L’original de la Geste des Danois et l’editio princeps
La Geste des Danois, achevée entre 1208 et 1219, probablement « peu après 12081 », fut commanditée par Absalon, évêque de Roskilde (1158-1192) et archevêque de Lund (1178-1201), mais aussi combattant en Allemagne et fondateur de Copenhague. Saxo fait de lui le principal protagoniste dans les derniers livres de la Geste des Danois et mentionne explicitement son nom 368 fois, en particulier dans le livre XIV qui représente 30 % de son œuvre, laquelle est divisée en 16 livres. Le second plus important personnage après Absalon est Valdemar Ier le Grand, roi du Danemark de 1154 à 1182. Il naquit en 1131 après l’assassinat de son père, le duc Knut Lavard, canonisé en 1170. Ce crime déclencha une longue guerre civile. Durant ce conflit, le père et le grand-père de Saxo combattirent pour Valdemar Ier, comme Saxo l’expliquera dans son prologue2. Ce prologue fut rédigé plusieurs années après les 16 livres, sous Valdemar II (1202-1241), surnommé le Victorieux en raison des succès qu’il remporta au début de son règne, notamment en 1208 dans le nord de l’Allemagne. Dans son prologue, Saxo évoque les victoires de Valdemar II3 et fait probablement allusion à celle de 1208. Le premier dédicataire de son œuvre n’est toutefois pas Valdemar II, mais Anders Sunesen, le successeur d’Absalon comme archevêque de Lund (1202-1224).
Cette ville de Scanie, siège depuis 1104 du premier archevêché de la Scandinavie, joua un rôle essentiel dans la genèse de la Geste des Danois, mais aussi lors de la publication de l’editio princeps. Celle-ci parut le 15 mars 1514 à Paris chez Josse Bade qui était à la fois imprimeur, libraire et auteur. Il fit précéder son édition d’une lettre de lui-même, adressée à Lage Urne, évêque de Roskilde (1512-1529). Dès son élection deux ans plus tôt, Lage Urne avait adressé une lettre datée du 10 mai 1512 à son chanoine, Christiern Pedersen, pour le féliciter d’avoir entrepris d’éditer l’œuvre de Saxo. Pedersen habitait à Paris depuis 1508 où il avait édité le premier dictionnaire de danois dès 1510 chez Josse Bade. C’est également là-bas qu’il découvrit la passion des Français pour l’un de ses compatriotes, le héros légendaire Ogier le Danois, un des pairs de Charlemagne dans la Chanson de Roland. En France, Ogier était devenu le protagoniste d’une chanson de geste dès la fin du xiie siècle, la Chevalerie Ogier. L’une des nombreuses réécritures de ce texte sera imprimée dès 1496 à Lyon par Jean de Vingle. Pedersen importera plus tard Ogier au Danemark où ce héros, sous le nom de Holger Danske, finira par incarner la résistance à l’Allemagne nazie sous l’Occupation. Ironie de l’histoire : Ogier combat pour Charlemagne dans la Chanson de Roland et ipso facto pour l’Allemagne, en tout cas dans une perspective danoise.
Quelques semaines avant la parution de la Geste des Danois, le roi Jean du Danemark décéda et laissa le trône à son fils, Christian II. Dans une lettre du 14 mars 1514, Pedersen mentionne le nouveau souverain de son pays, mais adresse formellement sa lettre à Lage Urne et dédie ainsi l’édition à son évêque tout en sollicitant implicitement le patronage de son futur roi. Dans cette lettre, Pedersen décrit ses longues et laborieuses recherches pour trouver un manuscrit de la Geste des Danois, quête d’abord vaine malgré son retour au Danemark et ses fouilles dans de nombreux monastères. Ce n’est qu’après le retour du chanoine à Paris que le miracle se produisit. Dans sa lettre, Pedersen félicite l’archevêque de Lund, Birger Gunnersen, d’avoir découvert un exemplaire fiable et le remercie de le lui avoir envoyé.
Les sources de Saxo
Cette contribution présente la Geste des Danois telle que l’œuvre nous est parvenue, ses principales sources et les éléments nous permettant de brosser un portrait de l’auteur. Pour rédiger ce texte, Saxo choisit le latin, la langue de l’église et des érudits. Il possédait lui-même une grande érudition qu’il n’aurait pas pu acquérir au Danemark. Il a dû passer une partie de sa jeunesse à l’étranger, sans doute en France ou en Italie. Son style et son éloquence témoignent d’une connaissance des classiques de l’Antiquité : Cicéron, Virgile, Horace, Quinte-Curce, Valère Maxime, Justin et Martianus Capella. Karsten Friis-Jensen a réussi à dresser une impressionnante liste de parallèles entre ces auteurs et Saxo4. L’influence de Valère Maxime est particulièrement marquée. Saxo emprunta en effet de nombreuses expressions aux Faits et dits mémorables de cet auteur, mais sans jamais citer Valère Maxime nommément. Aucun des auteurs antiques dont il s’inspire n’évoque la géographie ou l’histoire de l’Europe du Nord dont ils ignoraient certainement tout. Ils n’ont alimenté la Geste des Danois que de rhétorique.
