Dans les sources médiévales, la capacité à rétablir et à maintenir l’ordre public était un marqueur fondamental pour évaluer la qualité d’un souverain. Les critères permettant l’instauration de la paix et leur importance ont toutefois varié en fonction des auteurs et des contextes dans lesquels les textes étaient composés : exercice d’un pouvoir juste, renforcement et application de la loi, défense du royaume face à l’ennemi, protection du christianisme et de l’Église… La figure du roi pacificateur s’inscrivait ainsi dans des discours visant à définir et à renforcer des modèles de royauté. Par exemple, dans les royaumes barbares héritiers des institutions romaines et de l’enseignement des Pères de l’Église, le thème de la paix et de l’harmonie retrouvée venait asseoir la légitimité de pouvoirs nouvellement établis, tandis que les Carolingiens, reprenant l’exemple des souverains de l’Ancien Testament, justifiaient leur autorité en s’affirmant comme les principaux garants de la iustitia et de la pax qui devait en découler1.
Dans la Geste des Danois, sa monumentale histoire des rois danois rédigée autour de 1200, Saxo Grammaticus s’efforce lui aussi d’exprimer une éthique particulière autour du pouvoir en proposant une succession de portraits royaux à la manière d’exempla. Saxo explore ainsi les formes de succession sur le trône, les vertus attendues d’un souverain, la nature des rapports entre les élites du royaume, ou encore les relations ambivalentes entre le Danemark et ses voisins, en particulier germaniques et wendes2. À ce titre, la Geste des Danois a longtemps été interprétée comme une œuvre de propagande visant à légitimer un régime fondé sur une autorité verticale de la royauté sur l’aristocratie, même si les travaux plus récents mettent en évidence des rapports plus complexes entre les différents acteurs du pouvoir et, en particulier, avec l’Église3.
Le thème de la paix joue un rôle essentiel dans la caractérisation de ces règnes. Or, Saxo ne propose pas un modèle unique du roi pacificateur et s’appuie sur diverses traditions pour développer ses personnages. L’exemple de souverain pacificateur le plus emblématique dans son œuvre reste très certainement la figure de Frotho III dans le livre V. Après une première partie de sa vie marquée par la déchéance morale, ce roi légendaire entreprit une action législatrice vigoureuse et une remise en ordre du royaume, à tel point que nul voleur n’osait s’emparer d’anneaux d’or laissés sur les routes du Jutland4. Selon Saxo, son règne coïncidait avec la naissance du Christ et une période de paix remarquable, la Pax Frothonis qui faisait elle-même écho à la Pax Romana de l’empereur Auguste5. Par ce procédé, le chroniqueur de Lund, répondant à la demande d’Absalon de doter le Danemark d’un monument historique pour compiler les accomplissements des Danois comme le faisaient les autres nations6, plaçait le Danemark au rang de véritable Empire du Nord qui soutenait la comparaison avec l’Empire romain7.
Dans cette contribution, nous reviendrons sur différents modèles du roi pacificateur exposés par Saxo en nous appuyant sur quelques personnages de sa Geste des Danois. Une comparaison avec les diverses traditions norroises et latines permettra d’abord de réfléchir aux possibles sources de notre auteur et leur adaptation dans son œuvre. Ce point nous conduira alors à nous intéresser à l’emploi de ces modèles dans la formulation du discours idéologique particulier de Saxo sur l’action du souverain et ses relations avec les autres acteurs politiques, ainsi que sur les vertus et les initiatives attendues de lui pour maintenir l’ordre.
Skioldus
Le premier souverain qui mérite examen, Skioldus (Skjöldr en vieux-norrois), figure dans nombre de textes évoquant les origines mythiques de la royauté danoise, comme la Brevis historia regum Dacie de Sven Aggesen8, la Skjöldunga saga9, ou encore la Heimskringla10 et l’Edda en prose de Snorri Sturluson11. Son nom apparaît aussi dans plusieurs généalogies des souverains danois12. On en trouve également des échos sous le nom de Scyld dans le Beowulf, ce qui témoigne d’une diffusion de sa légende jusqu’en Angleterre. Ces récits demeurent toutefois imprécis sur son règne et c’est Saxo Grammaticus qui rapporte le plus de détails à son sujet. Cet aspect est d’autant plus intéressant que les traditions sont parfois contradictoires. Par exemple, Saxo le présente comme le petit-fils de Dan, premier prince danois, alors qu’il est le fils du dieu Óðinn selon les sources islandaises13.
