On ne peut pas comprendre le poids des villes dans le Rhin supérieur à partir des xie-xiie siècles si l’on ne prend pas en compte de manière approfondie le rôle des juifs et de leurs communautés. Ces dernières années, la recherche francophone et germanophone a, de part et d’autre du Rhin, mis en valeur cette importance, en affinant nettement l’image des juifs comme porteurs et médiateurs de l’urbanité, du commerce et de la mobilité, de l’érudition ainsi que des innovations architecturales. Sur ce plan, les travaux préparatoires à l’inscription des sites juifs des trois villes SchUM (Spire, Mayence et Worms) au patrimoine culturel mondial de l’Unesco (inscription le 21 juillet 2021) ont donné une impulsion significative à l’étude de la vie juive dans les villes épiscopales rhénanes1.
Le présent article propose un aperçu de l’histoire de la communauté juive de Worms2 qui s’est développée peu après l’an 1000 et qui, sur le long terme, a été extrêmement importante. Dans le monde rhénan, ce développement s’inscrit dans le cadre de réseaux avec d’autres villes, notamment avec la communauté mère plus ancienne de Mayence3 et celle de Spire qui s’est développée à partir de 1084. Spire joua par ailleurs un rôle majeur dans le développement de la communauté juive de Strasbourg, attestée depuis 1160 environ, et qui devint vite très importante. Cette présentation se termine par la catastrophe de 1349-1350, qui marque une rupture profonde dans la vie de la communauté juive, de plus en plus limitée à partir de cette date.
Autour de l’an mille jusqu’au pogrom des croisades de 1096
Les premiers indices de l’existence d’une implantation juive à Worms datent de peu après l’an mille et coïncident avec la période de domination de la ville par le célèbre évêque Burchard (1000-1025), période marquante pour la ville. La première fondation de la synagogue à Worms, attestée par une inscription datant de 1034, présuppose l’existence d’une organisation communautaire. En très peu de temps (dès le milieu du xie siècle), Worms devint un centre d’érudition majeur au rayonnement considérable. Alors en plein essor, grâce au développement du commerce, elle fut rapidement une ville attractive pour des rabbins et des érudits renommés.
Un autre élément de ce contexte était l’inscription de la communauté de la ville dans un espace culturel plus large, dépassant la frontière linguistique avec la Romania4, marqué par les contacts étroits entre les communautés juives de l’espace Ashkénaz. De façon remarquable, le privilège du roi salien Henri IV pour « les juifs et les autres habitants de Worms » (iudei et coeteri Uvormatienses) de l’année 10745, conservé dans les Archives de la ville de Worms, témoigne de l’existence de la communauté juive de la ville. Il s’agit de la toute première charte d’un souverain établie au nord des Alpes pour une communauté de bourgeois dont les droits n’étaient encore fixés. Le diplôme accordait une exemption significative sur le plan économique aux postes de péages et aux ateliers monétaires royaux, surtout le long du Rhin. Les juifs, en tant que marchands au long cours, participèrent ainsi de manière déterminante, en lien avec les chrétiens, au soutien politique et économique de la royauté pendant la période salienne.
L’organisation des élites urbaines chrétiennes, qui s’octroient de plus en plus de fonctions dans la cité, joua un rôle important dans les relations de la communauté juive. Au cours du xiie siècle, ce groupe dirigeant qui, à Worms, a également profité du vide laissé par l’absence d’évêques entre 1074 et 1125, a acquis un pouvoir et un poids grandissants, ce dont témoignent vers 1180-1200 le Conseil et le sceau de la ville. Les liens avec la royauté sont devenus tout aussi importants pour la communauté juive. L’absence d’un pouvoir épiscopal effectif pendant une longue période a conduit les souverains saliens, très intéressés par Worms sur le plan économique, financier et politico-stratégique, à nouer des liens très étroits avec « leurs » juifs de Worms. Cela s’exprime en particulier dans le privilège de l’empereur Henri IV datant de l’année 1090, qui a probablement été établi en même temps que le privilège pour les juifs de Spire (février 10906). Ce dernier a été obtenu grâce aux demandes de représentants de la communauté nommément cités, quelques jours avant le décès de l’évêque Rüdiger et en sa présence. En 1084, ce dernier avait accordé aux juifs de Spire de remarquables privilèges pour s’établir7, que le souverain salien confirma alors expressément.
