Le xiiie siècle est reconnu par les historiens comme l’âge d’or de l’encyclopédisme médiéval de l’Occident latinophone1. Il ne serait pas exagéré de dire que l’Europe septentrionale, centrale et orientale a, au cours du même siècle, connu elle aussi son propre encyclopédisme « historique » qui a essayé de relier l’histoire nationale à une perspective universelle. En Europe de l’Est, la littérature byzantine fut activement traduite du grec vers le slave. Cependant, cela n’a pas conduit à une réécriture du « grand récit » de l’histoire nationale, présenté dans le Récit des temps passés, la première chronique de l’Europe de l’Est compilée à Kyiv au début du xiie siècle2. Les nouvelles connaissances historiques ont davantage servi d’exempla pour évaluer les événements du xiiie siècle3.
En Pologne, lorsque Maître Vincent commença sa Chronica Polonorum au début du xiiie siècle4, le grand récit avait déjà été forgé au début du xiie siècle par l’auteur des Gesta Principum Polonorum, généralement appelé Gallus Anonymus5. Pour déterminer ce que Maître Vincent a ajouté à l’histoire nationale, il suffit de soustraire les Gesta Principum Polonorum de la Chronica Polonorum6.
Saxo Grammaticus appartient sans aucun doute à ce mouvement intellectuel d’encyclopédisme « historique ». Cependant, il est difficile d’établir comment Saxo a travaillé. Il semble suivre la même voie que Maître Vincent en essayant de faire des Danois des acteurs de l’histoire antique. Toutefois, il n’avait pas à sa disposition une riche tradition écrite7. Apparemment, dans certains cas, Saxo pouvait être guidé par une tradition orale qui est difficile à reconstituer8. Il semble cependant nécessaire de comprendre les principes du travail de l’historiographe médiéval, y compris les termes ethniques et géographiques9. Ce qui semble anachronique pour l’historien moderne a servi de preuve à Saxo pour démonter l’exactitude et l’authenticité de l’histoire ancienne10. Le monde romain a joué le rôle d’un univers de référence censé donner sens à l’histoire danoise ancienne qui fonctionnait ainsi à l’instar du grand exemple romain11. Que faisait alors Saxo lorsque la tradition précédente ne lui fournissait pas les exempla nécessaires pour comprendre le passé ?
Dans notre étude nous allons analyser les ethnonymes et choronymes des Gesta Danorum, Rutheni et Ruscia, qui sont associés à l’Europe de l’Est et avant tout à la Rous’12. Laissant de côté l’origine scandinave évidente du terme « Rous’13 », on note qu’aux ixe et xiie siècles, des textes latins dont une majorité née en Bavière attestent plusieurs graphèmes décrivant la Rous’ et les Rous’. La première occurrence de l’ethnonyme Rutheni est une forme avec un t et sans h dans les Annales Augustani à la fin du xie siècle14. Ce terme appartenait à la tradition antiquisante courante au Moyen Âge qui consistait à donner aux peuples nouvellement apparus sur la scène historique des noms familiers de l’Antiquité, soit par une proximité phonétique avec leurs propres noms, soit par leur rapprochement territorial. En se basant sur ces principes, les chroniqueurs médiévaux associaient de façon paradoxale les Rous’ aux Rut(h)eni, un peuple gaulois du sud du Massif central présent dans les sources latines15.
La nouvelle terminologie ne fut pas immédiatement acceptée dans le monde latin. Le premier à utiliser systématiquement l’ethnonyme Rutheni et à l’associer avec le chrononyme Ruscia était l’auteur des Gesta Principum Polonorum. Saxo suivit le même chemin. Ruscia et Rutheni sont mentionnés dans son ouvrage dans 19 épisodes, dont 14 apparaissent dans les neuf livres « légendaires » et seulement cinq dans les sept livres « historiques ». Pour explorer ces perceptions, nous proposons d’aller du connu vers l’inconnu, autrement dit d’analyser d’abord la description des événements des xie et xiie siècles, plus proches de Saxo dans les livres dits « historiques », et de passer ensuite aux temps dits « légendaires ».