Quoi qu’il en soit, Skioldus apparaît toujours comme une figure fondatrice de la royauté danoise qui va jusqu’à conférer son nom à la dynastie mythique des Skjöldungar. Saxo le dépeint alors comme un souverain idéalisé rétablissant l’ordre et la paix dans le royaume après une période de troubles. Pourtant, il n’était pas évident au premier abord que Skioldus devienne un roi pacificateur. Le chroniqueur rapporte en effet qu’il était le fils et l’héritier d’un véritable tyran nommé Lotherus, lui-même contre-modèle du souverain. Ce dernier avait accédé au pouvoir de manière illégitime, en renversant son propre frère, Humblus, et en contournant la coutume selon laquelle les souverains étaient élus lors d’assemblées14. En outre, Lotherus est dépeint par Saxo comme un roi exécrable, à la conduite « arrogante et criminelle », qui spoliait et assassinait les grands du royaume. Néanmoins, ce règne ne dure pas, car il suscite un soulèvement qui conduit le tyran à sa mort15.
Son fils Skioldus lui succède et présente un tempérament opposé à celui de son père, son comportement facilitant justement l’exercice d’un règne bénéfique. Comme le précise Saxo, Skioldus « ignore les vices paternels tout en apparaissant comme l’heureux dépositaire des vertus de ses ancêtres16 », faisant référence à son grand-père Dan, fondateur de la lignée. Deux éléments sont alors mis en avant par le chroniqueur pour expliquer le caractère vertueux du roi. D’abord, Skioldus s’illustre par ses aptitudes à la chasse et au combat et mène une « une jeunesse fort industrieuse qui l’a empêché de marcher sur les pas corrupteurs de son père17 ». Mais le point le plus notable est que Skioldus passe sa jeunesse entouré de « précepteurs qui l’élevaient très consciencieusement18 ». Grâce à eux, il acquiert maturité et robustesse, qualités qui contribueront à forger sa personnalité exceptionnelle. Comme nous le verrons plus loin, le fait d’être épaulé par de bons conseillers est en effet une qualité récurrente des rois qui parviennent à assurer l’ordre et la paix.
Vient ensuite le récit du règne à proprement parler dans lequel Skioldus apparaît comment un puissant défenseur de son royaume et un souverain juste. En l’occurrence, il soumet les Alemanni auxquels il impose un tribut19. Il est en outre un roi législateur qui rétablit l’ordre en « abrogeant d’injustes lois et en introduisant de salutaires20 ». Saxo donne d’ailleurs un exemple de ces lois : il abolit l’affranchissement des esclaves après que l’un d’eux a fomenté un complot contre lui. À cette action entreprenante en matière législative s’ajoutent donc une intransigeance et une sévérité dans l’application des lois. Skioldus est également un roi libéral envers ses hommes, « comme s’il rivalisait par sa bonté et sa générosité avec le courage des autres rois21. » Il garantissait ainsi une rémunération pour les chefs en temps de paix et une part du butin en temps de guerre, rompant avec l’attitude prédatrice de son père, et il puisait à même son trésor personnel pour payer les dettes de ses hommes.
Ces trois caractéristiques – le souverain protecteur, législateur et munificent – font largement écho aux poèmes scaldiques qui, selon l’opinion générale, étaient composés au moins dès le ixe siècle en l’honneur de rois, jarls et autres chefs pour célébrer leurs accomplissements, leurs qualités et leurs lignées, avant d’être consignés par écrit dans les sagas au xiiie siècle. En remplissant ces fonctions propagandistes et mémorialistes, ces compositions mettaient en scène des figures idéalisées du souverain et exprimaient donc les idéologies particulières des milieux élitaires. En particulier, certaines des vertus mobilisées dans les poèmes scaldiques s’observent dans les poèmes parfois datés de la période viking d’après les spécialistes. Par la transmission orale, ces poèmes et les modèles qu’ils véhiculaient auraient donc perduré jusque dans les écrits de l’époque de Saxo. Ainsi, ces vertus s’inscrivaient dans le stock des qualités associées au bon souverain selon les idéologies que l’on peut qualifier de traditionnelles.