Les dispositions d’Henri IV pour les deux communautés étroitement liées se ressemblent fortement. Parmi les dispositions prévues par le privilège pour les « iudei de Wormacia », sont mentionnées, outre leur subordination directe au souverain qui y est fortement soulignée, l’autorisation de changer de la monnaie, la garantie de propriété (terrains, vignes, jardins, ainsi que le fait de disposer de domestiques), la confirmation de la possession de maisons situées le long des murs de la ville, l’interdiction des baptêmes forcés et d’autres dispositions juridiques directement influencées par le droit juif. La structure de la communauté, si importante soit-elle, reste peu claire. On peut sans aucun doute supposer que la communauté avait un chef qui, de façon révélatrice, est désigné, dans une perspective et avec une terminologie chrétiennes, comme « leur évêque » (episcopus eorum). Les sources hébraïques relatives à la persécution des croisés de mai 1096 semblent indiquer l’existence d’un organe semblable à un conseil à la tête de la communauté. Les litiges entre juifs doivent être réglés par les juifs eux-mêmes selon le droit juif.
La catastrophe des persécutions liées à la première croisade en mai 1096 est d’autant plus brutale que la situation des juifs au moment de l’émission de ces privilèges était brillante8. Même le rétablissement de la puissance économique au début du xiie siècle n’a pas réussi à atténuer les conséquences profondes de ces terribles massacres, notamment dans la perception de soi et la mémoire à long terme des communautés.
Apogée au siècle des Staufen (env. 1140 à 1254)
À l’époque des Staufen, en particulier durant les années de règne de l’empereur Frédéric Ier (1152-1190) et de ses successeurs, on constate une coïncidence entre les centres de pouvoir royaux dans les villes épiscopales d’une part ; et l’urbanité juive avec des centres de gravité clairs, surtout sur le Rhin mais aussi sur le Danube (notamment Ratisbonne) d’autre part. Certes, Cologne peut être considérée comme le lieu d’origine de la plus ancienne communauté juive dans l’Allemagne actuelle. Cependant à partir du xie siècle, Mayence, Worms ensuite, puis Spire à partir des années 1080, sont devenus des centres d’érudition juifs. Jusqu’à la catastrophe de 1096, la stabilité de l’autorité épiscopale dans les centres urbains, les villes-cathédrales, s’avère décisive pour la stabilisation de la vie communautaire : l’histoire juive médiévale « est avant tout une histoire de la ville » (Ernst Voltmer9). L’époque des Staufen coïncide avec une phase de coexistence pacifique, entre la renaissance de la vie juive après la catastrophe des pogroms de 1096 et le développement des communautés dans une phase d’urbanisation intensive et de densification économique. Dans de nombreux domaines, on trouvait des réseaux de relations étroits et des contacts quotidiens, presque exempts de violence manifeste, particulièrement dans les centres urbains le long du Rhin. Durant le siècle des Staufen, la protection des juifs était largement intacte.
Les recherches récentes ont mis en évidence le fait que le rôle de l’autorité épiscopale ou des évêques sur « leurs » villes a été un facteur décisif à partir du xie siècle pour la promotion, la stabilisation et les garanties juridiques des communautés juives. L’utilisation en 1157 du terme « évêque des juifs », très significatif d’un point de vue chrétien, et la protection effective des juifs de Spire par l’évêque local contre les croisés en 1096 permettent également de tirer des conclusions sur la position des évêques. Les deux évêques de Worms, Conrad Ier (1150-1171) et Conrad II (1171-1192) joignaient le service des empereurs Hohenstaufen, la loyauté envers la royauté, une grande mobilité, une proximité résolue de leurs chanoines avec les Hohenstaufen et leurs réseaux personnels. La politique des rois concernant les juifs traduit leur intérêt pour le bon fonctionnement des communes, dans un contexte de développement urbain des villes-cathédrales. Les garants de ce bon fonctionnement, sous le règne de Frédéric Ier, sont de plus en plus les juifs et des citadins qui leur sont étroitement liés, ou les élites dirigeantes dotées d’organes consultatifs, comme on peut le voir entre autres à Worms et Spire à partir de 1180-1200. Jusque dans les années 1220, c’est avec l’accord de l’évêque et des rois que naissent les institutions communales chrétiennes10.
