cette question, regardons pour commencer l’histoire de l’histoire qu’offre le récit d’Amlethus chez Saxo, au début du quatrième livre de la première partie de la Geste des Danois. Il s’agit de l’ecphrasis du bouclier qu’Amlethus a fait faire en vue de son deuxième voyage en Angleterre et sur lequel on voit en images les faits et gestes du prince danois lui-même. De cette manière, l’Amlethus de Saxo porte littéralement sa propre histoire entre ses mains et ce, dans une version matérielle qui pourrait le protéger en cas de danger. Voici la description du bouclier.
Il s’était fait faire aussi un bouclier sur lequel il avait demandé que figurât en des tableautins d’une rare facture le récit de tous ses exploits depuis son plus jeune âge. De cette pièce de parade, il se servit pour témoigner de ses vertus et de sa gloire en raccourci. Sur cette œuvre d’art, on pouvait voir représentés Horwendillus égorgé, Fengo, le parricide incestueux, l’oncle ignoble, le neveu grotesque, les bâtons à crochets, la suspicion du beau-père, la dissimulation du beau-fils, les différents genres d’épreuves. […] Tous ces faits, un artiste talentueux les avait peints sur le bouclier du héros, avec un art consommé qui donnait à admirer un récit dont les épisodes dessinés prenaient ensemble corps et figure.
Saxo se lie ici à la tradition antique de l’ecphrasis. Cela dit, à la différence, par exemple, du bouclier d’Achille dans le xviiie chant de l’Iliade, le bouclier d’Amlethus ne fait pas voir l’ordre cosmique tel quel, mais seulement l’histoire du héros lui-même11. Retournons à cette histoire : le « neveu grotesque » qu’on voit représenté sur le bouclier est Amlethus lui-même, devenu sa propre troisième personne dans la représentation qu’il a fait faire, selon, s’entend, le récit qu’en donne Saxo. Mais cela est faux, justement. Amlethus n’a jamais été « grotesque », ni demeuré et son esprit ne s’est jamais égaré. Il a fait semblant afin de leurrer son ennemi et mener à bien sa vengeance, comme le montre aussi le bouclier à travers « la dissimulation du beau-fils ». Nous le savions déjà avant de voir ainsi repris tous les éléments décisifs de son récit à travers un reflet, un miroir. Puis, rappelons-nous toujours que ce qu’on lit dans ce passage chez Saxo est la paraphrase de l’histoire d’Amlethus – ou l’histoire de son histoire – en tant que retracée en images à même son bouclier. La représentation de l’histoire propre serait en ce sens un élément protecteur, littéralement et symboliquement. Mais contre quel ennemi, en fin de compte ? Achille n’est pas sauvé par son bouclier. Amlethus non plus.
Lectures de Hamlet
Dans son autobiographie Ecce Homo. Comment on devient ce que l’on est – sûrement la meilleure autoparodie mégalomane de l’histoire de la philosophie –, Nietzsche inverse l’interprétation traditionnelle du Hamlet shakespearien, ce héros qui paraît hésiter et vaciller au bord de la folie, en proie au doute. Si c’est ainsi que l’on comprend Hamlet – et c’est de telle manière que le comprenait Goethe, notamment –, on ne l’a pas compris :
Comprend-on Hamlet ? Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. Mais pour sentir ainsi, il faut être profond, il faut être philosophe, il faut avoir un abîme en soi… nous avons tous peur de la vérité…12.
Selon Nietzsche, Hamlet est donc fou, ou tout au moins il le devient. Mais s’il devient fou, c’est parce qu’il connaît la vérité, ou parce qu’il la découvre. Hamlet est dans la certitude. Cependant, pour atteindre la certitude, il faut plonger à l’intérieur de soi-même : « il faut être profond, il faut être philosophe, il faut avoir un abîme en soi ». Dans l’allemand original, Nietzsche signale que pour atteindre la vérité, pour avoir la certitude, il faut être un abîme : « dazu muss man tief, Abgrund, Philosoph sein ».