Rutheni et Ruscia dans les livres « historiques »
Dans les récits de ces événements, on peut noter trois points clés : les unions matrimoniales avec la Ruscia16, les navires et les activités commerciales des Rutheni17 et la Ruscia comme une partie inséparable d’Oriens-Eous18.
Les informations sur les mariages orientaux dans les Gesta Danorum sont brèves et fragmentaires. Le mariage du prince Vladimir Monomaque, petit-fils de Jaroslav le Sage, avec Gytha de Wessex, fille du roi Harold d’Angleterre qui avait trouvé asile à la cour danoise après 1066, peut être placé vers 1072-1074. Le récit de Saxo souligne les sentiments chrétiens du roi danois Sven II Estridsen envers l’orpheline19. Ceci n’exclut pas l’hypothèse selon laquelle la cour danoise aurait utilisé ce mariage pour sceller l’alliance politique avec Kyiv contre la Pologne. Du côté ruthène, par ce rapprochement avec le roi du Danemark, le prince Vsevolod Jaroslavich de Perejaslavl, le père de Vladimir Monomaque, et son frère Svjatoslav de Tchernihiv voulaient très vraisemblablement, selon Aleksandr Nazarenko, isoler le roi de Pologne Boleslav, le plus proche et principal allié de leur frère et adversaire, le prince Izjaslav de Kyiv20.
Les données sur la famille des Rurikides et ses descendants, telles que Saxo les présente, contiennent des imprécisions. Par exemple, le roi danois Valdemar Ier lui-même est nommé « petit-fils (nepos) », et non « arrière-petit-fils (pronepos) » du prince Vladimir Monomaque21. Saxo montre en revanche sa connaissance des relations dynastiques entre Vladimir et Valdemar, qui a hérité « du nom et du sang de son ancêtre ». Ainsi dans sa « famille bénie » coule « le sang britannique et oriental (Eous sanguis), grâce à quoi il est devenu un ornement de deux nations à la fois22 ». Pourtant, Saxo ne nous dit rien des raisons de cela, c’est-à-dire du mariage du prince danois Knud Lavard, duc de Schleswig et roi des Obodrites, avec la petite-fille de Vladimir Monomaque et fille du prince Mstislav, Ingeborg, vers 1115-112323. Cela peut paraître surprenant puisque la Genealogia regum Danorum, la Knýtlinga saga et d’autres sagas connaissent bien ce mariage24.
Par ailleurs, Saxo ne mentionne qu’un seul mariage de la sœur du roi Knud le Grand, Astrid-Marguerite, celui conclu dans les années 1010-1020 avec Richard II de Normandie, ou plus vraisemblablement avec son fils Robert25. En même temps, il ignore ses unions ultérieures, mentionnées par Adam de Brême dont Saxo connaissait sans aucun doute l’ouvrage : d’abord avec Ulf Thorgilsson, « duc d’Angleterre (dux Anglie) », et enfin, dans des circonstances inconnues, avec un « fils du roi de la Rous’ (filio regis de Ruzzia)26 ».
Autre imprécision dans les Gesta Danorum : Saxo pense que Vladimir était appelé Jaroslav chez les Ruthènes. Notons que les sources scandinaves font également une erreur en attribuant ce mariage du xie siècle à un autre Vladimir, fils (et non petit-fils) du prince Jaroslav le Sage27. Dans la littérature nordique, Vladimir Monomaque est assez souvent appelé Jaroslav, une figure clé des relations internationales au xie siècle28. Cependant, on ne sait pas si Saxo avait des idées précises sur Jaroslav à qui il donne des noms différents : Gerithaslauum, Orientalium ducem quand il parle de son beau-frère Olaf II Haraldsson, et Iarizlauus quand il évoque l’autre prénom de Vladimir Monomaque29.
Saxo mentionne un autre mariage dano-ruthène lié à l’union politique entre Valdemar Ier et Knud V. Il s’agit du mariage du premier avec Sophie, demi-sœur utérine de Knud, en 1154 ou 1157. Le père de Sophie était « Ruthène » et la mère, Richezza, était la fille du prince polonais Boleslas III Bouche-Torse30. Knud était le fils du roi de Suède Magnus le Fort, premier mari de Richezza qu’il épousa vers 1129. Sophie est née du deuxième mariage de Richezza avec un prince rous inconnu vers 1139. Par la suite, elle devint la belle-fille du roi de Suède Sverker l’Ancien, troisième époux de sa mère Richezza vers 114531. La condition de l’union entre Valdemar Ier et Knud V était que Sophie reçoive le tiers de l’héritage familial en dot.