Saxo ignorait l’existence de la seule bonne description antique de l’espace transrhénan, la Germanie de Tacite. Il avait en revanche étudié de près tout ce que l’Europe médiévale avait écrit sur la Scandinavie. Il est possible de déceler un recours à dix œuvres médiévales, neuf en latin, une en allemand, aucune en français et aucune en norrois. Ce sont dans l’ordre chronologique la Getica de Jordanès (v. 551), l’Historia ecclesiastica gentis Anglorum de Bède le Mémorable (v. 731), l’Historia Langobardorum de Paul Diacre (787/789), le De moribus et actis primorum Normanniae ducum de Dudon de Saint-Quentin (1015/1026), la Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum d’Adam de Brême (1075/1080), la Vita Canuti ducis de Robert Elgensis (1134/1137) ou l’Altera vita (1170/1180), l’Hexamëron d’Anders Sunesen (1196/1206), la Lex castrensis (1181/1182) et la Brevis historia regum Dacie, toutes deux de Sven Aggesen (1185/1186) et la Chanson des Nibelungen (1200/1205).
L’absence de sources écrites norroises est logique, car la littérature scandinave en langue vernaculaire ne prit son essor qu’après Saxo. L’absence de sources vernaculaires françaises est plus surprenante, car si Saxo avait étudié en France, comme on le suppose généralement, il y aurait nécessairement pris connaissance de la littérature courtoise qui y fleurissait depuis la Chanson de Roland. Or il ne fait aucune allusion à Ogier le Danois, peut-être en raison de son patriotisme. Après tout, Ogier s’était mis au service d’un prince étranger.
Le premier auteur médiéval à évoquer la nation danoise est Jordanès dans son histoire des Goths. Il décrit une émigration en provenance d’une île lointaine habitée d’une multitude de nations dont les Danois. Comme il l’appelle « Scandza5 », il doit songer à la péninsule scandinave dont l’extrémité méridionale, la Scanie, appartenait au Danemark jusqu’au xviie siècle. Jordanès évoque Hermanaricus, un roi historique du ive siècle qui régna longtemps après cette hypothétique émigration censée avoir eu lieu avant la Guerre de Troie. Saxo fait de ce roi, qu’il appelle Jarmericus, un prince danois kidnappé dans son enfance par les Slaves et accédant au trône dans son pays natal après s’être échappé des mains de ses ravisseurs6.
Deux siècles après Jordanès, Bède le Mémorable décrivit l’histoire anglaise et l’émigration anglo-saxonne au milieu du ve siècle, à l’époque de Hengist et Horsa, deux frères descendant de Woden. Saxo fait de ces émigrés les descendants d’Angul, le frère de Dan Ier, le premier roi du Danemark. Ainsi, il suggère que les Anglo-Saxons sont partis d’Anglie, région située dans l’est du Schleswig, donc du Danemark7. Le personnage Othinus, qui est présent pendant une bonne partie de la Geste des Danois8, peut pour sa part être assimilé à Woden.
À l’époque de Charlemagne, Paul Diacre rédigea une histoire des Lombards et situa leur patrie en Scandinavie. Lors de leur émigration, les Lombards auraient changé de nom pour s’appeler Langobardi en référence à leurs longues barbes. Saxo se réfère explicitement à Paul Diacre9, comme il l’avait fait à Bède10, et situe l’émigration des Lombards sous le règne de Snio. Il localise leur patrie au Danemark et donne donc une dimension danoise au récit de Paul Diacre. En 1579, le pasteur danois Niels Pedersen, alias Petreius, alla encore plus loin dans la précision en localisant la patrie des Lombards dans le nord du Jutland11. Saxo renonça à l’étymologie proposée par Paul Diacre, car elle est incompatible avec sa nationalisation de la légende. « Barbe » se dit en effet « Bart » en allemand, mais « skæg » en danois.
