Avant la rupture nature/culture, pour une histoire totale des sociétés médiévales

Entretien avec Régine Le Jan, réalisé par François Rivière le 18 novembre 2023 à Paris, transcrit par Blaise Dufal

  • Before the nature/culture divide, for a total history of medieval societies

DOI : 10.57086/rhs.97

Texte

Régine Le Jan (née en 1945), est une historienne française, spécialiste des sociétés européennes occidentale du haut Moyen Âge. Elle soutient sa thèse de doctorat d’État en 1992 (Famille et pouvoir dans le monde franc (viie - xe siècle) : essai d’anthropologie sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995) et devient professeure à l’université de Valenciennes puis à l’université de Lille. En 2002, elle est nommée professeure d’histoire médiévale à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a notamment publié Histoire de la France : origines et premier essor, 480-1180 (Paris, Hachette, 2000), Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge (Paris, Éditions Picard, 2001) et La société au haut Moyen Âge (Paris, Armand Colin, 2003).

L’histoire sociale est-elle une étiquette que vous utilisez ou revendiquez dans vos travaux d’historienne ?

Oui, je dis plutôt histoire des sociétés, mais cela n’est guère différent de l’histoire sociale. Je revendique le fait de faire de l’histoire des sociétés, ou de la société, de l’histoire sociale, c’est à ça que je m’intéresse, c’est sur ça que je travaille principalement.

Principalement ?

Principalement oui, par rapport à l’histoire économique ou à l’histoire des idées, en tant que telles. D’un autre côté, je comprends l’histoire sociale comme une histoire globale, puisque je m’intéresse à l’histoire des sociétés.

Donc ce qui fait de votre forme d’histoire une histoire sociale, c’est l’objet, la société, ou c’est une méthode particulière ?

Non, c’est l’objet. Et donc en faisant l’histoire des sociétés, j’envisage bien entendu les catégories sociales, les représentations sociales, mais aussi l’histoire plus matérielle, les créations idéologiques qui sont celles des sociétés que j’étudie : l’idéel et le réel en quelque sorte. Mais je n’envisage pas l’histoire sociale comme catégorie, telle qu’on pouvait la concevoir il y a quarante ans, en l’opposant à l’histoire politique ou à l’histoire religieuse. Je m’intéresse assez peu à ces formes de catégorisation. Donc ce n’est pas une étiquette.

Quelle est la place de l’histoire sociale dans votre formation intellectuelle ?

Dans ma formation universitaire, qui remonte à fort loin quand même, je dois dire que j’ai eu de tout, à la fois de l’histoire politique, qui était assez classique, événementielle, mais pas uniquement car l’influence de l’école des Annales était aussi prégnante, donc je me suis assez vite orientée vers ce qu’on peut appeler l’histoire sociale, dès mon mémoire de maîtrise. J’avais travaillé sur les pauvres et la pauvreté, plutôt sur les termes pauperes et pauvertas à l’époque carolingienne, ce qui m’a amenée dans ces champs d’histoire sociale. Ensuite, ma thèse d’État sur la parenté et la famille était aussi de l’histoire sociale et de l’histoire des sociétés, en relation avec le pouvoir. C’est ainsi que je conçois l’histoire des sociétés, l’histoire sociale.

Ce mémoire de maîtrise s’intégrait-il dans un des grands programmes de l’époque ?

Oui, mon directeur de maîtrise, qui est devenu mon directeur de thèse1, avait participé au programme sur les pauvres qu’avait lancé Michel Mollat dans les années 19602, donc cela remonte loin. Il m’avait proposé ce sujet, mais je ne savais pas du tout que ce sujet rentrait dans un cadre plus large. J’ai donc travaillé sur les pauvres et la pauvreté à l’époque carolingienne et quand j’ai eu terminé, j’ai été invitée à présenter mes recherches au séminaire de Michel Mollat (1911-1996) à la Sorbonne, où j’ai compris que mon travail s’intégrait dans quelque chose de plus large.

Et la famille comme catégorie sociale est intervenue comment, par rapport à une catégorie plus marquée histoire politique ou histoire sociale ?