D’un côté, il y a Hamlet, c’est-à-dire ce que représente cette figure légendaire. Puis, de l’autre, il y a « nous ». En réalité, Hamlet est chez Nietzsche inclus dans le « nous ». Et nous avons tous peur de la vérité. Hamlet a la certitude d’un savoir et cette certitude le rend fou. Par conséquent, il vaut mieux éviter de le suivre dans l’abîme où semble être située cette vérité qui fait peur. Mais peut-on l’éviter, selon le philosophe ? La vérité en question est au centre du titre de l’autobiographie de Nietzsche, Ecce Homo. Comment on devient ce que l’on est. Dans celui-ci, l’expression « voici l’homme » de l’Évangile selon Jean – expression désignant Jésus, Jésus sur le point de devenir le Christ – est implicitement associée à l’exhortation socratique « connais-toi toi-même13 ». Toutefois, Nietzsche n’accorde pas une confiance sans faille à la sagesse socratique : le chemin de l’abîme est pavé de bonnes intentions, pourrait-on dire, et parmi ces bonnes intentions, on trouve certainement, selon Nietzsche14, cet appel ambigu, « Connais-toi toi-même ».
En quoi consiste alors cette « certitude » qui rend fou, évoquée par Nietzsche en lien avec le personnage de Hamlet ? Dans Ecce Homo, le philosophe offre en fait une continuation de ses propres réflexions au sujet du Hamlet shakespearien, réflexions d’abord élaborées au cours d’une présentation du dionysiaque dans La naissance de la tragédie de 1872 :
[L]’homme dionysiaque s’apparente à Hamlet. L’un comme l’autre, en effet, ont, une fois, jeté un vrai regard au fond de l’essence des choses, tous deux ont vu, et ils n’ont plus désormais que dégoût pour l’action. C’est que leur action ne peut rien changer à l’essence immuable des choses, et ils trouvent ridicule ou avilissant qu’on leur demande de réordonner un monde sorti de ses gonds15.
Faut-il donc devenir fou ? Non, à en croire La naissance de la tragédie. Hamlet a regardé au fond de tout, et il y a vu la vérité effroyable de l’existence, cette horreur primordiale à laquelle aucune action ne changera jamais rien. En revanche, l’essence épouvantable des choses peut être circonscrite dans le sens où l’art – apollonien, s’entend – peut la transformer par ses représentations : « l’art dompte et maîtrise l’horreur16 ». Hamlet, lui, n’est toujours pas sauvé.
Le Hamlet shakespearien a-t-il regardé de trop près le récit de sa propre histoire, notamment à travers le théâtre dans le théâtre auquel il contribue lui-même afin de dévoiler, justement, le faux théâtre du monde dans lequel il est situé, ce faux théâtre meurtrier qu’est la cour danoise ? Si le « vrai » monde est faux – dans le sens où ce monde réel est dominé par l’interprétation trompeuse qu’en donne un beau-père régicide et une mère reine complice –, alors l’artifice d’une représentation théâtrale qui expose la véritable nature effroyable de cette fausseté constitue la seule vérité. Mais si l’on regarde dans ce miroir-là – et c’est ce que fait Hamlet –, on voit aussi le rôle qu’on y joue soi-même, reflété à l’infini : quand Hamlet regarde le miroir, il découvre l’abîme qu’il porte en lui. Citons la célèbre explication de ce que peut et doit faire l’art du théâtre, explication donnée par Hamlet aux acteurs qui s’apprêtent à jouer la pièce The Mousetrap devant la cour danoise et donc surtout devant Claudius, le roi fratricide. Cette pièce est censée refléter le parcours meurtrier de ce même Claudius et ainsi faire réagir sa mauvaise conscience. Mais Hamlet est seul à savoir cela, c’est-à-dire que la pièce est un stratagème pour dévoiler une vérité cachée. Puis, en réalité, il n’est pas encore tout à fait sûr que Claudius soit vraiment l’assassin de son père, le vieil Hamlet, puisque le seul témoin des événements est le fantôme de ce dernier. Mais il va être sûr, il va savoir. Grâce au théâtre. Voici les consignes que donne Hamlet aux acteurs.