Autonomie de la communauté juive
Il convient de souligner tout particulièrement l’importance de l’autonomie de la communauté juive et la confirmation des droits et coutumes internes aux juifs. En vigueur depuis l’époque salienne pour Spire et Worms, elle est soulignée une nouvelle fois dans le privilège pour les juifs de Worms d’avril 115711. Ces dispositions créaient des marges de manœuvre pour les décisions et l’établissement des lois. L’existence de conseils juifs en tant qu’organes est attestée relativement tôt.
Topographie et équipement
La prospérité économique au cours du xiie siècle, largement exempt d’actions anti-juives, se traduit par le réaménagement du quartier juif de Worms, surtout entre 1174 et 121312. Peu de temps après son arrivée au pouvoir, en 1157, l’empereur Frédéric Ier Barberousse, qui séjournait souvent à Worms, avait déjà confirmé, dans le cadre d’une diète de cour, les dispositions juridiques de 1090 concernant les juifs de Worms, en soulignant ses droits de souveraineté et ses exigences financières à leur égard – de façon significative, les évêques de Worms et de Spire ainsi que l’archevêque de Mayence avaient été témoins de cet acte juridique13.
L’implantation des juifs s’est faite de manière continue à la périphérie nord de la ville, contre le côté intérieur du mur d’enceinte et non loin des pontons d’embarquement situés près d’un bras latéral du Rhin, manifestement à la suite d’une implantation de marchands venant de Frise, attestée jusque vers 95014. Les points centraux de la vie communautaire sont la synagogue15 (première construction attestée par des inscriptions en 1034, nouvelle construction romane en 1174-1175, en même temps que la reconstruction de la cathédrale Saint-Pierre de Worms16, et dans le même style) ; le mikvé (bain rituel/bain féminin) de 1185-1186, qui n’a pratiquement pas changé jusqu’à aujourd’hui et qui fait actuellement l’objet de nouvelles recherches approfondies et doit être rénové17 ; et dans la synagogue, accolé au bâtiment des hommes, l’espace des femmes de 1212-1213, le premier du genre, et qui à ce titre constitua un modèle influent notamment pour la communauté voisine de Spire, où ce type architectural fut rapidement repris.
Tout cela témoigne de façon impressionnante de l’étroite symbiose entre la Worms chrétienne et la Worms juive à l’apogée de la ville dans les décennies autour de 1200. À cela s’ajoutent d’autres institutions communales, en particulier la maison de danse et de mariage (« Tanzhaus »), dont l’archéologie du bâti a récemment démontré qu’elle datait d’avant 1200. C’est à son emplacement qu’on trouve aujourd’hui la maison Rachi, inaugurée en 1982, au sud de la synagogue18, qui abrite, outre le musée juif, les archives de la ville de Worms. C’est également l’archéologie du bâti qui – résultat impressionnant – a daté de la fin du xiie siècle les premières maisons de pierre de la rue des Juifs (Judengasse 11/13), à peu près à la même époque et dans le même style que le mikvé monumental et l’actuelle maison de Rachi.
Le cimetière situé devant le mur sud-ouest de la ville, dit Heiliger Sand, et dont la plus ancienne pierre tombale date de la fin des années 1050, a été occupé sans interruption jusqu’en 1911-1937.
