Rituel et refuge terrestres

DOI : 10.57086/radar.478

p. 53-60

Résumé

Le xxie siècle est synonyme de rythmes frénétiques, qui s’enchaînent sans jamais réellement s’arrêter. Nous n’avons « plus » le temps. Pourtant, il semble désormais nécessaire de retrouver un temps ralenti, propice à l’introspection et au repos. Au travers de rituels, de méditation et de la contemplation, plusieurs artistes nous proposent d’occuper notre temps différemment, et soulignent l’importance de créer un lieu où s’engager avec soi et le réel : en nous concentrant sur nos gestes et le sens que nous leur donnons, au contact de la terre qui supporte nos pas, ou aux confins d’une montagne sacrée.

Index

Mots-clés

espace-temps, rituel, paysage, nature, méditation

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Texte

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Les pas sont des pas.
Un cheminement.
Marcher tranquillement sur la terre
ou arpenter la montagne en chantant1 !

Dans une société mondialisée, à toute vitesse, les corps et les esprits sollicités en permanence, par habitude et comme automatisés, sont en perte de sens. Dans l’ordre hiérarchique des priorités de l’homme moderne, la vita activa, l’action, prend le pas sur la vita contemplativa, la contemplation. Cette inversion, soulignée par Hannah Arendt en 19582 résonne encore aujourd’hui. Nous ne prenons plus le temps. En favorisant le matériel et le changement constant, la modernité a segmenté le temps et l’espace, les transformant en de simples outils productifs supplémentaires. L’individu prime souvent sur la communauté, et toute expression collective perd de sa charge symbolique. Pourtant, toute société a un « puissant besoin de symbolisation3 » et il devient nécessaire de recréer un cadre spatio-temporel propice à provoquer de nouveau du sens.

Retrouver une harmonie temporelle par le geste

À partir des années 1960, suite à divers changements économiques et sociaux en Occident, les rituels semblent disparaître « pour la raison qu’ils apparaissent comme des formes vides, vidées de leur sens4 », dans une modernité qui ne cherche plus « l’action magique […] présentant un aspect figé5 ». Luce des Aulniers observe également que « nous n’avons pas de temps pour le rite, parce que nous n’avons pas le temps de faire place au temps dans lequel nous fait entrer le rite6 ». Or, ces rituels, parce qu’ils nous demandent de concentrer notre attention sur une série d’actions symboliques, permettent de mettre en place un cadre qui nous laisse justement la chance de nous resituer dans le temps et l’espace, pour nous recentrer sur nous-mêmes et sur ce qui nous entoure. Dans Rites et rituels contemporains (Nathan, 1998), Martine Segalen reconnaît que :

Ces manifestations ont un champ spécifique, qui est de marquer des ruptures et des discontinuités, des moments critiques (passage) dans les temps individuels comme dans les temps sociaux ; […] Le rituel fait sens : il ordonne le désordre, il donne sens à l’accidentel et à l’incompréhensible […]7.

Ces symbolisations gestuelles et temporelles restent encore ancrées dans certaines populations, préservées malgré les progrès modernes. C’est le cas en Extrême-Orient, et notamment au Japon : le Pays du Soleil levant est un archipel régi par des règles sociales, où les relations et les arts de vivre découlent d’une codification symbolique. De l’Ikebana (l’art de l’arrangement des fleurs), aux subtils jardins japonais en passant par la cérémonie du thé, les arts traditionnels invitent à entrer en communion avec les objets et les matières que l’on manipule. Ces principes, hérités de l’esprit zen, préconisent l’importance de l’ici et du maintenant : « Les adeptes du zen cherchent une communion directe avec la nature intime des choses […] et accordent la même importance à l’existence temporelle qu’à l’existence spirituelle8. »