Au début du xie siècle, Dudon de Saint-Quentin décrivit une autre émigration. Selon lui, les Normands auraient été des païens sauvages jusqu’à ce que leur chef Rollon se convertisse au christianisme en France. Ils seraient partis du Danemark, un nom que Dudon rapporte aux Danéens, terme employé comme synonyme pour les Grecs par Homère et Virgile. Saxo récuse cette étymologie qui ferait de ses compatriotes des émigrés grecs. Il explique le nom de sa nation sans recourir à un récit migratoire. Selon lui, les Danois doivent leur nom à leur premier roi Dan. Saxo fait en réalité de ce souverain mythique un Adam local. Dan a en effet deux fils, Humblus et Lotherus, qui se firent la guerre, épisode rappelant le premier fratricide biblique, celui d’Abel par Caïn. Autrement dit, le paradis se situerait au Danemark. Dudon est le troisième auteur que Saxo cite nommément. Il le décrit, non sans dédain, comme auteur d’une « histoire d’Aquitaine12 ». Il est vrai qu’à l’époque de Saxo la Normandie était unie à l’Aquitaine grâce au mariage conclu en 1152 entre le duc Henri II de Normandie et la duchesse Aliénor d’Aquitaine, mais Dudon évoque seulement ce qui se passe en Normandie.
À la fin du xie siècle, Adam de Brême décrivit l’évangélisation des Scandinaves par deux missionnaires allemands, Anschaire de Brême et le prêtre du Schleswig Poppon. Ce dernier aurait converti Harald à la Dent bleue après avoir réussi l’épreuve du fer ardent. Saxo ne mentionne Anschaire, l’apôtre du Nord, qu’une seule fois en passant13 et minimise le rôle des missionnaires allemands dans la conversion des Danois. Il repousse l’histoire de Poppon au règne de Sven à la Barbe fourchue qui aurait nommé ce missionnaire évêque à Aarhus, alors que celui-ci devint évêque à Schleswig selon Adam de Brême14. Comme cet auteur allemand, Saxo décrit la Scandinavie et le culte païen d’Uppsala et appelle les Islandais des habitants de « Thulé15 ».
Dans les derniers livres, Saxo arrive progressivement à son propre temps. L’événement le plus spectaculaire du xiie siècle est sans doute l’assassinat de Knut Lavard le 7 janvier 1131 près de Ringsted, sur l’île de Sjælland. La victime était le prince héritier du pays et son épouse était enceinte de Valdemar le Grand au moment du crime. Knut avait passé une partie de son enfance sur l’île de Sjælland sous la tutelle de Skjalm Hvide, le grand-père d’Absalon, puis quelques années en exil en Saxe. À son retour au Danemark, il devint le premier duc de Schleswig et était destiné à devenir roi. Il fut canonisé suite à son assassinat. Sa vie fut relatée d’abord par l’Anglais Robert Elgensis, puis par un auteur anonyme. Ces auteurs racontent tous deux que le jour de son assassinat, Knut fut averti du complot visant à l’assassiner par un chanteur qui lui récita un poème inconnu. Selon Saxo, ce chanteur était d’origine saxonne et rappela « l’illustre perfidie de Grimilda à l’égard de ses frères » en récitant « un très beau poème (speciocissimi carminis contextu notissimam Grimilde erga fratres perfidiam)16 ». Il s’agit d’une allusion à la Chanson des Nibelungen composée dans les toute premières années du xiiie siècle quelque part en Autriche, probablement par un certain Konrad. L’épopée s’inspire de la fin du royaume burgonde au début du ve siècle et appelle la perfide sœur Kriemhild. Saxo suggère ainsi qu’une version danoise de cette légende allemande fut récitée dès 1131.
Deux décennies avant la Chanson des Nibelungen, Sven Aggesen avait écrit une brève histoire du Danemark dont Saxo se servit comme source principale pour la Geste des Danois. Aggesen, un ami personnel de Saxo, est l’auteur de plusieurs textes latins dont Saxo connaissait au moins deux. Il paraphrase un règlement militaire rédigé par Aggesen17, mais construit surtout l’ensemble de son récit sur le canevas élaboré par Sven Aggesen dans la Brevis historia regum Dacie, une histoire succincte sur les règnes d’environ 30 rois de « Dacie », autrement dit du Danemark. Le récit d’Aggesen commence avec le règne de Skjold et se termine avec celui de Knut VI, le fils de Valdemar Ier, et donc un petit-fils de Knut Lavard. Saxo inclut également ces 30 rois, mais remonte encore plus loin dans le passé en allant jusqu’à Dan Ier dont il fait le fondateur éponyme de la monarchie danoise. Il ajoute parallèlement une cinquantaine de souverains dont Amlethus. Signalons enfin que Saxo connaissait aussi un poème théologique de 8 040 hexamètres composé par Anders Sunesen. Dans son prologue, il flatte son dédicataire pour cette « stupéfiante œuvre sur la doctrine sacrée (mirificum reuerendorum dogmatum opus)18 ».