La discussion sur l’identification du père de Sophie ne peut être considérée comme complète. Parmi les princes rurikides du xiie siècle pouvant prétendre au rôle de père de Sophie et d’époux de Richezza, nous pouvons citer Vladimir Mstislavich de Volhynia et Vladimir Vsevolodovich de Novgorod, le petit-fils du prince Mstislav, ainsi que Volodar’ Rostislavich de Przemyśl, ses fils, ou encore Volodar’ Glebovich de Minsk. Cependant, d’après la Genealogia regum Danorum et les sagas, le nom du père « ruthène » de Sophie était Waledar ou Valaðr/Valaðarr ce qui correspondrait davantage à Volodar’ qu’à Vladimir ou Valdemar32. Les contacts de Valdemar avec la Rous’ ont continué après son mariage. Cela est confirmé par l’histoire du pillage des dons diplomatiques de la Ruscia faits au roi Valdemar Ier. Ces dons furent envoyés à Valdemar par son beau-père non nommé après 1154, mais ensuite pillés par les Slaves de Rügen33.
En ce qui concerne le caractère maritime et commercial de la Rous’, il est important de lire le récit que Saxo fait du pillage des navires et des marchandises des Rutheni par le roi Sven III Grathe à Schleswig en 115334. Enfin, le pèlerinage du roi Erik Ier le Toujours-Bon à Byzance par la route orientale à travers la Ruscia en 1103 confirme le statut de ce pays comme faisant partie de l’Orient35. En même temps, le prince de Kyiv Jaroslav le Sage, beau-frère d’Olaf II Haraldsson, est nommé « duc d’Orient » par Saxo36. Le rôle important des « hommes d’Orient », sans doute une troupe de Ruthènes intervenant dans les rivalités entre Knud V et Sven III Grathe, était connu de Saxo. Cependant, lorsque Knud fut contraint de fuir vers l’est après une nouvelle défaite, le chroniqueur l’envoie en « Pologne (Polonia)37 », tandis que d’autres sources mentionnent ici la Rous’.
Rutheni et Ruscia dans les livres « légendaires »
Si nous nous tournons vers les livres « légendaires », nous y trouverons les mêmes caractéristiques constitutives de la Ruscia et des Rutheni38 : les unions matrimoniales avec les Danois39, les navires et le commerce ruthènes40, et leur intégration dans l’Oriens-Eous41.
Les liens matrimoniaux avec la Ruscia, ainsi que la possibilité de trouver refuge à l’est, constituaient un élément de prestige politique pour les rois danois42. Ces motifs attestés chez Saxo sont très vraisemblablement inspirés par les traditions scandinaves. Le premier témoignage de liens matrimoniaux avec l’Orient concerne le « père-fondateur » de la culture nordique, Odin43, ce qui donne à ces relations le sens d’un archétype culturel. Saxo nous raconte que Rostiophus le Finnois prédit à Odin que Rinda, « fille du roi des Ruthènes (Ruthenorum regis filia)44 », lui donnerait un fils qui devait venger le meurtre de Balder. Cela ressemble à l’histoire de Sigrlam, qui, selon la Hervarar saga ok Heiðreks konungs, était le fils d’Odin et le roi de Garðaríki45. Certains éléments du récit – demande en mariage, rejet, violence – nous renvoient à l’histoire du prince Vladimir de Kyiv et Rogneda de Polotsk attestée dans la Chronique de Souzdal (xiie siècle)46. S’agit-il d’un topos qui unit la littérature du Danemark à celle de la Rous’ ?