Je pense n’avoir jamais opposé ces catégories, puisque précisément j’ai toujours essayé de voir comment ces catégories s’articulaient les unes aux autres. Et d’ailleurs, le livre tiré de ma thèse a pour titre Famille et pouvoir et traite des relations entre la parenté, la famille, et le pouvoir, donc ce qu’on pourrait appeler d’une certaine manière « histoire des pouvoirs » ou histoire politique. Il n’y a donc pas d’opposition.

Quelles sont les spécificités, les contraintes particulières pour faire de l’histoire sociale du Moyen Âge ? Ce type d’approche, qui n’oppose pas ces catégories-là, est-il lié à la période médiévale ou aux sources que vous avez choisies ?

La période que j’étudie, de l’Antiquité tardive aux 9e-11e siècles, présente des contraintes en termes de sources : elles sont moins nombreuses que pour les périodes ultérieures. Sinon, je ne vois pas qu’il y a des contraintes particulières à étudier l’histoire sociale du Moyen Âge, ou même du premier Moyen Âge, par rapport à d’autres périodes. Je ne vois pas de difficultés particulières, sinon que les sources sont en latin et que la bibliographie est très souvent en langue étrangère, mais ces contraintes sont communes à beaucoup d’historiens d’autres périodes ou d’autres ères culturelles. Il y a des contraintes qui tiennent au fait qu’il est souvent difficile d’identifier les personnes et qu’on a moins de sources, ce qui rapproche notre travail de celui des archéologues.

Et par rapport aux historiens de l’époque contemporaine ?

Bien sûr. Les historiens des périodes plus contemporaines ont aussi des contraintes liées à la trop grande abondance de sources. Chacun a ses contraintes, mais la grande différence, c’est l’altérité du Moyen Âge par rapport à nos propres sociétés occidentales et la nécessité de se décentrer.

Est-ce qu’il y a des inflexions historiographiques propres à l’histoire sociale du Moyen Âge qui vous ont marquée au cours des dernières décennies ?

J’ai été très vite intéressée par les approches anthropologiques et donc j’ai essayé de faire de l’anthropologie… L’anthropologie historique est un terme que je n’aime pas beaucoup, je préfère une approche anthropologique de l’analyse des sociétés. Il s’agit plutôt d’utiliser les travaux des anthropologues, leurs questionnements, avec toutes les difficultés que l’on peut rencontrer, puisque les anthropologues ont aussi remis en cause leur discipline, sa modélisation, comme les sociologues d’ailleurs. Mais j’ai essayé de travailler de cette manière-là.

Alors pourquoi les anthropologues plutôt que les sociologues, par exemple ?

J’ai pris en compte l’altérité du Moyen Âge en considérant que les sociétés du haut Moyen Âge pouvaient être mieux comprises en utilisant les travaux des anthropologues sur les sociétés – je ne vais pas dire « primitives » parce qu’on ne parle plus de sociétés primitives – mais les sociétés traditionnelles africaines ou mélanésiennes, par exemple, et que les questionnements des anthropologues sur ces sociétés pouvaient être appliqués au haut Moyen Âge. Il ne s’agissait pas de plaquer des modèles anthropologiques venus d’ailleurs sur les sociétés médiévales, qui sont très différentes bien entendu de ces sociétés traditionnelles – il existe des structures étatiques, des institutions, etc. – mais de poser des questions venues de l’anthropologie, car il est nécessaire de se décentrer pour entrer dans ces sociétés, pour les comprendre et pour sortir du prisme occidental contemporain. C’est pourquoi j’ai commencé par les anthropologues. Les travaux sociologiques sont intéressants également, mais considèrent d’abord les sociétés occidentales.

À partir de quelle période ?

Relativement récemment, je dirais ces quinze dernières années.

Est-ce que d’autres débats historiographiques vous ont marquée ?

Évidemment. Les débats autour de la mutation de l’An Mil, sur la transformation du monde romain, ont été fondamentaux pour tous les historiens de ma génération. Le programme Transformation of the Roman World a permis de faire travailler ensemble durant cinq ans, à l’échelle internationale, les historiens européens et même américains. L’inflexion a été majeure pour moi comme pour nous tous. Les discussions sur ce qu’avait été la fin du monde romain, la fin de l’Antiquité et sur la continuation/rupture des structures romaines ont été vives et fructueuses. Elles ont conduit à développer ensuite un autre programme de recherche, Staat, sur l’État au haut Moyen Âge, parce qu’il y avait beaucoup de débats sur cette question, notamment en Allemagne, mais aussi entre historiens allemands, anglais et français.