Éditions et traductions de la Geste des Danois
La base de notre connaissance de la Geste des Danois est l’editio princeps. Cette œuvre a connu à ce jour douze rééditions (1534, 1576, 1644, 1771, 1839-1858, 1886, 1931, 1979-1980 (I-IX), 1980-1981 (X-XVI), 1996 (I-IX), 2005, 201519) et 18 traductions en dix langues : six en danois (1575, 1752, 1818-1822, 1898, 1908-1912, 200020), quatre en anglais (1894, 1979-1980 = 1996 (I-IX), 1980-1981 (X-XVI), 2015), une en allemand (1900), une en italien (1993), une en japonais (1993), une en français (1995), une en espagnol (1999), une en polonais (201421), une en russe (201722) et une en suédois (202123). Si les six traductions danoises sont toutes complètes, les autres s’arrêtent souvent au livre IX. Les sept derniers livres considérés comme historiques n’ont été traduits qu’en danois, en anglais (1980-1981, 2015), en polonais et en russe. Il existe aussi bon nombre de traductions partielles, par exemple de la longue section consacrée à Amlethus24.
L’editio princeps est conservée dans plus de 100 exemplaires25. Leur quantité témoigne du succès de cette publication. C’est un in-folio mesurant environ 17 × 25 cm. Il se compose de 207 feuillets numérotés jusqu’à « CXCVIII » et divisés en 26 cahiers de huit feuillets chacun sauf le dernier (Aa8a-zA8B7). Seul le titre est illustré d’une gravure. Le premier cahier non folioté contient des paratextes : les trois lettres dont il a été question, une liste chronologique de 84 rois et un index des noms propres. L’œuvre de Saxo elle-même couvre 398 pages à une colonne. La dernière page se termine par un colophon de six lignes. C’est une édition soignée avec peu de coquilles. Le numéro du dernier feuillet aurait toutefois dû être « CXCIX ». Une curiosité est l’usage de la lettre ø dans certains noms comme « Frø26 ». Pedersen avait fait découvrir cette spécificité de la langue danoise au public français quatre ans plus tôt dans son dictionnaire. Selon un décompte établi à partir de l’édition de 1931, la Geste des Danois contient 227 chapitres, 182 140 mots et 1 247 295 signes sans compter les espaces et la ponctuation. Le texte est un prosimètre avec 50 poèmes intercalés comprenant un total de 1 716 hexamètres.
Les documents sur Saxo de son époque à 1514
Avant l’édition de Paris dont le titre présente Saxo en détail (fig. 1), neuf documents évoquent avec certitude ou très vraisemblablement l’auteur de la Geste des Danois27 qui est formellement une œuvre anonyme : la Brevis historia regum Dacie (1187/1188), une charte d’Absalon (1180/1201), une charte d’Erik de Nidaros (1197/1201), le testament d’Absalon (1201), la Geste des Danois anonymement (v. 1208), un nécrologe de Lund (1133/1256), la Chronica Sialandie vetustior (1250/1300), le Compendium Saxonis (1340/1345) et la traduction De denscke kroneke (1490/1502).
Le prénom Saxo était déjà relativement rare à l’époque de l’original, mais il avait disparu en 1514, car Josse Bade se sentait obligé d’expliquer à ses lecteurs que l’auteur de l’édition n’était pas un Saxon. En Scandinavie médiévale, le gentilé Saxi (« Saxon ») était devenu un prénom, comme en France le gentilé François. Sa rareté suggère que si un homme ainsi prénommé est attesté dans l’entourage d’Absalon ou dans le diocèse de Lund autour de 1200, il s’agit vraisemblablement du poète. Sur les neuf documents évoquant un homme correspondant à ces critères, six sont contemporains de Saxo. C’est donc un poète dont la vie est extrêmement bien documentée pour cette époque. Nous ignorons par exemple tout de Chrétien de Troyes hormis ce qu’il nous dit lui-même.
Le témoignage le plus ancien est sans doute celui de Sven Aggesen. Dans sa chronique, il abrège la fin du xie siècle en renvoyant à son ami qui serait en train de décrire cette période : « J’ai estimé que c’est superflu de traiter leurs exploits [ceux des enfants de Sven II] […] car selon l’illustre archevêque Absalon mon collègue (contubernalis) Saxo s’applique à décrire tous ces faits dans un style élégant28. » Le terme contubernalis dont l’étymologie signifie « compagnon de tente » a fait couler beaucoup d’encre. Ici, il n’a pas nécessairement un sens militaire et pourrait signifier simplement « compagnon » et « collègue ».
Fig. 1 : Titre de l’editio princeps, Paris, 1514, fol. Aa 1r. München, Bayerische Staatsbibliothek, 2 Hols. 13 r#Beibd.1.
Reproduction : München, Bayerische Staatsbibliothek ; https://www.digitale-sammlungen.de/de/view/bsb10143869 ; utilisation non commerciale autorisée.