Réglez le geste sur le mot, et le mot sur le geste, en vous gardant surtout de dépasser la modération de la nature. Car tout ce qui est forcé s’écarte du propos du jeu théâtral, dont le but, dès l’origine et aujourd’hui, était et demeure de tendre pour ainsi dire un miroir à la nature, de montrer à la vertu ses traits, au ridicule [scorn, « mépris »] son image, et à notre époque et au corps de notre temps sa forme et son effigie17.
Régler le geste sur le mot, et le mot sur le geste, est ce que fait Saxo en décrivant le bouclier d’Amlethus, bouclier qui relate en images le récit d’Amlethus. Mais il serait anachronique de dire que cette histoire de l’histoire a pour visée de remettre en question la nature même de l’identité de son héros. En revanche, le Hamlet shakespearien finit par voir dans le « miroir » tendu « à la nature » bien davantage que la culpabilité de son beau-père. Ce n’est pas tant qu’il n’y arrive plus à distinguer le vrai du faux, le bien du mal. Non, le souci est plutôt qu’il y voit à quel point il incarne lui-même ces contrastes, c’est-à-dire à quel degré élevé il participe lui-même à l’imbrication de l’un dans l’autre, du faux dans le vrai, du mal dans le bien. Hamlet va sans doute ainsi découvrir qu’il est lui-même de cette nature effroyablement plurivoque que dévoile le « miroir » en la reflétant jusqu’au fond.
En 1768, au cours de l’étape anglaise de son grand voyage européen, Christian VII assista à plusieurs représentations théâtrales, avec, notamment, l’illustre acteur David Garrick, directeur du théâtre de Drury Lane et, selon Alexander Pope, le plus grand comédien de tous les temps18. Parmi les pièces que Garrick montait en honneur de Christian VII – beau-frère du roi anglais George III – se trouvaient naturellement plusieurs œuvres de Shakespeare. Peut-être Christian VII et David Garrick ont-ils discuté des grands classiques du répertoire shakespearien quand le roi danois rendit visite à l’acteur anglais à la résidence secondaire campagnarde de ce dernier. Peut-être se sont-ils à cette occasion notamment intéressés aux grandes tragédies royales – Macbeth, King Lear, Hamlet… – de l’auteur anglais. En tout cas, la rencontre avec David Garrick eut lieu à la demande explicite de Christian VII, un des rois les plus fascinés par le théâtre de l’histoire danoise – et qui considérait la vie à la cour comme un faux théâtre. On ignore de quoi ils parlèrent exactement. Mais David Garrick était très célèbre pour sa façon réaliste novatrice d’interpréter le rôle de Hamlet. L’acteur anglais n’a-t-il pas souhaité évoquer sa vision de Hamlet, Prince of Denmark, une fois face à un vrai prince danois ? À nouveau, on ne le sait pas. Mais dans la Gentleman’s Magazine and Historical Review, publication qui suivait de près les faits et gestes de Christian VII et de son entourage lors du séjour en Angleterre, on peut lire, à la date du samedi 17 septembre 1768 : « The dramatic performances at Drury Lane Theater began with the tragedy of Hamlet. (Les représentations dramatiques au théâtre de Drury Lane commencèrent avec la tragédie de Hamlet.)19 » En ce mois de septembre 1768, le prince danois psychologiquement instable, alors âgé de 19 ans, a donc pu voir, depuis sa loge, représenté sur scène – la vraie scène, pas la scène politique – un jeune prince danois en apparence psychologiquement instable. Ce prince fictif de Shakespeare a probablement eu un réel impact sur le prince véritable.