Pourquoi le terme d’anthropologie historique ne vous parle-t-il pas, alors que vous en faisiez peut-être avant qu’il n’apparaisse comme un programme ?

En fait, c’est une question de termes, rien d’autre. L’anthropologie, la sociologie et l’histoire sont des disciplines différentes, qui se croisent, qui se répondent, mais qui ne superposent jamais complètement. Ce qui explique le titre de la revue Annales, Sciences sociales.

Par rapport à ces grands programmes internationaux, considérez-vous qu’il y ait des spécificités nationales dans la manière de faire de l’histoire sociale du Moyen Âge ?

Oui, certainement, il y a des spécificités nationales dont finalement les historiens eux-mêmes ne sont pas toujours conscients. On a bien vu justement dans le programme « transformation du monde romain » les différences d’approches, de centres d’intérêt entre les historiens de nationalités différentes. Les historiens allemands se sont davantage intéressés aux institutions, à la Landesgeschichte, c’est-à-dire à l’histoire régionale, les historiens français à l’histoire sociale et aux idéologies.

Donc, par rapport à l’histoire des institutions, qui avaient des objets similaires, comment vous positionnez-vous ?

L’histoire des institutions fait pleinement partie de l’histoire sociale, puisque les institutions sont produites par les sociétés, comme les idéologies. Il suffit de se référer aux recueils de la société Jean Bodin – pour l’histoire comparative des institutions – qui ont traité de la paix3, de l’enfant4, dans une perspective comparative et diachronique. Les discussions avec des historiens des institutions comme Yan Thomas (1943-2008), historien du droit de l’Antiquité, ont toujours été extrêmement enrichissantes. L’histoire du droit est elle-même parcourue par des clivages importants entre des historiens attachés aux institutions et des historiens du droit plus ouverts à l’anthropologie, aux divers modes d’application des normes. La parenté peut ainsi être étudiée par des historiens du droit et par des historiens spécialistes de l’économie, pour les problèmes de transmission des biens, etc. C’est un objet complet, qui fait intervenir à la fois le droit, les problèmes de transferts, les problèmes de pouvoir, etc. D’une manière générale, pour moi, l’histoire sociale est une histoire totale.

Estimez-vous que les historiens allemands ou italiens avaient le même type d’approche ?

Les historiens italiens étaient peu ouverts à l’anthropologie, mais utilisaient davantage le droit et l’archéologie. Les historiens allemands ne sont pas tournés vers l’anthropologie, davantage vers la sociologie (Max Weber). En revanche les historiens anglo-saxons ont été influencés par l’anthropologie sociale, qui s’est développée en Grande-Bretagne.

Quel avenir voyez-vous pour l’histoire sociale du Moyen Âge ?

Tout l’avenir est ouvert. Je ne vois pas pourquoi on ne s’intéresserait pas à l’histoire sociale du Moyen Âge, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme. Il y a place pour une histoire des classes sociales, des ordres, des groupes, mais aussi des modes de pensée, de représentation, des idéologies, des imaginaires… L’histoire politique, qui est revenue en force, est étroitement liée à l’histoire sociale, tout comme l’histoire économique. Les cadres événementiels et la chronologie demeurent indispensables pour apprécier les changements, puisque l’histoire est liée au temps. Dans le contexte actuel, il y a un retour de l’individuel, ou plutôt de la personne et des personnes, ce qui avait été connoté « histoire événementielle » avec les « grands hommes », mais qui fait évidemment partie de l’histoire sociale. Donc je ne vois pas pourquoi l’histoire sociale du Moyen Âge serait en difficulté.

Dans quelle voie pourrait-elle s’orienter ?

L’histoire de la personne est un champ novateur et riche. Je pense au beau livre de Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne5 et je viens moi-même de faire paraître un livre intitulé Amis ou ennemis ? Émotions, relations, identités au Moyen Âge6. Je mets en avant cette notion de personne relationnelle qui est au cœur de la conception médiévale de la personne, dans une approche émotionnelle et relationnelle. Mais toutes les voies sont possibles : il faudra toujours des historiens qui s’intéressent aux catégories en tant que telles, à l’histoire des paysans, à l’histoire des villes.