Dans l’histoire de la guerre du roi Frotho III contre le roi des Huns et les Ruthènes, nous rencontrons les trois éléments que nous recherchons47. Les navires des Ruthènes se révèlent difficiles à diriger à la rame en raison de leur grande taille. Après la victoire, Frotho, réincarnation nordique de l’empereur Auguste, réunit ses rois et leur impose une règle commune qui les force à vivre sous une seule et même loi. Le royaume de Frotho comprenait désormais la Ruscia à l’est, et s’étendait à l’ouest jusqu’au Rhin. Frotho fit d’Olimarus, qui était en même temps rex Orientalius et rex Ruthenorum, le préfet du Holmgard et d’Ønevus celui du Kønogard48. Dans ce passage, Saxo utilise pour la seule et unique fois les toponymes nordiques de Novgorod et de Kyiv, connus parallèlement dans les sagas49. Notons que Saxo unit géographiquement dans ce récit les Huns, les Ruthènes et l’Orient à plusieurs reprises.
Une construction similaire unissant tous les éléments caractéristiques de la Ruscia – origine orientale, unions matrimoniales, culture maritime – peut être observée dans l’histoire de Regnerus qui a préparé une expédition contre les Hellespontins, les Scythes et les Ruthènes. Dian et Daxon, les fils du roi d’Hellespontus, qui avaient épousé les filles du roi des Ruthènes, ont obtenu contre le Danois des troupes de la part de leur beau-père. Ensuite, Regnerus prit la mer avec sa flotte pour se rendre en Ruscia50.
Les stéréotypes ethniques sur les Ruthènes sont d’abord associés à leurs bateaux qui semblaient ne pas être gouvernés et se révélaient difficiles à manœuvrer à la rame en raison de leur taille (« Rutenorum navigia incomposita minusque ob granditatem ad remigium habilia videbantur51 ») et à leurs opérations commerciales, ce qui indique une certaine distance géographique par rapport au Danemark. Mais ils se rapportent aussi à la brutalité des Ruthènes. Celle-ci est spécialement marquée par deux histoires, une sur Rotho, pirate ruthène qui dévastait le Danemark et suppliciait ses proies en attachant leurs bras à des branches d’arbre abaissées pour que leurs corps soient déchirés lorsque ces dernières se redresseraient52, et une sur Wisinnus, massacreur notoire de Ruscia, qui avait bâti son refuge sur le mont Anafial et qui allait jusqu’à s’emparer des épouses d’hommes célèbres et à les entraîner pour qu’elles se fissent violenter, sous les yeux de leur mari53. Les deux personnages appartenant à la culture orientale, je propose de voir ici un écho du concept de crudelitas Hunnorum54.
Comme on peut le remarquer, la représentation géographique que Saxo fait de l’Est est assez floue. Cependant, il semble que la partie occidentale de la Ruscia ou sa zone d’influence dans la région du fleuve Daugava et du golfe de Riga pouvaient être plus familières au chroniqueur danois. Le roi Frotho Ier part en campagne sur les terres des Cureti55. Les commentateurs y voient les Coures ou Couroniens sur la côte ouest du golfe de Riga qui sont cités (sous la forme latine Cori) dans la Vita Sancti Anscharii56.
Ensuite, Frotho part plus à l’est en expédition contre Tranno, « tyran de la nation ruthène (Rutenae gentis tyrannus)57 », détruit astucieusement la flotte des Ruthènes et rentre chez lui. Cependant, il apprend bientôt que ses ambassadeurs envoyés en Ruscia pour y lever des impôts ont été sauvagement tués. Dans sa volonté de punir les Ruthènes, il assiège et prend la ville de Rotala en détournant la rivière, qui était sa défense naturelle, créant de nombreux ruisseaux et en réduisant sa profondeur. Après avoir détruit Rotala, Frotho s’empare grâce à une ruse de la ville de Paltisca, où régnait Vespasius. Cette fois-ci, il organise la simulation de ses funérailles et endort la vigilance de l’ennemi. Après s’être emparé de Paltisca, Frotho aspire à étendre son empire vers l’est et fait route vers les bastions du roi de l’Hellespontus, Handwanus. La ville anonyme est de nouveau prise grâce à une astuce de Frotho, mais le comportement de Handwanus, qui ordonne de se débarrasser de tous les oiseaux qui s’y trouvent, nous rappelle la prise de « la ville de Duna (urbs Duna) » qui est incendiée par des oiseaux en feu sur ordre du roi danois Hadingus pendant la guerre de Hellespontus58.