En ce qui concerne la défense de la ville, les juifs y ont participé de façon significative, comme on peut le prouver, d’une part en participant activement à la défense contre les ennemis extérieurs, d’autre part en apportant des sommes d’argent importantes. La ville avait donc intérêt à ce que la communauté fonctionne. Au moins jusqu’à la catastrophe de 1349, on peut ainsi prouver l’établissement des juifs et l’existence de propriétés foncières appartenant à des juifs au-delà de la Judengasse. La fermeture de la Judengasse vers l’extérieur ou l’installation exclusive des juifs dans ce secteur ne se fait que peu avant 1500. À cette date, environ 250 juifs vivaient dans la Judengasse19, rue dont la forme d’origine est encore bien visible aujourd’hui et dont la construction s’est fortement densifiée au début de l’époque moderne, période où la population totale de cette ville impériale est estimée à environ 7 000 personnes.
Réseaux de villes et lieux de contact : SchUM
Une caractéristique de la structure relationnelle de la communauté de Worms est son intégration dans des réseaux urbains, comme on peut l’observer surtout entre les villes de Spire, Mayence et Worms (« SchUM »)20. Les caractéristiques du développement de la communauté dans les trois centres juifs, à partir de l’essor de la communauté de Spire en 1084 (d’autant plus qu’elle avait moins souffert du pogrom de 1096), sont des relations économiques intenses, des échanges familiaux, religieux et spirituels entre les communautés, leurs érudits et leurs autorités sur les questions de lois religieuses, des accords et des consultations sur les questions de jurisprudence et sur les questions religieuses qui y sont liées.
L’autorité qui s’est développée et la reconnaissance volontaire des règles établies dans les trois communautés ont fondé la renommée durable de la fédération des communautés de SchUM. La raison de la réputation et de l’influence des « sages du Rhin », des « lumières de la diaspora » tout comme leur rôle de guide résidait dans leur autorité judiciaire fondée sur une longue tradition d’érudition, sur un haut niveau d’exigence et sur leur proximité avec la pratique. En 1220 et 1223, des réunions de représentants des communautés de Mayence, Spire et Worms sont attestées à Mayence et Spire, au cours desquelles des statuts juridiques communs contraignants (Takkanot) ont été établis pour la première fois. Plus tard, ceux-ci devinrent obligatoires pour de nombreuses autres communautés juives ashkénazes et dans la vie juridique juive, ils ont en partie des répercussions jusqu’à aujourd’hui.
Au niveau des villes chrétiennes, ces formes de coopération s’expriment d’abord dans des accords bilatéraux, plus tard dans le réseau de la Ligue rhénane (1254-1256) avec des précurseurs qui remontent au milieu des années 1220. L’une des premières preuves d’alliances formelles entre villes est le traité de Spire et de Worms sur le péage, conclu en 1208-1209, avec la participation des deux évêques et du roi Philippe de Souabe assassiné en 120821. C’est dans ce contexte que s’inscrit aussi un contrat datant de 1227, conclu entre les villes de Spire et de Strasbourg et portant sur le recouvrement de dettes. Les bourgeois de Strasbourg s’y réfèrent à une alliance antérieure et une relation traditionnelle de concorde et d’amitié entre les deux parties, à savoir avec les « concives » de Spire, et annoncent le sceau de leur ville (« nos cives Argentinenses causa concordie et antiqui federis et amiciciae promisibus civibus Spirensibus […] presentem paginam sigillo nostro munitam »22). Les sources ne donnent pas plus de détails sur cette alliance.