Le « Christian Amleth » de Per Olov Enquist
« L’entretien ne fut pas facile ». Dans La Visite du médecin personnel cet énoncé laconique introduit l’entrevue, entièrement fictive, de Johann Friedrich Struensee avec l’acteur David Garrick, à l’automne 1768 à Londres. Struensee souhaite empêcher la représentation de Hamlet, représentation prévue pour la visite au théâtre de Drury Lane de Christian VII. On ne peut s’y risquer, souligne chez Enquist le médecin allemand, la « réaction » éventuelle de Christian VII étant imprévisible, compte tenu de sa situation. Voici la fin de la discussion entre le médecin et l’acteur :
L’entretien ne fut pas facile. […]
— Est-il au courant de sa maladie ? demanda Garrick.
— Il n’est pas au courant de sa maladie, mais il se connaît et il sait qu’il est perturbé, répondit Struensee. Sa sensibilité est excessive. Il vit la réalité qui l’entoure comme une pièce de théâtre. [Han känner inte sin sjukdom, men han känner sig själv och forvirras av detta, hade Struensee sagt. Hans sensibilitet är högt uppdriven. Han upplever sin verklighet som ett teaterstycke.]
— Voilà qui est intéressant, dit Garrick.
— Peut-être, dit Struensee. Mais on ne peut pas savoir comment il va réagir. Il pourrait s’imaginer être lui-même Hamlet. [Kanske tror han sig då vara Hamlet.]
Un long silence suivit.
— Christian Amleth, finit par dire Garrick avec un sourire.
Il accepta cependant immédiatement de modifier son programme.
Le 20 octobre 1768, on joua Richard III pour le roi danois et sa suite.
Christian VII n’allait jamais assister à une représentation de Hamlet. Mais Struensee allait toujours se souvenir de la réplique de Garrick : Christian Amleth20.
Selon le roman d’Enquist, Christian VII ne connaît pas sa maladie. Mais il se connaît. Curieux mélange d’ignorance et de connaissance de soi. Cependant, la situation n’est peut-être pas tout à fait insaisissable : si le roi fait l’expérience de sa « réalité » comme « une pièce de théâtre », alors cette pièce est sa réalité. Après tout, il est vrai, Christian VII considérait sa vie, son monde, son existence même dans l’institution de la royauté comme un théâtre. Plus précisément, il considérait ce monde comme un faux théâtre, à ne pas confondre avec le vrai théâtre – le théâtre vrai – qu’il aimait profondément. Reste à savoir s’il aimait The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark de Shakespeare. On ne le saura jamais. Mais il connaissait la pièce.
Chez Enquist, dans le passage qui nous intéresse, Struensee insiste : lors de la soirée au théâtre prévue pour la visite de Christian VII à Londres, il faut éviter la pièce shakespearienne relatant l’histoire du prince danois : « [i]l pourrait s’imaginer être lui-même Hamlet ». Dans ce cas, le théâtre rencontrerait la réalité ou la réalité rencontrerait le théâtre. Mais est-ce aussi simple ? Ne pourrait-on pas émettre l’hypothèse que Struensee – le Struensee imaginé par Enquist dans cette situation spécifique – se trompe à ce sujet ? Si Christian VII fait vraiment l’expérience de sa propre réalité comme une pièce de théâtre, il ne ferait probablement jamais l’erreur inverse de considérer une vraie pièce de théâtre comme sa propre réalité à lui.
Sortons pour quelques instants de l’univers du roman d’Enquist. Lisons un passage dans un document historique : dans le Mémoire du Comte Struensee sur la situation du Roi – que le médecin allemand a probablement rendu à son avocat le 25 avril 1772, trois jours avant son exécution –, Johann Friedrich Struensee donne son appréciation de l’état de santé de Christian VII et relate comment il a lui-même agi pour « guérir l’imagination du Roi et corriger ses mœurs21 ». Vers la fin de cet écrit, l’ancien médecin personnel dévoile certains aspects étonnants de la vie intérieure royale. Voici Struensee sur l’état de Christian VII :
Quelquefois il se crut enfant trouvé que l’on avoit changé contre le vrai prince, dont il n’étoit pas bien assuré s’il vivoit encore ou s’il étoit mort. Puis il s’imagina d’être fils du Roi de Sardaigne ou d’un conseiller du parlement qu’Il avoit vu en France, ou de l’Imperatrice de Russie et à la fin même pendant quelque tems, que la Reine son épouse etoit sa mère22.