Les chercheurs ont des raisons de croire que la Paltisca de Saxo peut être identifiée à Pa(l)teskja ou Pallteskiuborg, noms usuels dans les sagas pour la ville de Polotsk sur le fleuve Daugava au Bélarus, où la présence scandinave est attestée archéologiquement à partir du milieu du xe siècle59. Dans cette situation géographique, urbs Rotala peut faire écho à la région Rotelewic ou Rotalia (« provincie, que Rotelewic et Rotalia vocatur, Rotalenses, Rotalienses provincie ») mentionnée dans l’Heinrici Chronicon Livoniae du début du xiiie siècle, rédigée donc à l’époque de Saxo. Cette région est située à l’ouest de l’Estonie (en estonien Ridala, en allemand Röthel)60. L’hypothèse selon laquelle Paltisca pourrait être identifiée au site fortifié de Pada ou Padise sur le territoire de Rotalia en Estonie est difficile à étayer. Il y a plus d’indices permettant d’identifier le site archéologique Iru sur la rivière Pirita avec Rotala, car la situation hydrographique autour de ce centre fortifié correspond, selon certains chercheurs, à la description du stratagème militaire utilisé par Frotho et évoqué plus haut61. Dans le même temps, la proximité géographique et la connexion politique de Paltisca alias Polotsk avec Rotala alias Rotalia peuvent refléter le fait connu de la dépendance tributaire de certains territoires de l’Estonie et de la Lettonie actuelles vis-à-vis de la Rous’ du xie au xiie siècle62.
Il est possible que la connaissance relative que Saxo a du bassin de la Daugava soit liée à la pénétration des Danois à partir des xe et xie siècles dans cette région63. Les premiers sites scandinaves sont apparus dans les pays baltes à l’époque Vendel (à Grobiņa en Lettonie), mais Polotsk n’apparaît pas avant le xe siècle64. L’arrivée assez tardive des Scandinaves dans cette région, avec Rogvold (Rǫgnvaldr65) en tête, est assez surprenante. On ne peut s’empêcher de se demander si le récit de Saxo sur l’expansion de Frotho III n’est pas un écho de la mémoire culturelle des événements de cette époque66, transférés au passé légendaire du roi Frotho selon les principes de la vision historique utilisée par le clerc danois. À cet égard, on peut se demander si urbs Duna, prise par Hadingus67, est aussi liée dans la géographie mentale au bassin de la Daugava, en allemand Düna.
Que-ce que l’Est pour Saxo ?
On remarque que les idées de Saxo sur la Ruscia et les Rutheni qui étaient sans aucun doute liés culturellement et politiquement à la Rous’ de l’Europe orientale sont plutôt vagues. Parfois, elles sont soumises à des stéréotypes empruntés à l’histoire relativement récente. Cette histoire, à son tour, n’est pas détaillée par Saxo. L’éloignement de ces pays du Danemark brouille les détails des événements historiques. L’éloignement des événements dans le temps oblige Saxo à les saturer de détails. Les deux options sont presque interdépendantes. Ces observations ne s’appliquent pas seulement à la Ruscia et aux Rutheni comme des caractéristiques principales de l’Europe orientale. Chez Saxo, les ethnies sont en général dépourvues de leur subjectivité, elles ne sont qu’une fonction et des signes des territoires où elles opèrent. Ces espaces, y compris marins, font l’objet d’un développement, d’une délimitation et d’une appropriation de la part des Danois68. Ce sont les relations et les corrélations géographiques et spatiales qui déterminent les visions du monde et leurs reflets dans la tradition écrite, ainsi que la forme et la méthode des contacts entre les peuples et les groupes ethniques69. Lorsqu’il s’agit de décrire d’immenses espaces territoriaux et temporels, une carte mentale est plus importante pour l’auteur médiéval que l’exactitude historique. Cette carte est éclectique, mais revêt définitivement un caractère général. L’éclectisme spatial naît non seulement de la connaissance empirique de l’ethno-géographie fixée par la tradition orale, mais aussi de la familiarité avec la littérature antique.