Pour les citadins chrétiens comme pour les juifs, les années 1220 jouent un rôle essentiel en tant que période de multiplication des alliances. Après la fin de l’époque des Staufen et le vide de pouvoir qui s’ensuivit dans les espaces proches du roi du monde rhénan, les villes s’affirmèrent dans la Ligue rhénane à partir de 1254 (avec le rôle pionnier de Mayence et de Worms) comme des forces politiques nouvelles et très sûres d’elles-mêmes. Elles organisèrent des réglementations communes sur le droit de bourgeoisie, ainsi que sur la préservation de la paix et de la sécurité extérieure, y compris des actions militaires dans les environs. Parallèlement, le Conseil de la ville organisé de façon oligarchique s’affirmait de plus en plus comme une autorité vis-à-vis des juifs. Désormais, les villes avaient recours à des prestations et des paiements pour financer leur « politique étrangère » militaro-diplomatique de plus en plus complexe. Les Annales de la ville de Worms (Annales Wormatienses23), qui ont commencé à publier des rapports de première main dans les années 1220, indiquent en détail les sommes d’argent avec lesquelles la communauté juive devait soutenir, à partir de ce moment-là, le financement des activités politico-militaires des bourgeois de la ville dans le cadre de la Ligue rhénane.
Le diplôme de l’empereur Frédéric II de 1236 et les évolutions à la fin de l’époque des Hohenstaufen
Le diplôme délivré par l’empereur Frédéric II en 123624, par lequel le droit des juifs de 1157 qui y est inséré est transformé en privilège général pour tous les juifs des communautés de l’Empire, témoigne de manière impressionnante du fait que les dispositions juridiques de Worms du milieu du xiie siècle ont perduré et sont restées la base des relations entre la royauté et les communautés juives. Le statut juridique des juifs de Worms, toujours en vigueur et lucratif pour les Hohenstaufen, dont ces juifs étaient très proches, avait manifestement fait ses preuves et a servi de modèle pour un règlement général en étant étendu à tous les juifs d’Allemagne. Selon les termes de la charte, les juifs eux-mêmes (« universi Alemannie servi camere nostre ») auraient sollicité le privilège. C’est là que l’on rencontre pour la première fois le terme de « Kammerknechte », très discuté par les chercheurs.
Un élément essentiel du contexte permettant de comprendre cette mise en valeur est la tendance à la monétarisation et à la fiscalisation du pouvoir, concomitante de l’importance croissante des communautés juives à partir des années 1220. Cette dynamique s’exprime surtout dans l’inventaire fiscal du roi Conrad IV de 1241. Cette source témoigne de manière impressionnante du développement des villes et de l’économie monétaire (en premier lieu des communautés juives) et de l’importance, sur un plan fiscal, de nouveaux centres urbains qui doivent leur développement en grande partie au soutien des Staufen25. Les contributions financières des juifs mentionnées ici dépassaient de loin leur part supposée dans la population : au total, le pourcentage des juifs dans les prestations fiscales estimées dans les villes impériales et libres s’élevait à environ 16 %, ce qui laisse supposer une capacité fiscale extrêmement élevée et une capacité de prélèvement effective des chrétiens. Il est frappant de constater que la communauté juive strasbourgeoise, avec une contribution de 200 marcs d’argent, devance Worms (130) et Spire (80), ce qui témoigne de la croissance rapide de ses capacités depuis ses débuts vers 1160.
De la fin de l’époque des Staufen (1254) à la catastrophe de 1349
À partir de la fin de l’époque des Staufen, la royauté s’effaça de plus en plus en tant que pouvoir réel pour l’histoire de la communauté, devant les forces locales et régionales. Le conflit latent entre les représentants de la ville (conseil et corporations), qui n’étaient pas du tout d’accord entre eux, et le clergé, dirigé à Worms par des évêques puissants, devint décisif pour la situation globale des juifs à partir de 1260 environ. Les pouvoirs locaux prirent ainsi une importance décisive dans le destin des juifs. Toute une série de prélèvements permanents et circonstanciels des juifs dans les caisses de la ville sont attestés.
Parmi nos rares sources juridiques sur le fonctionnement de la communauté juive, on trouve un texte, souvent cité, émanant de la Commune et datant des années 1300-1303. Il s’agit de la procédure d’admission des juifs comme bourgeois à Worms. Comme à Spire, il existait à Worms un statut juridique des juifs à tout le moins proche du statut de bourgeois chrétien, avec un ensemble de droits et d’obligations en grande partie identique. Si le Conseil de la ville décidait de l’admission d’un bourgeois chrétien, à Worms, l’« évêque des juifs » et leur conseil jouaient un rôle décisif pour celle d’un bourgeois juif : seul un juif qui avait été admis au préalable dans la communauté juive pouvait obtenir le droit de bourgeoisie. Cette admission entraînait ensuite l’obligation d’accorder le droit de bourgeoisie également par la ville. Le texte normatif laisse apparaître une situation juridique formelle globalement favorable aux juifs26. En 1315, Worms et Spire avaient été expressément autorisées par le roi à accueillir des juifs.