Selon Christian VII lui-même, Christian VII n’est pas le « vrai prince ». En fait, Christian VII n’est pas Christian VII. Il y a malentendu. Il y a erreur. Une substitution a dû avoir lieu, on ne sait pas exactement quand. Il est lui-même un faux prince dans un faux théâtre. Il est un « enfant trouvé » venu de nulle part qui n’est pas à sa place. Il y a, ou il y a eu, un « vrai prince ». Mais Christian VII, le faux, n’est pas sûr de savoir si ce vrai prince vit encore ou s’il est mort. Être, ou ne pas être. Mais pourquoi son épouse, la reine Caroline Mathilde, serait-elle « sa mère » ?
Hamlet n’est pas vraiment incapable d’agir, signale Freud dans son commentaire à la pièce de Shakespeare dans L’Interprétation du rêve. Au contraire, Hamlet sait très bien agir et à des moments décisifs, il n’hésite nullement. Mais il y a un acte que cet Œdipe des temps modernes ne saura jamais accomplir. Lequel ? Tuer son père et épouser sa mère. Pourquoi ? Entre autres parce que son oncle l’a déjà fait à sa place. Pour Hamlet, c’est trop tard dès le début. « Hamlet peut tout faire (Hamlet kann alles) », écrit Freud, à part accomplir l’acte que le fantôme de son père lui demande d’accomplir. Citons l’essentiel de la lecture freudienne du personnage de Hamlet, lecture qui se distancie – comme celle de Nietzsche, mais pour d’autres raisons – de la perspective proposée par Goethe.
Selon la lecture aujourd’hui encore dominante, et argumentée par Goethe, Hamlet représente le type d’homme dont la force vive d’action est paralysée par un développement proliféré de l’activité réflexive (« Contaminée par la pâleur de la pensée »). Selon d’autres, l’auteur a tenté de décrire un caractère maladif, indécis, relevant du secteur de la neurasthénie. Simplement, l’intrigue de la pièce nous enseigne qu’Hamlet ne doit en aucun cas nous apparaître comme une personne inapte à l’action. […] Hamlet peut tout faire, sauf accomplir la vengeance contre l’homme qui a éliminé son père et pris sa place auprès de sa mère, l’homme qui lui montre la réalisation de ses propres désirs infantiles refoulés23.
Du père, du vieil Hamlet, il ne reste que le fantôme. Et l’on ne peut pas tuer un fantôme, pour une raison qui appartient à sa définition. Mais l’on ne peut pas non plus s’en débarrasser. Hamlet est piégé. Claudius, le non-père, a pris la place que le fils aurait dû occuper, ou bien créer. Par la même occasion, Claudius a montré à ce fils ses propres fantasmes refoulés. Ensuite, il n’y a que cette voix d’une présence fantomatique paternelle qui traîne dans les couloirs en exigeant vengeance, cette voix qui pourrait aussi ajouter un doute au questionnement existentiel de Hamlet, c’est-à-dire à la question la plus célèbre de l’histoire de la littérature : « To be, or not to be, that is the question (Être, ou ne pas être, telle est la question)24 ». En entendant la voix d’outre-tombe du père, Hamlet entend finalement aussi que l’opposition apparemment ultime du to be, or not to be n’est peut-être pas un véritable contraste, surtout définitif, étant donné que not to be n’est pas simplement not to be25. Il semble y avoir un entre-deux. Oui, il y a l’être, ou l’inexistence. Être, ou ne pas être. Et le père (de) Hamlet est mort. Mais cela revient également à dire qu’il y a Hamlet, ou Hamlet : pour le Hamlet qui porte le même nom que son père mort, le passé est une voix présente. Les fantômes sont réels, et Hamlet en fait partie. Hamlet peut tout faire, ou presque.