Si ces arts se démarquent de cette manière, il n’est pas étonnant qu’un artiste contemporain japonais porte un regard poétique et modeste sur une matière telle que la terre. Vue comme un élément peu noble, elle est pourtant la matière que l’artiste Kôichi Kurita a choisi de rencontrer9 et de dévoiler telle qu’elle est, lorsqu’il remarque que la terre change de couleur selon les endroits qu’il découvre. Si sa règle initiale était de prendre une poignée de terre sans creuser, son processus de travail s’est ensuite transformé en une série de rituels, où chaque geste demande patience et intention. Une fois l’élément récolté, l’artiste s’adonne à l’étape du séchage : il dépose l’échantillon sur une feuille de papier qu’il remplace régulièrement, laissant à la terre le temps de sécher. Il retire ensuite les matières non minérales de l’extrait terreux, avant de réduire ce qui reste avec un caillou. Chaque échantillon est finalement déposé dans un contenant, sur lequel il inscrit le lieu de prélèvement. Toutes ces étapes s’apparentent ainsi à un rituel du fait qu’elles « se composent de séquences ordonnées ; elles sont un enchaînement prescrit d’actes10 », où la manipulation de la matière a autant d’importance que l’expérience méditative, voire sacrée que l’artiste vit. Cette cérémonie lui permet de se situer dans un temps ralenti, où l’esprit n’est plus « soumis à d’innombrables conditionnements et automatismes11 », mais où « chaque étape apporte son lot de satisfaction et contribue à l’épanouissement intérieur12 ».

Fig. 1. Kôichi Kurita, installation de l’exposition Ile à île, terre à terre, 19 octobre 2012.

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© Musée de l’île d’Oléron.

Créer un espace où se réfugier

Il est tout aussi important de recréer des espaces où rendre cette temporalité ralentie possible. Nous vivons en effet dans une époque où les limites entre les lieux privés, professionnels et les lieux de loisirs sont devenues floues : la modernité nous permet, grâce à la mise à disposition de divers objets, de mêler chaque aspect de notre vie dans un même espace. Le lieu de vie (la maison) perd alors de son intimité et avec cela, la capacité de se retrouver avec soi. En effet, selon Gaston Bachelard, « la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix13 ». Or, en étant toujours sollicité, il paraît difficilement réalisable de s’extraire de ces flux encombrés pour se retrouver en paix. C’est donc en acceptant d’être enveloppé dans des lieux hors de ce temps, que l’on pourrait enfin se laisser immerger par une sorte d’état de veille tranquille, et vivre une autre expérience, comme celle dont parle John Dewey :

(…) nous vivons une expérience lorsque le matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. C’est à ce moment-là seulement que l’expérience est intégrée dans un flux global […]. Il peut s’agir (…) d’une situation quelle qu’elle soit (…) qui est conclue si harmonieusement que son terme est un parachèvement et non une cessation. Une telle expérience forme un tout ; elle possède en propre des caractéristiques qui l’individualisent et se suffit à elle-même. Il s’agit là d’une expérience14.

Pour cela, certain·e·s artistes contemporain·e·s ont par exemple créé des lieux à l’aide de la technologie, en composant des espaces envahis de sons et de lumières qui créent une ambiance particulière. D’autres ont préféré faire appel aux énergies des matières organiques en imaginant des espaces immergés dans la nature. C’est le cas de l’artiste allemand Wolfgang Laib qui, à la fin des années 1990, imagine une chambre en cire d’abeille dans une grotte creusée dans la roche : La Chambre des Certitudes (inaugurée en 2000). C’est en France qu’il trouve le lieu idéal, dans le massif du Canigou (Pyrénées-Orientales), un lieu sacré pour les Catalans. Suivant les principes du Land Art (roche travaillée à la dynamite, acheminement de matériaux par hélicoptère, etc.), le lieu devient l’œuvre, et l’œuvre devient elle-même un lieu où se rendre et expérimenter ce tout harmonieux dont parle John Dewey (ici : nature/corps, corps/esprit). Qu’il s’agisse de la matière-même (cire), de son odeur et sa texture (comme une peau), ou de la superficie de la chambre (on ne peut y entrer trop nombreux·ses), tout semble être fait pour que l’on s’y sente entièrement enveloppé, physiquement comme mentalement. Ce lien entre l’être et l’espace de la chambre nous ramène aux mots de Gaston Bachelard :

Au-dedans de l’être, dans l’être du dedans, une chaleur accueille l’être, enveloppe l’être. L’être règne dans une sorte de paradis terrestre de la matière, fondu dans la douceur d’une matière adéquate15.