C’est cet éclectisme qui complique la détermination des sources orales dont Saxo a pu disposer. Elles auraient pu coïncider en partie avec les sources des sagas. Mais, contrairement à la tradition ayant inspiré les scaldes, elles sont soumises dans les œuvres du clerc danois à des interpolations scolastiques avec les sujets, les vertus et le vocabulaire appropriés à la culture antique. Cependant, cette interpolation ne consistait pas à l’introduction dans le récit d’épisodes classiques, mais à l’emploi dans le récit de caractéristiques de la littérature classique. Les traditions nordiques intéressaient Saxo dans la mesure où elles pouvaient dépasser l’histoire locale et correspondaient à l’histoire universelle. Dans son « laboratoire scientifique », l’usage des traditions précédentes était très sélectif.
Cette collision de deux traditions est clairement visible dans un exemple spectaculaire dans lequel le vocabulaire nordique, à mon avis, a été remplacé par l’usus antiquorum. Saxo n’utilise jamais des formes latinisées du terme Garðaríki pour désigner la Rous’ (ou plus précisément Novgorod et ses environs70). Cependant, il mentionne les toponymes scandinaves normalement associés à Garðaríki : Polotsk, Novgorod et Kyiv, même si leur localisation reste assez vague. En même temps, dans la partie « légendaire », l’Hellespontus et la Scythia apparaissent toujours comme des parties de la Ruscia. Les Huns qui ne sont mentionnés qu’en tant que peuple, mais qui n’ont pas leur propre choronyme, doivent être inclus dans les limites de l’Hellespontus. Ainsi, la Ruscia est comprise dans l’ensemble des pays de l’Oriens-Eous, une partie du monde où se mélangent les peuples, les époques et les cultures, une sorte de « Grand Est » où s’unissent des phénomènes très variés. Cette vision des territoires orientaux était associée à la pénétration non systématique, mais plutôt extraordinaire, des Scandinaves à l’est71 et à Byzance, pénétration à la fois géographique et mythologique72. Celle-ci se traduit par le passage par des cercles concentriques, dont chacun présentait à la fois des différences culturelles et ethniques et des éléments communs73.
Une telle vision de Saxo réunissant la Ruscia et la Scythia trouve des parallèles dans la géographie mentale d’Adam de Brême74. Au xie siècle, Adam de Brême était le dernier auteur latin à utiliser systématiquement le terme vieux haut-allemand pour la Rous’, à savoir Ruzzia. L’ethnonyme Ruzzi est apparu pour la première fois chez le Géographe bavarois dans le sud-ouest de l’Allemagne au plus tard dans la deuxième moitié du ixe siècle75, mais à l’époque d’Adam, il s’est transformé en un archaïsme « scientifique », remplacé par des choronymes latinisés plus modernes. Cependant, c’est ce terme qui est utilisé dans le passage le plus mystérieux chez Adam où il parle d’Ostrogard Ruzziae76. Il est largement admis qu’Adam parle de Novgorod en raison du parallélisme certain entre ce terme et le nom norrois de la ville, à savoir Hólmgarðr. Néanmoins, on remarque que, du point de vue linguistique, ce terme est plus proche du stéréotype littéraire en vieux-norrois Austr i Górðum, qui voulait dire « à l’est en Gards » où la partie Austr signifiait Austrvegr, « voie orientale ». Ainsi, Ostrogard pourrait dériver du terme nordique reconstitué *Austra-garðr77. Ce néologisme issu du norrois latinisé, inventé peut-être par Adam de Brême, pourrait désigner la Rous’ dans son ensemble78, autrement dit le Garðaríki identifié avec la Ruzzia. Dans ce but, Adam a combiné les termes *Austra-garðr et Ruzzia pour former le néologisme Ostrogard Ruzziae littéralement « à l’est en Gards de Rous ».