Nous avons ensuite deux chartes non datées, mais datables en raison des signataires. La charte d’Absalon est signée par un chanoine Saxo de Lund29. Un signataire homonyme de la charte de l’archevêque Erik de Nidaros, aujourd’hui Trondheim, se décrit comme maître, ce qui implique probablement une charge d’enseignement dans ce chapitre30. Le quatrième document est plus explicite. Dans son testament, Absalon évoque un prêt d’argent et de livres à l’un de ses clercs dont le nom est cité deux fois. Ces livres faisaient peut-être partie des sources de la Geste des Danois31.
Saxo ne cite jamais lui-même son nom tout en livrant quelques éléments autobiographiques. Dès les premières lignes, il se décrit comme le plus humble compagnon de son commanditaire, plus un topos littéraire qu’une véritable présentation de lui-même : « Aussi me chargea-t-il [Absalon] d’écrire son histoire [celle de sa patrie]. J’étais le dernier de sa suite32. » Dans sa dédicace à Valdemar II le Victorieux, Saxo évoque l’engagement militaire de son père et de son grand-père33 pendant la guerre civile. Il était donc issu d’une famille aristocratique, mais celle-ci n’était pas nécessairement d’origine danoise. Son grand-père a très bien pu être un mercenaire né en Saxe, d’où peut-être le prénom Saxo selon la tradition consistant à baptiser les enfants d’après leurs grands-parents. Si certains poètes discrets ne citent pas explicitement leur nom, ils ont tendance à laisser une signature cryptée au cœur de leur récit. Si c’est le cas dans la Geste des Danois, Saxo s’incarna sans doute dans le chanteur saxon qui met en garde le duc Knut par un poème34. La Geste des Danois peut en effet être lue comme un avertissement du clergé à la royauté. Valdemar le Victorieux y resta sourd. En 1223, alors qu’il était à l’apogée de sa puissance, il fut kidnappé avec son fils par un comte allemand, perdit toutes ses conquêtes dans l’Allemagne du Nord et ne garda ironiquement que son surnom.
À cette époque, l’auteur de la Geste des Danois était peut-être déjà mort dans la misère. Dans un nécrologe rédigé entre 1133 et 1256 et comprenant une liste de 16 sous-diacres, le 12e s’appelait Saxo et n’était qu’un simple « acolyte35 » du chapitre de Lund, autrement dit un assistant.
Les témoignages ultérieurs s’éloignent de l’époque de Saxo et sont plus incertains. Une chronique anonyme de la fin du xiiie siècle, la Chronica Sialandie vetustior, mentionne Saxo comme auteur de la Geste des Danois et atteste pour la première fois le titre Gesta Danorum qui fut sans doute choisi par Saxo lui-même bien qu’il n’apparaisse pas dans l’édition de Paris. Il n’est pas clair pourquoi Saxo est appelé le Grand36. Un peu plus loin, le même auteur explique qu’Absalon, avant son départ pour Lund, envoya Saxo, son prévôt de Roskilde, en France pour aller chercher saint Guillaume37. Ce moine partit pour le Danemark vers 1165. Si l’auteur de la Geste des Danois est bien ce prévôt, il est né au plus tard vers 1140 et acheva son œuvre à un âge fort avancé.
Notre principale source sur Saxo est la préface d’un épitomé rédigé vers 1345 et conservé dans quatre manuscrits : le Compendium Saxonis. L’abréviateur anonyme ne retint qu’un quart de l’original et en supprima presque tous les poèmes. Dans son texte, il ne reste que 11 vers. C’est cet abréviateur qui donna à Saxo son surnom Grammaticus (« érudit »). Voici sa préface in extenso :
La Geste des Danois fut écrite par un remarquable érudit, nommé Saxo et originaire de Sjælland, à l’instigation du maître Absalon, archevêque de Lund. Saxo déroula l’histoire de Dan, le premier Danois, jusqu’à Valdemar Ier et Knut, le fils de celui-ci. Comme cela ressort de ses écrits, ce même Saxo vécut à leur époque, autour des années 1190. Il acheva l’ensemble de son œuvre en 16 livres qui se suivent. Comme son œuvre est toutefois diffuse à plusieurs endroits et que de nombreux propos sont formulés plus pour orner l’histoire que pour présenter la vérité, et comme son style est de surcroît très obscur en raison de la profusion des mots et des poèmes divers auxquels notre temps n’est pas habitué, le présent opuscule, extrait de l’autre œuvre, en présente les faits les plus notables par des mots simples en ajoutant quelques événements intervenus depuis la publication de cette œuvre38.