Puis, chez Lacan ceci : « Hamlet est Hamlet, il est tel nom. Et même parce que son père était déjà Hamlet. En fin de compte, tout se résout là, à savoir qu’Hamlet est définitivement aboli dans son désir26 ». Hamlet est aboli dans son désir puisqu’il n’en sortira jamais. En tant qu’Hamlet, il n’échappe pas à son désir, ni mort, ni vivant.
« What’s in a name? That which we call a rose / By any other name would smell as sweet », se demande et se désole Juliette dans Roméo et Juliette, en référence aux différends tragiquement insurmontables entre les Capulet et les Montaigu de la pièce shakespearienne écrite quelques années avant celle de Hamlet : « Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce que l’on appelle une rose / Avec tout autre nom serait aussi suave27. » Étant le « jour dans la nuit28 » pour Juliette, Roméo est Roméo et il le serait même si son nom n’était pas… Un nom n’est rien, rien qu’une dénomination arbitraire. En soi, il ne veut rien dire par rapport à ce qu’il désigne. Puis, une fois le « nom » instauré, il devient aussitôt inéluctable, indépassable. Un nom n’est pas un destin. Mais c’est tout comme : « a rose is a rose is a rose (une rose est une rose est une rose)29 », comme l’écrit élémentairement Gertrude Stein dans son poème Sacred Emily de 1913. Qu’y a-t-il dans un nom ? Il y a tout, pourrait-on répondre au sujet de Hamlet. Un fantôme est un fantôme est un fantôme. Et celui de Hamlet est bien en vie.
Christian VII, lui, était de son côté le fantôme, non pas de son père, mais de son frère : Christian de Danemark (1845-1847) – grand-frère du Christian VII qui nous regarde – fut un court instant héritier de la couronne danoise, et par conséquent le premier futur Christian VII. En tout, il occupait cette position d’héritier pendant une petite année, à savoir entre le 6 août 1746, date de l’accession au trône de son père, Frédéric V, et sa mort le 3 juin 1747, quelques semaines avant son deuxième anniversaire30. « Quelquefois il se crut enfant trouvé que l’on avoit changé contre le vrai prince, dont il n’étoit pas bien assuré s’il vivoit encore ou s’il étoit mort », comme le note Struensee au sujet de l’imaginaire perturbé de son roi. Le « vrai prince » – vrai prince dans le sens d’héritier originel – est effectivement mort en juin 1747. En même temps, il vit encore, étant donné que les deux sont Christian, et Christian, les deux.
Voir, ou ne pas voir, telle est peut-être la véritable question ? Voir, ou ne pas voir représenté sur scène le Hamlet shakespearien ? Regardons dans cette perspective comment Per Olov Enquist traite le curieux fantasme incestueux du souverain Christian VII dans La Visite du médecin personnel, fantasme qui lui signale que son épouse est sa mère. Voici la narration, à voix indirectes, d’un échange fictif entre Christian VII et Ove Høegh-Guldberg, l’homme fort très conservateur de la vie politique danoise après « le temps de Struensee ». Cet échange a lieu après la destitution et l’incarcération du médecin.
Désormais, il [Christian VII] avait […] acquis une certitude [Nu hade han […] blivit helt säker] : la reine, Caroline Mathilde, était sa mère. Qu’elle soit emprisonnée à Kronborg était pour lui particulièrement effrayant. Pourtant, manifestement elle était sa mère.
Guldberg écoutait, de plus en plus alarmé et perplexe.
À son actuelle « sécurité » [säkerhet , « certitude »], ou plus exactement à l’image très certainement aliénée qu’il avait de lui-même [eller rättare sagt sin nu helt säkra sinnessjuka bild av sig själv], Christian semblait mêler des éléments du récit d’Amleth issus des Gesta Danorum de Saxo Grammaticus. Christian ne pouvait en effet pas connaître le Hamlet de Shakespeare, que Guldberg, lui, connaissait bien. La pièce n’avait pas été jouée au cours du séjour à Londres et il n’y avait pas encore eu de représentation au Danemark.