Ce lieu dans la montagne, et donc coupé de la vie quotidienne, invite ainsi à vivre une expérience remarquable : la majorité de nos sens sont (r)éveillés, et le corps et l’esprit entrent dans un état proche de la méditation. Ce lieu se transforme en cet espace d’intimité où prendre le temps, être conscient de soi et de ce qui nous entoure, devient possible. On s’y sent comme hors de notre réalité, alors que nous nous engageons pourtant dans le réel.

Fig. 2a. Wolfgang Laib, La chambre des certitudes, 2000.

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Massif du Canigou, Pyrénées Orientales.

© Odile de Loisy, Narthex.fr.

Fig. 2b. Entrée de la Chambre des certitudes de Wolfgang Laib.

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© Odile de Loisy, Narthex.fr.

Raconter et rencontrer un site

Par ces échanges avec la matière, Kôichi Kurita et Wolfgang Laib racontent également la nature intime des sites que l’on foule de nos pieds. Avec ses terres collectées dans les 3233 communes de l’archipel, Kôichi Kurita a pu constituer un répertoire encyclopédique des sols du Japon. Depuis 2004, il a également continué d’établir sa collection en France, en prélevant par exemple les terres de Camargue ou celles de l’île d’Oléron, choisissant les lieux de collecte en analysant les éléments culturels du territoire (monuments patrimoniaux, paysages). Exposées sous différentes formes, les terres aux nuances variées racontent ainsi la géographie du lieu. Chaque terre est en effet singulière, composée de strates riches en éléments ; sa couleur est aussi liée aux changements environnementaux (climats, végétations, et activités humaines) et donc à l’action des éléments (shidarei). Cette démarche artistique se transforme ainsi en un pèlerinage en quête des terres qui traduiraient la vie des populations et les lieux qu’elles occupent ; un lien qui rappelle la notion de fûdo (rapport qu’entretient l’homme avec le vent et la terre) :

Le mot qui en japonais désigne un milieu humain, fûdo, s’écrit avec deux sinogrammes associant le vent et la terre. Le vent désigne ici à la fois les phénomènes météorologiques et les mœurs d’un pays, la terre étant quant à elle ce qui fonde et localise tout cela dans la nature16.

Fig. 3. Kôichi Kurita, Bibliothèque de terres / Centre, 2016.

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200 flacons, 17 m (galerie de la chapelle, 1er étage du château).

© Ludovic Letot - DNC.

Pour l’œuvre-lieu de Wolfgang Laib, il en est de même. En effet, pour découvrir la chambre, il faut emprunter tout un chemin à travers le pic rocheux et ainsi rencontrer la faune et la flore. Ce cheminement, à l’instar d’un pèlerinage, fait partie intégrante de l’expérience vécue une fois arrivé au sommet. Une fois en haut, un panorama sur le Massif du Canigou s’offre à nous, lui-même jalonné d’abbayes et églises romanes : on y découvre alors les histoires des populations ayant habité les lieux. La localisation géographique a donc son importance puisqu’elle nous permet de nous situer dans un territoire particulier, et une temporalité particulière. Le paysage vit et varie lui aussi, et découvrir cet endroit à tel ou tel moment de l’année offrira toujours une expérience différente.

Fig. 4. Panorama sur le Massif du Canigou (Pyrénées Orientales), face à La Chambre des Certitudes de Wolfgang Laib.

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© Odile de Loisy, Narthex.fr.

Les œuvres de Kôichi Kurita et celles de Wolfgang Laib, poétiques et respectueuses des matières et des paysages qui portent nos corps depuis des millénaires, permettent ainsi autant aux artistes qu’aux visiteurs d’entrer dans un cadre spatio-temporel propice au ralentissement et à la conscience ; une communion intime avec ce qui nous entoure, mais aussi avec ce qui nous dépasse. Ces cheminements spirituels nous donnent l’opportunité d’accéder à l’harmonie, dans des espaces semblables à « des havres de solennité » et de paix, où rendre hommage « à ce que nous savons être l’essentiel de la vie17 ».

1 You Yong, « Commentaires à propos de l’Ode du cheminement », in Debayeux, F.-H., Ru Xiao Fan, Ode du cheminement. Paris, École Nat. Sup. des

2 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, LGF/Le Livre de Poche, 2020.