Le Compendium Saxonis fut traduit par un inconnu en bas-allemand et édité au plus tard en 1502, peut-être à Ribe. Le titre de cette édition reprit le surnom Grammaticus et fit aussi connaître le prénom Saxo au grand public39. Aucun des témoins antérieurs n’avait été édité à cette époque si bien que l’auteur de la Geste des Danois était encore inconnu du commun des mortels. C’est probablement cette traduction allemande qui incita Pedersen à rechercher la version latine complète. Son enquête lui fit découvrir la Brevis historia regum Dacie d’Aggesen, le Compendium Saxonis et la Chronica Sialandie vetustior, car il combina des éléments de ces trois textes pour présenter l’auteur de la Geste des Danois. Voici le titre complet de l’édition de Paris :
Les histoires des rois et héros danois, rédigées il y a trois siècles dans un style élégant par Saxo Grammaticus, originaire de Sjælland et prévôt de l’église de Roskilde, mises en lumière maintenant pour la première fois dans un agencement érudit et imprimées avec grand soin40.
Sous ce long titre, une gravure montre un souverain présenté anonymement en bas à gauche comme « REX DANORVM ». On peut interpréter ce roi à la fois comme Dan, le fondateur de la nation, et comme Christian II, le dédicataire de l’édition. En bas à droite, le chanoine signa discrètement le travail de ses initiales « CP ».
Les fragments
Outre l’édition de Paris et le Compendium Saxonis, la Geste des Danois est connue à travers quatre fragments41 : le fragment d’Angers (Copenhague, Det Kongelige Bibliotek, NKS 869 g 4°, parchemin, quatre folios, c. 1200, sigle An), le fragment de Lassen (Copenhague, Det Kongelige Bibliotek, NKS 570 2°, parchemin, un folio, c. 1300, sigle B1), le fragment de Kall Rasmussen (Copenhague, Det Kongelige Bibliotek, NKS 570 2°, parchemin, deux fragments provenant d’un même folio, c. 1300, sigle B2) et le fragment de Plesner (Copenhague, Det Kongelige Bibliotek, NKS 570 2°, parchemin, fragment d’un folio, c. 1300, sigle E).
Fig. 2 : Le fragment d’Angers, c. 1200, fol. 1r. Copenhague, Det Kongelige Bibliotek, NKS 869 g 4°.
Source : Copenhague, Det Kongelige Bibliotek, NKS 869 g 4°. Reproduction : Copenhague, Det Kongelige Bibliotek ; http://www5.kb.dk/manus/vmanus/2011/dec/ha/object233621/da/ ; utilisation libre de droits.
Le plus ancien et le plus connu des fragments est celui d’Angers. Il fut identifié comme un fragment de la Geste des Danois en 1877 et appartenait alors à la bibliothèque d’Angers. La Bibliothèque Royale de Copenhague l’acquit dès l’année suivante. Le texte du fragment correspond à une section du livre I (de GD I.3.1 : « specimen preferebat » à GD I.4.8 : « Fulcra puellarum concubitumque peto »). Il contient environ 792 mots et 4 886 caractères, soit 0,4 % de l’ensemble de l’œuvre. Il diffère en plusieurs endroits du texte tel qu’établi dans l’édition de Paris. Par exemple, la phrase commençant par « Precurrebat igitur Skioldus42 » est située juste après la fin de celle qui se termine par « nuncuparentur » alors qu’une phrase les sépare dans l’édition de Paris. Le fragment d’Angers contient également de nombreuses annotations en marge, par exemple celle selon laquelle la section GD I.3.3 de l’édition de Paris, commençant par « Hic non armis », devrait précéder la section GD I.3.2, commençant par « In quo annorum ». Ces annotations semblent montrer que le fragment d’Angers provient d’un manuscrit qui ne reflète pas encore la version finale de la Geste des Danois, mais plutôt un travail en cours d’élaboration. Par ailleurs, la présence dans l’édition de Paris de citations de Valère Maxime absentes du fragment d’Angers tend à montrer que les deux versions du texte ont bien été produites par le même auteur. Il faut noter que, comme le remarque Ivan Boserup43, le texte du Compendium Saxonis relatif à la vie de Scioldus est similaire aux variantes proposées sur le fragment d’Angers, ce qui suggère que l’auteur du Compendium Saxonis a pu travailler depuis ce manuscrit.
Le fragment de Lassen et le fragment de Kall Rasmussen proviennent du même manuscrit et sont regroupés sous la signature commune NKS 570 2°. Le fragment de Lassen, un folio mesurant 39,7 × 27,4 cm, contient un passage du livre VI avec environ 1 290 mots et 8 571 caractères, soit 0,6 % de l’œuvre (de GD VI.5.5 : « in commune » à GD VI.5.17 « dissecuit »). Le fragment de Kall Rasmussen est quant à lui composé de deux fragments d’un même folio, appelés A et B. Ils mesurent 18,9 × 11,5 et 18,6 × 11,9 cm. Le texte contient une section du livre VII avec environ 1 106 mots et 7 103 caractères, soit 0,6 % de l’œuvre (de GD VII.1.2 : « rege Syuardo » à GD VII.2.3 : « censeretur »). On peut noter sur le verso du Kall Rasmussen B la majuscule P marque le début du deuxième chapitre du livre VII commençant par les mots « Perempto Frothone », ce qui atteste, pour cette partie du texte au moins, d’une division similaire à celle de l’édition de Paris.