C’est justement le cas du thème du roi guerrier renforçant l’ordre et la loi. Dans les poèmes supposés les plus anciens, les scaldes glorifiaient volontiers un seigneur en le présentant comme le pourfendeur des voleurs. On l’observe par exemple dans la Glymdrápa de Þorbjǫrn hornklofi qui aurait fait vers l’an 900 l’éloge du roi norvégien Harald à la Belle chevelure affrontant les habitants de l’Orkdalen, dans le Sør-Trøndelag :
L’Óðinn de la bataille [Harald à la Belle Chevelure], / mettant à mort les troupes de voleurs / du cultivateur de la bataille, / fit retentir le fracas sur le sentier des loups [la lande]22.
Par la suite, ce motif est constamment réemployé sous différentes formules. Ainsi, le bon roi est « l’oppresseur des voleurs (hneigir hlenna23) » chez Sigvatr Þórðarson ou encore « le tueur des loups (myrðir varga24) » chez Þórðr Særeksson.
Plus tard, à mesure que le pouvoir royal s’affirme, c’est davantage le caractère législateur du souverain que l’on observe dans la poésie scaldique. En particulier, une importante tradition a été formulée autour d’Olaf Haraldsson et des lois qu’il aurait promulguées, nombre de poèmes ayant été composés à ce sujet selon la Flateyjarbók25. Plusieurs poèmes arrivés jusqu’à nous mettent justement en avant cet aspect de son règne, tels que l’Óláfsdrápa qu’aurait déclamée Sigvatr Þórðarson au début du xie siècle :
Toi qui habites le grenier des animaux de trait de la vague [navigateur] / Tu as pouvoir d’instituer le droit du pays / Celui qui durera / Parmi la troupe de tous les hommes26.
Gilduin Davy suggère que la véritable action législatrice d’Olaf Haraldsson a dû être moins importante que ce que ne laisse entendre cette tradition probablement formulée dès la première moitié du xie siècle dans le sillage de l’édification de sa sainteté, avant de devenir effectivement une référence dans le droit et l’historiographie norvégienne du siècle suivant27. Malgré tout, la capacité du roi à instaurer des lois apparaissait déjà comme un critère évocateur pour dépeindre un règne bénéfique.
La générosité du souverain, thème encore plus courant dans la poésie scaldique, reflétait quant à elle les dynamiques sociales et politiques spécifiques de la Scandinavie médiévale. En effet, les alliances se formaient en particulier autour de la pratique du don, créant et renforçant les liens entre individus et groupes. Selon un processus de réciprocité, la personne recevant le présent devenait redevable envers le donateur et était tenue en retour de fournir un contre-don, souvent sous la forme de soutien politique et militaire28. La générosité était donc une condition pour s’attacher des soutiens et il n’est pas surprenant qu’elle ait été constamment mise en avant par les scaldes qui cherchait à souligner la capacité du souverain à assurer l’entente entre les élites. En conséquence, nombre de kenningar pour le désigner évoquaient cette vertu : il était le « destructeur des trésors (hoddglǫtuðr29) », le « briseur d’anneaux (baugbroti30) » ou encore « celui qui jette les anneaux (hringvarpaðar31) ». Ainsi, la base de données du Skaldic Project ne recense pas moins de 400 références à cette caractéristique dans l’ensemble du corpus scaldique32.
Cependant, il est difficile d’évaluer si Saxo tire tout ou partie de sa matière sur Skioldus de poèmes anciens. Sven Aggesen le présente déjà comme le protecteur du royaume, sans toutefois s’étendre à ce sujet33, et le récit de Saxo sur son action pacificatrice trouve peu d’écho dans les autres traditions34. Il est tout de même concevable que Saxo ait été influencé par les modèles royaux transmis par la poésie scaldique. Avec le temps, cet art poétique serait devenu une spécialité islandaise et, de son aveu même dans son prologue, Saxo s’est largement appuyé sur leurs récits historiques pour composer son œuvre35. Il semble d’ailleurs que des scaldes islandais aient été actifs au sein des cours d’Absalon et de Valdemar Ier, tels que l’Arnoldus Tylensis, que Saxo mentionne36 et qui peut avoir été identique à l’Arnaldr Þorvaldsson au service de ce roi selon le Skáldatal37. En outre, les huit premiers livres de la Geste des Danois sont eux-mêmes agrémentés de nombre de poèmes certainement inspirés de la tradition norroise38.