Comme nous l’avons mentionné, Adam représentait l’Orient, y compris la Scythie, comme un arc immense reliant la mer Baltique et la mer Noire en passant par l’Europe de l’Est79, ce qui correspondait à l’Austrvegr des sagas. En général, la conception de l’Orient que nous trouvons chez Saxo et qui unit la Ruscia, la Scythia, l’Hellespontus et les Hunni est très proche de la géographie mentale d’Adam de Brême. Il ne serait pas trop audacieux de suggérer que Saxo a remplacé systématiquement les termes norrois Austr i Górðum et Garðaríki, déjà transformés par Adam de Brême en Ostrogard, par les termes latins Ruscia, Oriens et Eous en formant ainsi son « Grand Est », partie de l’arc sacré menant à Byzance80.
Dans cette situation intellectuelle, il est difficile d’accepter que le nom Hellespontus désigne le cours inférieur du fleuve Daugava et que la Ruscia de Saxo, région avec une forte culture maritime, se trouve au centre de l’Europe orientale, région éloignée de la mer81. Comme la plupart des auteurs latins, Saxo utilise le principe « pars pro toto » pour désigner l’ensemble des peuples de l’Europe d’Est. Même si ces peuples ne se considéraient pas eux-mêmes comme des Rous’, ils se révèlent, dans une perspective occidentale, être des Rutheni82. La Rous’ et les Ruthènes sont soumis dans l’œuvre de Saxo à une approche généralisatrice.
De plus, Saxo avait non seulement une vision floue des terres lointaines comme celles des Rutheni, mais s’intéressait peu à ses voisins immédiats et disposait d’informations très superficielles sur eux. Les informations de Saxo sur la Pologne et ses habitants (« Polonia », « Polani », « Polanenses »83) se limitent à cinq épisodes dont un épisode « légendaire », ce dernier évoquant la lutte contre le géant Wasce et localisant la Pologne en Europe de l’Est sur la route de Byzance. Ensuite, la Pologne, bien que proche, est loin des centres d’intérêt de Saxo, tels qu’il les présente dans les livres « historiques ». Même s’il est au courant du mariage du roi Magnus avec la fille du prince Boleslas III (Bokisclavus), Saxo n’a aucune information supplémentaire ; la Pologne ne l’intéresse que comme alliée en 1129 ou adversaire en 1136 et en 1170 dans la guerre contre les Slaves de Poméranie84.
Les Sclavi, voisins et adversaires principaux des Danois, sont présents dès les premières pages du récit de Saxo. Cependant, les Rugyenses et la Rugia, une partie inséparable du monde slave, n’entrent dans l’horizon de Saxo que dans la période « historique », surtout dans les livres XIV-XVI (avec plus de 28 épisodes !) où ils sont l’objet de guerres et de processus de christianisation. En ce sens, le sort des Rutheni de Saxo est complètement différent de celui des Rugyenses. Ces deux groupes ethniques ne sont en aucune manière identifiés par le clerc danois, ni linguistiquement, ni géographiquement. La Ruscia de Saxo ne peut être localisée ni dans l’espace baltique, ni être en rapport avec l’île de Rügen, Rugia. Cependant, une telle identification est un préjugé courant chez les anti-normanistes russes et ukrainiens qui essayent d’utiliser les textes de Saxo à leur profit. C’est dans ce but que la première traduction des Gesta Danorum en russe a été publiée récemment85, quoique sa lecture objective ne laisse aucun doute que Saxo a décrit deux entités totalement différentes.
Il convient de rappeler que les attaques des anti-normanistes contre la science académique durent depuis près de 250 ans et sont perçues comme un débat historique sur le normanisme et l’anti-normanisme. Ces attaques sont associées à une tentative de présenter les Rous’ et les Varègues comme des Slaves occidentaux de l’île de Rügen86. Un des partis pris est le fait linguistique que, dans la tradition allemande, les Rous’ ont été assez rarement appelés Rugi. Ce terme est attesté dans les textes latins à partir du xe siècle87. Il appartient sans doute à la même tradition ethno-géographique antiquisante que celui de Rutheni. Les raisons étymologiques ayant suscité ce néologisme semblaient jusqu’à présent peu fondées, bien qu’il nous renvoie directement à l’un des peuples germaniques connus des auteurs anciens. Le lien direct de l’ethnonyme avec l’Europe de l’Est et les Rous’ et la Rous’ est confirmé non seulement par le contexte écrit, mais aussi par les auteurs des xie et xiie siècles. Ils ont dû expliquer au lecteur le sens du terme qui, à cette époque, était déjà hors d’usage. Ainsi, l’auteur des Annales de Hildesheim a changé les Rugi en Ruscie gens et Robert de Torigni fut obligé de préciser l’information de son prédécesseur Orderic Vital en disant que « le roi des Rugi, c’est-à-dire de la Rous’ (rex Rugorum id est Russie)88 ». Il est impossible d’établir un quelconque lien entre les Rugi et la Rous’ du xe siècle d’une part, et l’île de Rügen, les Rugyenses – habitants de Rügen du xiie siècle – et la Rous’ d’une autre part.