Le fragment de Plesner est également le fragment d’un folio. Celui-ci provient d’un codex différent de celui des fragments de Lassen et Kall Rasmussen, mais est également rangé sous la signature NKS 570 2°. Il mesure 15 × 12,6 cm et contient une section du livre XIV avec environ 457 mots et 3 046 caractères, soit 0,2 % du texte global (de GD XIV.35.4 : « arcana » à GD XIV.36.4 : « perlustrandam »).
À l’exception du fragment d’Angers, ces fragments témoignent d’une version de la Geste des Danois relativement similaire à celle de l’édition de Paris.
Le contenu de la Geste des Danois
L’édition de Paris divise le texte en 16 livres précédé d’un prologue. C’est également le cas du Compendium Saxonis et il y a tout lieu de croire que le texte original de Saxo était bien divisé ainsi. Cependant, l’emplacement dans le texte de ces divisions en livres, chapitres et paragraphes a sans doute pu varier, comme l’atteste le fragment d’Angers.
Le texte commence par un long prologue dans lequel Saxo explique le projet d’Absalon de faire rédiger une histoire du Danemark. Celle-ci a pour but de relater une histoire danoise prestigieuse, qui n’aurait rien à envier à celles des autres peuples d’Europe, convertis depuis plus longtemps au christianisme et possédant déjà pour la plupart des textes historiques fondateurs. Recourant à une technique rhétorique bien connue de la littérature médiévale, Saxo se dit humblement prêt à entreprendre un tel travail et écrire cette histoire malgré sa « faible intelligence44 ». L’auteur poursuit son prologue par une explication – partiellement mensongère – de ses sources et par une longue description du Nord : le Danemark dont il décrit les principales régions, la Norvège, la Suède, l’Islande et les peuplades sauvages à l’est. On ne peut que regretter que sa description de la Scandinavie, contrairement à celle d’Adam de Brême, ne fasse pas référence au Vinland. Cela aurait fait de Saxo le premier auteur scandinave à mentionner le continent américain.
Après ce long prologue, Saxo commence son récit dont le premier mot est « Dan », roi qui selon lui fut le premier souverain du Danemark. Le livre I narre les exploits des premiers rois danois jusqu’à Hadingus. Nous nous situons là dans un passé mythique. Les deux principaux héros de ce premier livre sont Gram et son fils Hadingus qui s’illustrent entre autres en combattant les Suédois et les Baltes. C’est aussi dans ce livre que Saxo présente pour la première fois les dieux scandinaves, principalement Othinus, dont l’équivalent norrois est Óðinn, et sa femme Frigga, en norrois Frigg. Saxo fait de ces dieux des personnages ridicules, des imposteurs dépravés qui se font passer pour des dieux et qui viendront à plusieurs reprises interagir avec les héros danois, principalement pour leur nuire.
Le livre II est largement consacré au roi Frotho Ier, qui comme ses ancêtres fait la guerre aux Suédois et aux Baltes, mais également aux Ruthènes et aux Anglais. Le livre III s’ouvre avec le règne d’Høtherus dont l’équivalent norrois est le dieu Höðr dans l’Edda de Snorri Sturluson. Høtherus s’illustre par son affrontement avec le faux dieu Balderus, fils d’Othinus, dont l’équivalent norrois est Baldr. Après de nombreuses péripéties, le combat est finalement remporté par Høtherus qui tue Balderus. Cet épisode initie la progressive disparition des dieux païens du récit. C’est également dans ce livre, décidément important, qu’est narré le début de l’histoire d’Amlethus, futur Hamlet. Le livre III se termine par la vengeance d’Amlethus, tuant Fengo, l’assassin de son père. Les aventures d’Amlethus se poursuivent dans le livre IV dans lequel il est tué au combat par le roi Viglecus.
Le livre V contient la seule référence de Saxo à la chronologie universelle. L’auteur y mentionne la naissance du Christ45. Ce n’est sans doute pas par hasard si le roi régnant durant ce livre, Frotho III, bénéficie d’un portrait relativement positif par Saxo. Frotho III, roi pacificateur et législateur, est le modèle du roi qui sait écouter ses conseillers. Il s’agit là d’un thème majeur de la Geste des Danois : pour Saxo les rois doivent suivre les avis de leurs bons conseillers, personnages dont le rôle préfigure celui des évêques de la période chrétienne. Les livres VI et VII sont consacrés aux descendants de Frotho III ; l’un des personnages le plus important de ces livres est le poète Starcatherus qui parvient à corriger le comportement des rois. Peut-être faut-il voir là l’autopromotion du poète qui illustre le pouvoir de son art.