Toutefois, d’autres motifs dans la vie de Skioldus selon Saxo paraissent plus inhabituels dans la poésie scaldique et semblent s’écarter du modèle du roi pacificateur selon des idéologies traditionnelles. En l’occurrence, il est dit que Skioldus « avait l’habitude de soigner les malades et surtout de réconforter ceux qui étaient très mal en point39. » Le prince est aussi le garant de la morale dans son royaume. Ainsi, il incitait ceux avec une « existence corrompue et dissolue à abandonner la débauche et à adopter une vie vertueuse en s’attelant à une tâche stimulante40. »
Ces critères se rattachent à un autre modèle royal, le rex iustus, qui était alors bien connu dans l’Europe médiévale. Inspirée des rois bibliques, cette idéologie était notamment héritée de saint Augustin pour qui le monarque était investi de la responsabilité de gouverner son royaume à l’image de la Cité de Dieu. Une distinction manichéenne s’opérait alors entre, d’un côté, le rex iniquus ou iniustus – le tyran incarné par Saül dans l’Ancien Testament – et, d’un autre, le rex iustus capable d’instaurer la pax et la iustitia pendant son règne à l’image du roi David. La iustitia désignait un gouvernement conforme à la volonté divine, favorisant un ordre juste et moral ainsi que le soutien à la foi, tandis que la pax renvoyait à l’harmonie, tant extérieure qu’intérieure et spirituelle, résultant de ces principes à tous les niveaux de la société, de la famille à l’État. Parmi ses qualités, on dénombrait ainsi la prudence, la tempérance, la force, l’humilité, la charité envers les faibles, la piété ou encore la protection de l’Église, le roi devenant en somme le représentant de Dieu sur Terre41.
À l’époque de Saxo, la figure du rex iustus est déjà bien connue au Danemark et largement assimilée dans la production écrite. Il semble même que ce modèle idéologique aille de pair avec la naissance de la littérature danoise, car on l’observe de manière aboutie dans les toute premières œuvres littéraires rédigées au Danemark, à savoir le corpus hagiographique autour de saint Cnut, aussi appelé « littérature d’Odense42 ». Par exemple, la Passio Sancti Kanuti Regis et Martyris, rédigée peu de temps après le martyr de Cnut en 1086, présente des échos avec la Geste des Danois dans la façon de caractériser le souverain comme le protecteur des faibles et le garant de la vertu de ses sujets. En l’occurrence, le roi « soutenait les nécessiteux et réconfortait les personnes en deuil43 », de même qu’il s’efforçait de « mettre en garde et d’instruire amicalement et paternellement ce peuple qui n’était pas encore familier des bonnes mœurs qui plaisaient à Dieu, par lui-même ou par l’intermédiaire des évêques et prélats44. »
Ce comportement doit être mis en perspective avec la caritas patriæ (« amour de la patrie ») que Saxo attribue à Skioldus45. Thomas Riis mettait en évidence que le rôle du souverain comme protecteur de la patria était régulièrement souligné par Saxo sous différentes acceptions (lux patriæ, pietas patriæ, cura patriae, etc.) et, au-delà de Skioldus, était plus spécifiquement associé à Absalon et Valdemar II, ainsi qu’aux aïeux directs de ce dernier : son père Valdemar Ier ; son grand-père Cnut Lavard ; son arrière-grand-père Éric le Toujours-Bon ; et le frère de ce dernier, saint Cnut, le roi le plus prestigieux du Danemark. Par ce procédé, Saxo valorisait ainsi ses patrons et la lignée royale en édifiant des figures idéalisées du souverain46. Dans le cas de Skioldus, nous avons donc une combinaison d’éléments pouvant aussi bien s’inscrire dans la continuité de modèles chrétiens et européens que d’idéologies traditionnelles qui, en définitive, sont complémentaires. Skioldus représente ainsi le premier législateur du Danemark et, à ce titre, devient le premier roi dont le gouvernement est perçu comme bénéfique. En s’inscrivant dans sa continuité, les Valdemar étaient alors les héritiers légitimes de son rang.
Éric le Toujours-Bon
Si nous nous concentrons sur le personnage d’Éric le Toujours-Bon (1095–1103), nous pouvons observer d’autres similitudes avec Skioldus. Saxo s’appuie toutefois ici sur d’autres modèles et une démarche différente pour le dépeindre comme un roi pacificateur. Il faut rappeler qu’Éric arrive au pouvoir en 1095 dans un contexte troublé au Danemark, quelques années seulement après la mort de saint Cnut lors d’un soulèvement en 1086. Lui succède alors son frère et opposant Olaf la Faim (1086–1095) dont le règne, selon les traditions historiographiques danoises, coïncide avec une période de calamités marquée par le mauvais temps, des épidémies et la famine. Dans les textes, ces catastrophes sont interprétées comme une punition divine des Danois devant le martyr d’un saint roi et l’intronisation d’un souverain illégitime. Olaf meurt à son tour en 1095 et la prise de pouvoir par Éric marque le retour aux affaires d’un parti favorable à saint Cnut. L’historiographie danoise, qui est unanimement favorable à Cnut, voit alors ce nouveau règne comme une période de remise en ordre et de retour à la prospérité47.