La confusion de Christian et son étrange délire sur ses origines n’étaient pas nouveaux. Depuis le printemps 1771, son état empirait. Tout le monde savait désormais qu’il vivait la réalité comme du théâtre. Mais si désormais il s’imaginait participer à une représentation théâtrale dans laquelle Caroline Mathilde était sa mère, Guldberg pouvait commencer à se demander avec inquiétude quel rôle il donnait à Struensee31.
La « certitude » semble ici être située à des niveaux différents. Ce qui ne constitue pas un problème en soi. Mais ces niveaux ne sont pas forcément toujours compatibles. Une question, pour commencer : si Christian VII ne connaît pas Hamlet de Shakespeare, pourquoi est-ce pour lui « particulièrement effrayant » que Caroline Mathilde – sa mère-épouse ainsi que la maîtresse de Struensee – « soit emprisonnée à Kronborg » ? C’est étrange. C’est étrange, puisque Saxo n’avait jamais entendu parler de Kronborg au moment où il rédigeait son récit d’Amlethus. Shakespeare si, en écrivant Hamlet. Tout au moins, Shakespeare connaissait Elseneur, où il situe l’action de sa pièce. Selon les dires du roman La Visite du médecin personnel, Christian VII n’a jamais assisté à une représentation de Hamlet. Cela est faux. En même temps, le roman indique par différents moyens qu’il connaissait la pièce… Revenons un peu en arrière. Dans le passage qui suit la scène de l’entretien entre Struensee et David Garrick, on trouve ceci :
Il [Christian VII] demanda à Struensee pourquoi la représentation prévue [den planerade föreställningen] de Hamlet avait été modifiée pour une autre pièce.
Il connaissait bien la pièce Hamlet. Et, en larmes, il demandait maintenant à Struensee d’être sincère. Estimait-on qu’il était fou [galen]32 ?
Voir, ou ne pas voir ? Connaître, ou ne pas connaître33 ? Retournons au passage qui met en scène les personnages de Christian VII et d’Ove Høegh-Guldberg et qui traite de la « confusion » du roi : dans ce passage, Guldberg ignore visiblement que le roi connaît en réalité Hamlet. Néanmoins, on peut toujours comprendre l’inquiétude du politicien au sujet du rôle qu’accorde Christian VII à Struensee dans son théâtre familial, même si cette inquiétude n’est de son côté pas historiquement documentée. En revanche, la grossesse de Caroline Mathilde au cours du printemps 1771 est très bien documentée. Est-ce pour cette raison que le roman d’Enquist date à cette même époque la détérioration catégorique de l’état de santé mentale de Christian VII ?
De toutes façons, le roi avait déjà à ce moment-là joué au « théâtre » de sa vie à multiples reprises. Mais peut-être la vision de l’enfant qui pousse dans le ventre de sa femme – cette enfant née le 7 juillet 1771 qui sera ultérieurement surnommée « la petite Struensee34 » – accentue-t-elle à présent l’irréalité de sa situation : est-il, lui aussi, la création de Caroline Mathilde et de Struensee ? Le père de l’enfant est le médecin allemand. Mais qui est l’enfant ?