Le livre VIII poursuit le récit de la déliquescence du paganisme entamé dans le livre V. L’empereur Charlemagne y fait son apparition en soumettant les Saxons et en amenant le christianisme jusqu’aux frontières du Danemark. C’est aussi dans ce livre que Saxo narre les aventures du navigateur Thorkillus qui voyage jusqu’au pays du géant Ugarthilocus, aussi connu dans l’Edda sous le nom d’Útgarða-Loki. À l’issue de ce voyage, l’explorateur découvre que cette soi-disant divinité n’est en fait qu’un géant moribond et impuissant. La période que Saxo décrit dans le livre IX devrait correspondre à celle de l’arrivée des missionnaires allemands au Danemark, mais l’auteur minimise le rôle du Saint Empire dans la conversion de la Scandinavie. Au contraire, Saxo relate les exploits de Regnerus qui repousse l’invasion de Charlemagne.
C’est enfin dans le livre X, durant le règne de Harald à la Dent bleue, puis de son fils Sven à la Barbe fourchue que le royaume se convertit définitivement au christianisme. Dans ce livre encore, Saxo réduit l’impact des missionnaires allemands sur la christianisation du Danemark. Les livres XI et XII concluent le processus de christianisation du Danemark : l’un des faits essentiels du livre XI est le règne et le meurtre de Knut IV en 1086, canonisé par la suite. Le livre XII quant à lui comprend un événement clé de l’histoire danoise, en particulier du point de vue de Saxo : l’élévation de l’évêché de Lund au rang d’archevêché en 1104. Le livre XIII se concentre sur la vie et la mort de Knut Lavard, assassiné en 1131 au cours de querelles de succession et plus tard canonisé à l’instar de son homonyme, Knut IV.
Le livre XIV compose à lui tout seul un quart de la Geste des Danois. Il coïncide avec le règne du roi Valdemar Ier, fils de Knut Lavard, mais il ne faut pas s’y tromper : son véritable héros est le premier patron de Saxo, l’évêque, puis archevêque Absalon. Ce livre décrit la guerre civile qui opposa les différents prétendants au trône après l’abdication d’Erik Lam (« agneau ») en 1146, et qui s’acheva en 1157 avec la défaite du roi Sven III. Les campagnes militaires de Valdemar Ier en mer Baltique au nord de l’actuelle Allemagne sont l’autre grand sujet de ce livre. Saxo y décrit des événements récents et il est fort probable que les témoignages oraux des personnes les ayant vécus, en particulier Absalon, aient influencé son écriture. Le livre XIV contient des descriptions pittoresques des événements les plus marquants de la Geste des Danois, par exemple la prise de la forteresse d’Arkona sur l’île de Rügen par les armées d’Absalon et de Valdemar en 1169. Les deux derniers livres, beaucoup plus courts, font pâle figure à côté du livre XIV. Ils sont consacrés à la fin du règne de Valdemar, ainsi qu’au début du règne de Knut VI. La Geste des Danois s’achève en 1185 avec la soumission du duc de Poméranie Bugislav Ier au roi Knut VI, confirmant ainsi le triomphe de la couronne danoise dans cette région.
Ce monumental récit eut dès le Moyen Âge, mais surtout à partir de l’édition de Paris, une grande influence sur l’historiographie scandinave et plus largement sur les productions littéraires européennes. Il faut rappeler que Saxo est le premier auteur scandinave à nommer et à décrire les dieux anciens de la Scandinavie, avant Snorri. Soulignons aussi que plusieurs de ses héros sont aujourd’hui mis en scène dans des productions cinématographiques tels Ragnar dans Vikings (2013-2020) ou Amleth, revenu récemment sur le devant de la scène dans le film The Northman (2022).
À la Renaissance, la Geste des Danois s’affermit comme fondement de l’historiographie danoise, notamment grâce au Jutlandais Anders Sørensen Vedel, auteur de la première traduction danoise en 1575. En 1579, son compatriote de Scanie Petreius acheva son Umbra Saxonis (L’ombre de Saxo), une continuation de la Geste des Danois remontant non plus simplement à Dan, mais à Noé. Aujourd’hui encore, le nom de Saxo reste au Danemark attaché aux domaines de l’histoire et de la culture. L’institut d’histoire de l’université de Copenhague, ainsi que le plus important site de vente de livres en ligne du Danemark, sont nommés d’après lui. Plus étonnant, la banque danoise Saxo Bank doit également son nom au chroniqueur.
La monumentalité de l’œuvre de Saxo, son caractère fondateur pour l’historiographie scandinave et son influence dépassent le cadre de la Scandinavie et de la seule littérature. La Geste des Danois est une œuvre à part dans le corpus médiéval scandinave.