Éric est donc décrit comme un roi pacificateur, ce qui est particulièrement visible chez Saxo Grammaticus. Ici, l’auteur reprend directement un modèle particulier du rex iustus alors populaire dans l’Europe médiévale, à savoir celui du Pseudo-Cyprien dans le De duodecim abusivis saeculi. Écrit vers 650 par un auteur irlandais anonyme qu’on appelle traditionnellement le Pseudo-Cyprien, il s’agit d’un traité de morale et de politique présentant douze catégories de personnages tels que le roi injuste, l’évêque négligent ou le noble sans vertu. Pour chacune d’entre elles, l’auteur détaille les abus commis par ces personnes et, par contraste, la liste des qualités qui sont attendues d’elles. Le texte du Pseudo-Cyprien s’est largement diffusé dans la chrétienté latine et a eu une influence considérable sur la pensée politique médiévale, notamment pour la définition d’un bon ou d’un mauvais roi48. Le texte a d’ailleurs été connu très tôt en Scandinavie, comme le montre un manuscrit islandais daté du premier tiers du xiiiᵉ siècle contenant un fragment vernaculaire du texte49.
Il est manifeste que Saxo connaissait ce texte ou, du moins, la tradition qu’il a véhiculée, car le modèle déployé pour présenter Éric correspond presque entièrement à celui du Pseudo-Cyprien50. Parmi les vertus concordantes, on peut par exemple citer l’effet du souverain sur la prospérité. Pour le Pseudo-Cyprien, un bon roi fait « prospérer le royaume » et un mauvais roi « diminue le fruit de la terre », son aura néfaste provoquant des calamités ou des mauvaises récoltes51. Or, chez Saxo, l’arrivée au pouvoir d’Éric coïncide avec la fin des calamités du règne d’Olaf52. On observe également des éléments caractéristiques du rex iustus, tel le devoir du roi d’exercer son autorité selon un esprit de justice. Ainsi, le Pseudo-Cyprien stipule que « la justesse d’un roi est de n’opprimer personne par son pouvoir53 », alors que Saxo souligne que le roi promet de « préserver les droits de chacun54 ». Le caractère du roi est également important. Il doit être mesuré et « réfréner sa colère » pour l’anonyme irlandais55, alors qu’Éric était « autant étranger à la cruauté que dénué d’apathie56 », ce qui signifie qu’il savait faire preuve d’une sévérité mesurée. Aussi le roi a-t-il un rôle de régulateur auprès des grands du royaume. Selon le Pseudo-Cyprien, il se refuse à « promouvoir les méchants » et doit « placer les justes aux affaires du royaume57 », alors qu’Éric parvient à juguler les abus des puissants : « [d]e crainte que l’avarice des puissants n’affaiblisse le lien de l’équité et que leur impudence ne prenne le pas sur la loi, il opposa la rigueur à l’insolence58. » Enfin, le rex iustus doit défendre le pays contre ses adversaires59, ce en quoi Éric s’illustre face aux pirates wendes60.
Il se trouve tout de même une vertu qu’Éric n’a pas. Dans le De duodecim abusiuis saeculi, le bon roi est le garant de la morale en punissant l’adultère61. Or, Saxo affirme au sujet d’Éric que « l’éclat de son corps et de son âme n’était terni que par les taches de son intempérance lubrique62 ». Effectivement, Éric multiplie les conquêtes féminines et a plusieurs enfants illégitimes. Saxo pourrait être embarrassé par cet unique défaut, mais il parvient à l’exploiter en développant tout un paragraphe sur son infidélité qui devient une opportunité pour glorifier cette fois-ci l’épouse du roi, Bodil. Si celle-ci doit endurer les travers de son époux, c’est pour mieux faire la preuve de son caractère exceptionnel en devenant une véritable mère et protectrice pour les amantes du souverain. Ainsi, Saxo dit d’elle que « les bienfaits de sa singulière modération recommandèrent la mémoire de son nom à la postérité63. » C’est donc à travers Bodil, aïeule directe des Valdemar, qu’est mise en scène la temperantia, une des vertus cardinales que Saxo valorise particulièrement dans le portrait de ses personnages64.