Il est vrai, la « confusion de Christian et son étrange délire sur ses origines n’étaient pas nouveaux ». Parmi les délires sur ses origines, on compte surtout sa conviction d’être un « enfant trouvé », conviction notée par Struensee, entre autres, dans son mémoire sur l’état de santé du roi, puis réactualisée par le roman historique d’Enquist. Un enfant trouvé n’a pas de parents. Enfin si, puisque l’enfant existe. Même trouvé il ne vient pas de nulle part. Mais il ne trouvera jamais ses vrais parents. Il n’en trouvera même pas les fantômes. Comment un enfant trouvé fait-il pour tuer son père et épouser sa mère ? « ay there’s the rub (ah ! c’est là l’écueil)35 », pour le dire avec la célèbre formule de Hamlet. Un enfant trouvé doit trouver des parents. Christian VII regarde donc autour de lui – imaginons-nous un instant cette scène –, Christian VII regarde autour de lui au printemps 1771 : il voit la femme, la mère, son épouse Caroline Mathilde, enceinte de l’enfant du médecin allemand Johann Friedrich Struensee, roturier qui possède à ce moment-là les pleins pouvoirs dans le royaume « pourri » de Danemark. Quelques mois plus tard, après la destitution de Struensee en janvier 1772, Christian VII confirmera par sa signature – et sans véritable hésitation – le verdict condamnant à mort le médecin, son ancien ami intime et l’amant de son épouse36.
Quelle est la « certitude » de Christian VII chez Enquist ? Pour confondre le vrai et le faux – c’est-à-dire pour les confondre véritablement –, il faut d’abord être en mesure de les distinguer. Sinon, il n’y a pas confusion. Début 1772, Christian VII est sûr d’une chose : Caroline Mathilde, emprisonnée à Kronborg, est sa mère. À cette curieuse certitude, « ou plus exactement à l’image très certainement aliénée qu’il avait de lui-même [eller rättare sagt sin nu helt säkra sinnessjuka bild av sig själv] », s’ajoute dans la tête du roi apparemment quelques éléments du récit d’un prince légendaire… Autant dire qu’entre le vrai et le faux on trouve la figure d’Amlethus, et celle de Hamlet. La précision que propose le roman vis-à-vis de la « certitude » de Christian VII est par ailleurs elle-même curieuse : « ou plus exactement à l’image très certainement aliénée qu’il avait de lui-même ». À présent, Christian VII a une image aliénée de lui-même. C’est maintenant certain. C’est cela la certitude. Posons une question naïve, dont la possibilité même est ouverte par le propos ambigu du roman à cet endroit : si Christian VII a « une image aliénée » de lui-même, est-ce alors l’image qui est aliénée, ou bien Christian VII lui-même ? On pourrait passer un petit moment dans l’abîme mineur qu’ouvre cette question. Mais avançons, simplifions. C’est évidemment Christian VII qui est aliéné, pas l’image telle quelle. Par conséquent, l’image est vraie. Quoique…
La fin des reflets
Contrairement à Hamlet, Christian VII est réel. Christian VII n’est pas Amlethus, ni Hamlet. Il est Christian Amleth, avec la dénomination qu’invente dans le roman le plus grand acteur shakespearien de l’époque, David Garrick : ainsi, à travers cette imbrication de l’un dans l’autre, c’est-à-dire grâce à la fusion du prince véritable avec le prince imaginaire, Christian VII constitue un théâtre politique réel. Car, chez Enquist le roi doit être davantage qu’un simple reflet de Hamlet. Il doit être plus Hamlet que Hamlet lui-même. Voilà pourquoi il n’a jamais pu voir, selon le roman d’Enquist, une représentation de la pièce de Shakespeare. Pour La Visite du médecin personnel, il en est lui-même la représentation existentielle et politique contemporaine. Christian Amleth est l’enfant trouvé de l’époque moderne, il est « l’étrange flambeau noir » des Lumières : il ignore d’où il vient et ses pouvoirs de représentation ne lui ont jamais offert une vraie protection – la représentation de son propre pouvoir, encore moins, compte tenu du fait que son soi-disant pouvoir faisait partie d’un faux théâtre. Chez Per Olov Enquist, Christian VII est la figure d’une certaine incertitude au fond des choses, à la fin du xviiie siècle. À partir de cette incertitude, le roman sur La Visite du médecin personnel considère par ailleurs l’ouverture historique d’une nouvelle voie politique – celle de la démocratie – au début de l’époque contemporaine. Mais cela est une autre histoire.