L’analyse intertextuelle des Gesta Danorum et de l’Historia Langobardorum de Paul Diacre peut nous donner des indices sur les origines possibles de l’ethnonyme antiquisant Rugi qui désigne les Rous’ de l’Europe de l’Est. Saxo, qui fait directement référence aux informations de Paul sur la migration lombarde, transmet le récit sous une forme abrégée. Cependant, il précise que le point de départ des Lombards était Gutlandia (transformée en l’île de Gotland dans la traduction de J.-P. Troadec89), et non « l’île appelée Scadinavia (insula quae Scadinavia dicitur) » selon Paul Diacre90. Ensuite, selon Saxo, ils se sont dirigés vers la Rugie où « ils abandonnèrent leurs navires et gagnèrent la terre ferme (Tandem ad Rugiam se applicantes desertisque navigiis solidum iter ingressi)91 ». En même temps, il laisse de côté des détails géographiques importants selon Paul sur leur installation dans la province « Norique sur le Danube (Noricum […] Noricorum finibus idem Danubius separat) » sur les « terres ou la patrie des Rugi (Rugiland […] Rugorum patria)92 ». Ainsi, Saxo différencie les Lombards de la Norique, pays des Rugi, et associe cette information avec l’île de Rügen qui était incluse dans la zone des intérêts immédiats des Danois.
Cependant, la Norique et l’Illyrie voisine se révèlent dans le Récit des temps passés comme lieu de mémoire des Slaves orientaux et ensuite des Rous’ : après le Déluge, le peuple slave des Noriciens s’installe sur le Danube en Illyrie où il est christianisé par l’apôtre Paul et se déplace ensuite vers l’Europe de l’Est. Le chroniqueur du début du xiie siècle écrit : « De ces Slaves, nous sommes aussi [issus], les Rous’93 ». Nous ne pouvons pas exclure l’hypothèse selon laquelle l’inventeur médiéval du terme Rugi pour les Rous’ aurait eu connaissance de la chaîne complexe d’associations entre Rugorum patria, Norique, Slaves et Rous’.
Conclusion
Les récits de Saxo sur la Rous’ reflètent avant tout la géographie mentale et les stéréotypes ethniques de l’élite intellectuelle médiévale, construits sur la tradition orale et les textes littéraires. Le monde du clerc danois, qui semble si immense en raison de son encyclopédisme « historique » mentionnant aussi bien l’Islande que Byzance, était en fait un monde assez petit, le monde d’une petite province médiévale, celui du royaume danois et de son voisinage direct. Ce monde était d’abord celui d’un savant danois, avec toutes les lacunes et les visions imaginaires que cela implique sur les autres régions.
En même temps, l’analyse de ce monde et ses stéréotypes nous montre bien dans quelle mesure il est dangereux de parler, comme le font certains auteurs, de « constitution et diffusion » d’un savoir occidental sur le monde de l’Europe de l’Est en se fondant sur un catalogue des mentions des Rous’ et de la Rous’ dans des textes de caractères différents94. Chaque mention possède sa généalogie textuelle et intellectuelle qui demande à être étudiée de plus près. Le laboratoire de Saxo est comme une mystérieuse machine à remonter le temps qui transforme non seulement l’histoire universelle en antiquité nationale, mais aussi le présent en passé. Ainsi, les Gesta Danorum représentent une source originale, mais documentent moins les relations historiques entre le Danemark et l’Europe orientale que la perception qu’avait la société danoise d’alors de ses lointains voisins orientaux.