Qu’est-ce qu’une société médiévale ?

Personnellement, je ne trouve pas du tout que la notion de société soit anachronique. Je récuse l’idée que l’idée même de société soit fausse. Je pense au contraire qu’il faut suivre Maurice Godelier et poser la question partout et à toutes les époques : qu’est-ce qui fait société ?7 Qu’est-ce qui fait que des gens vivent ensemble, comment se représentent-ils leur monde ? Car vivre ensemble, ce n’est pas seulement la sociabilité, mais chercher ce qui fait tenir une société, une question très anthropologique. Il est évident qu’un décentrage est nécessaire, car nos sociétés sont désenchantées, comme l’a montré Max Weber.

Mais les hommes et les femmes du Moyen Âge avaient-ils une représentation de la société ?

Les sociétés du haut Moyen Âge que j’étudie avaient différentes formes de communauté, plus ou moins englobantes. La communauté englobante est la communauté chrétienne, à laquelle ses membres avaient conscience d’appartenir, en particulier par les rites et le temps. Les élites avaient certainement conscience d’appartenir à des peuples dont les histoires ont été racontées et mises par écrit, en les rattachant le plus souvent à l’Antiquité. Il y a eu là-dessus de beaux travaux de Rosamond McKitterick8 ou encore d’Helmut Reimitz9. Les communautés locales ont aussi été étudiées récemment10.

Y a-t-il une différence entre ces notions et la notion actuelle de société ?

On s’interroge beaucoup sur ce qui fait société à l’heure actuelle : l’appartenance à une nation ? Les valeurs communes ? La langue ? La place de la religion ? Fondamentalement, les sociétés occidentales contemporaines ont opéré une distinction radicale entre nature et culture, et elles ont désenchanté leur monde. Philippe Descola a bien montré que cette opposition était une spécificité occidentale. Les sociétés médiévales, comme les sociétés antiques ou encore les sociétés asiatiques, n’opèrent pas cette opposition11. Le monde médiéval tient par un système de correspondances ou d’analogies qui unit l’ici-bas et l’au-delà, les morts et les vivants, et qui assure la domination des élites et la circulation des richesses. La rupture est intervenue avec l’idée que l’homme pouvait soumettre la nature, la dominer grâce au progrès scientifique, avec toutes les conséquences écologiques que nous connaissons. Cela pose des problèmes politiques d’identité dans nos sociétés occidentales contemporaines, au-delà de la France : c’est un des points sur lesquels l’étude des sociétés médiévales peut être fructueuse.

Notes

1 Jean Devisse (1923-1996). Retour au texte

2 Michel Mollat (dir.), Études sur l’histoire de la pauvreté (Moyen Âge-xvie siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1974. Retour au texte

3 Recueils de la Société Jean Bodin, XIV, La Paix, 1965. Retour au texte

4 Recueils de la Société Jean Bodin, XXXV, L’Enfant, 2000. Retour au texte

5 Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2016. Retour au texte

6 Régine Le Jan, Amis ou ennemis ? Émotions, relations, identités au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2024. Retour au texte

7 Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007. Retour au texte

8 Rosamond McKitterick, Histoire et mémoire dans le monde carolingien, Turnhout, Brepols, 2009. Retour au texte

9 Helmut Reimitz, History, Frankish Identity and the Framing of Western Ethnicity, 550-850, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. Retour au texte

10 Geneviève Bührer-Thierry, Annette Grabowsky, Steffen Patzold (dir.), Les Communautés menacées au haut Moyen Âge (vie-xie siècles), Turnhout, Brepols, « HAMA, no 42 », 2021 ; Vito Lorè, Geneviève Bührer-Thierry, Régine Le Jan (dir.), Agir en commun dans les sociétés du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols, « HAMA, no 49 », 2024. Retour au texte

11 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Régine Le Jan, François Rivière et Blaise Dufal, « Avant la rupture nature/culture, pour une histoire totale des sociétés médiévales », Revue d’histoire sociale [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 30 mai 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rhs/index.php?id=97

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Régine Le Jan

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