Nous devons enfin souligner une dernière qualité du roi pacificateur selon Saxo qui fait écho au Pseudo-Cyprien. Dans le De duodecim abusiuis saeculi, un bon souverain se doit d’être bien entouré en ayant « les anciens et les sages comme conseillers65 ». Nous avons déjà relevé le rôle essentiel des tuteurs de Skioldus qui assurent sa formation et lui permettent de faire la preuve de ses qualités jusqu’à devenir un souverain exceptionnel, à la différence de son père66. Ce motif du conseiller et tuteur est en fait courant dans la Geste des Danois67. Parmi ces personnages qui incitent le roi à un comportement juste et qui se présentent donc comme des garants indirects de l’ordre dans le royaume, on compte par exemple Bessus, auprès du roi Gram68, ou encore Ericus Dissertus pour Frotho III69. En mettant en avant ces personnages, Saxo s’inscrit déjà dans la continuité de traditions anciennes portées par les chroniques et les miroirs aux princes au-delà du Pseudo-Cyprien. En Scandinavie, cette complémentarité entre souverains et conseillers principalement issus du clergé sera d’ailleurs pleinement exprimée dans la Konungs skuggsjá, un miroir aux princes norvégien daté d’environ 125070.
Néanmoins, l’épisode d’Éric le Toujours-Bon revêt un intérêt particulier en offrant une clé pour saisir la fonction de la figure du tuteur-conseiller dans l’œuvre de Saxo. Ici, c’est un certain Skjalm le Blanc qui épaule le souverain. À l’origine chef dans le Seeland71, il intervient notamment lors des assemblées pour appeler les Danois et le roi à défendre le royaume contre les pirates wendes72. Il est également désigné par Éric le Toujours-Bon pour assurer l’éducation de son fils, Cnut Lavard, futur saint et aïeul des rois Valdemar73. En tant que protecteur du royaume et tuteur d’un prince exceptionnel, Saxo ne tarit pas d’éloge à son égard et le décrit comme « un homme des plus splendides et à la dignité sans faille74 ».
Mais le point le plus remarquable est que Skjalm n’est autre que le grand-père d’Absalon, archevêque de Lund et patron de Saxo. Or, dans la Geste des Danois, Absalon représente la figure ultime du conseiller royal. Saxo résume d’ailleurs ce point de vue en affirmant que la paix dans le royaume repose autant sur Valdemar que sur Absalon, en particulier face aux incursions wendes :
De nos jours, le roi Waldemar et l’éminent pontife Absalon, en véritables gardiens de nos citoyens, ont dompté ces invasions coutumières. Par leur intervention énergique, la terre peut être cultivée paisiblement et la navigation est maintenant sûre75.
Selon André Muceniecks, la mise en avant de la figure du tuteur-conseiller résulte de l’influence d’Absalon ou, du moins, de l’Église sur la représentation du pouvoir dans l’œuvre de Saxo. Elle doit ainsi être comprise comme un support de réflexion sur la relation complexe et complémentaire entre le roi Valdemar Ier et Absalon. Les conseillers et tuteurs, à l’image des évêques et archevêques, se doivent d’épauler le souverain dans l’intérêt du royaume. De cette manière, Saxo assoit et légitime la prééminence politique d’Absalon et, plus généralement, la tutelle de l’Église danoise sur le pouvoir temporel76.
Conclusion
En conclusion, nous constatons que Saxo puise dans diverses traditions pour caractériser les souverains qui assurent la paix et l’ordre dans le royaume, ce qui est certainement révélateur de la multiplicité des sources à sa disposition. Ainsi, on identifie aussi bien des éléments des idéologies traditionnelles véhiculées notamment par la poésie scaldique, celles-ci mettant l’accent sur la dimension législatrice et la générosité du souverain. Mais l’œuvre de Saxo est aussi le réceptacle plus large de traditions latines qui s’attachent à définir des modèles de roi chrétien. Toutefois, Saxo ne se contente pas d’imiter passivement des modèles préexistants de roi pacificateur et il est capable de se les réapproprier pour formuler son propre discours. En l’occurrence, la figure du tuteur-conseiller, en tant que guide pour le souverain et garant indirect d’un règne bénéfique, participe à la constitution d’un discours idéologique visant à justifier l’ascendance du clergé. Elle est ainsi le reflet des dynamiques politiques et sociales à l’époque de Saxo et des relations complexes entre royauté et Église.