Le pogrom du 1er mars 1349 marque une profonde rupture dans l’existence des juifs à Worms ; cette rupture lourde de conséquences s’accompagne d’un changement fondamental du cadre juridique. Au cours de cette période, les autorités de la ville devinrent propriétaires des juifs et exercèrent leur souveraineté sur eux. Quatre ans après le pogrom – sous l’effet des problèmes considérables liés à l’expulsion des juifs –, la commune de Worms, elle aussi, les a réintroduits « sous certaines conditions », en soulignant fortement l’accord de toute la ville. Les juifs réussirent à reprendre ou à reconstruire leurs installations communautaires et à réoccuper leur quartier27.
Résumons les conditions et forces politiques qui influencent directement la vie juridique et les relations extérieures de la communauté juive au cours du Moyen Âge tardif :
- La royauté. Ce facteur, traditionnellement très important pour Worms, fut certes considérable, surtout jusqu’en 1348-1349 (date à laquelle les droits sur les juifs furent transférés à la ville, comme à Spire à la même époque), mais encore par la suite, notamment au xve siècle, parce que la ville, face à l’évêque, tenait à souligner son statut de ville impériale.
- Les évêques et le clergé (chapitres). Tout au long du Moyen Âge, les évêques sont restés formellement seigneurs de la ville, avec différentes possibilités de faire valoir leurs titres juridiques. Le clergé a pu conserver ses prérogatives dans une large mesure. L’évêque conservait, notamment par son droit – source de redevances considérables – de nommer les membres du « Judenrat », et par d’autres taxes, une possibilité importante d’agir sur la communauté juive, qui lui était tenue par serment, et sur ses intérêts vitaux.
- La commune et son Conseil, institutionnalisés vers 1200, devinrent de plus en plus des facteurs déterminants pour les juifs. Le diplôme de janvier 1348, par lequel l’empereur Charles IV cède au Conseil de Worms (et en même temps de Spire) tous les droits sur les juifs, leur corps et leurs biens, revêt ici une grande importance. Depuis leur réinstallation à partir de 1353, les juifs étaient définitivement sous leur protection et leur autorité, une position très ambivalente, qui resta inchangée jusqu’au début des bouleversements de l’époque napoléonienne à partir de 1798.
- Il faut mentionner les comtes palatins qui, grâce à leur pouvoir de disposition politico-territorial s’étendant jusqu’aux portes de la ville (qui était toujours vulnérable sans territoire), sont intervenus de plus en plus fortement dans la structure de domination de la ville depuis leur résidence de Heidelberg à partir du xive siècle. Certains groupes et pouvoirs régionaux des environs, parmi lesquels la famille de Dalberg (intendant de Worms), ont également pris de l’importance.
Les communautés, les familles et les personnalités juives étaient des voisins, des propriétaires fonciers, des partenaires juridiques, des experts économiques, des prêteurs d’argent, des donneurs d’ordres, des contribuables – à la fois des partenaires et des concurrents. Ce qui importe est la proximité des juifs et des communautés juives avec l’oligarchie qui revendique la direction politique de la cité ou les seigneurs de la ville, les rois ou l’évêque et leurs fonctionnaires. C’est précisément cette proximité qui a conduit les juifs à être de plus en plus impliqués dans les conflits des puissants. En tant qu’élite toujours proche du pouvoir, les juifs possédaient, au regard de l’importance globale des villes, un statut exceptionnel dans les domaines centraux de l’activité urbaine. Ils sont donc loin de pouvoir être considérés comme un groupe marginal.