3 Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998, p. 6.

4 Ibid, p. 22.

5 Ibid.

6 Luce Des Aulniers, « Bruit du temps jusqu’à silence de mort », in Mourir aujourd’hui. Les nouveaux rites funéraires, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 

7 Martine Segalen, Op. cit., p. 20-21.

8 Kakuzō Okakura, Le Livre du thé, Arles, Picquier poche, 2006, p. 71-73.

9 Emmanuel Latreille, Marie-Laure Fromont, Les terres, miroir du monde, Kôichi Kurita, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux

10 Martine Segalen, Op. cit., p. 29.

11 Matthieu Ricard, L’art de la méditation, NiL éditions, Paris, 2008, p. 25.

12 Ibid, p. 44.

13 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace [1957], Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 59.

14 John Dewey, L’Art comme expérience [1934], Paris, Gallimard, 2010, p. 80.

15 Gaston Bachelard, Op. cit., p. 60.

16 Augustin Berque (2011, septembre), « Comment souffle l’esprit sur la terre nipponne ». Mésologiques. https://ecoumene.blogspot.com/2012/01/

17 Kakuzō Okakura, Op. cit., p. 146.

Notes

1 You Yong, « Commentaires à propos de l’Ode du cheminement », in Debayeux, F.-H., Ru Xiao Fan, Ode du cheminement. Paris, École Nat. Sup. des Beaux-Arts, 2020, p.24.

2 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, LGF/Le Livre de Poche, 2020.

3 Martine Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998, p. 6.

4 Ibid, p. 22.

5 Ibid.

6 Luce Des Aulniers, « Bruit du temps jusqu’à silence de mort », in Mourir aujourd’hui. Les nouveaux rites funéraires, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 208.

7 Martine Segalen, Op. cit., p. 20-21.

8 Kakuzō Okakura, Le Livre du thé, Arles, Picquier poche, 2006, p. 71-73.

9 Emmanuel Latreille, Marie-Laure Fromont, Les terres, miroir du monde, Kôichi Kurita, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2020, p. 8.

10 Martine Segalen, Op. cit., p. 29.

11 Matthieu Ricard, L’art de la méditation, NiL éditions, Paris, 2008, p. 25.

12 Ibid, p. 44.

13 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace [1957], Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 59.

14 John Dewey, L’Art comme expérience [1934], Paris, Gallimard, 2010, p. 80.

15 Gaston Bachelard, Op. cit., p. 60.

16 Augustin Berque (2011, septembre), « Comment souffle l’esprit sur la terre nipponne ». Mésologiques. https://ecoumene.blogspot.com/2012/01/comment-souffle-lesprit-sur-la-terre.html.

17 Kakuzō Okakura, Op. cit., p. 146.

Illustrations

Fig. 1. Kôichi Kurita, installation de l’exposition Ile à île, terre à terre, 19 octobre 2012.

Fig. 1. Kôichi Kurita, installation de l’exposition Ile à île, terre à terre, 19 octobre 2012.

© Musée de l’île d’Oléron.

Fig. 2a. Wolfgang Laib, La chambre des certitudes, 2000.

Fig. 2a. Wolfgang Laib, La chambre des certitudes, 2000.

Massif du Canigou, Pyrénées Orientales.

© Odile de Loisy, Narthex.fr.

Fig. 2b. Entrée de la Chambre des certitudes de Wolfgang Laib.

Fig. 2b. Entrée de la Chambre des certitudes de Wolfgang Laib.

© Odile de Loisy, Narthex.fr.

Fig. 3. Kôichi Kurita, Bibliothèque de terres / Centre, 2016.

Fig. 3. Kôichi Kurita, Bibliothèque de terres / Centre, 2016.

200 flacons, 17 m (galerie de la chapelle, 1er étage du château).

© Ludovic Letot - DNC.

Fig. 4. Panorama sur le Massif du Canigou (Pyrénées Orientales), face à La Chambre des Certitudes de Wolfgang Laib.

Fig. 4. Panorama sur le Massif du Canigou (Pyrénées Orientales), face à La Chambre des Certitudes de Wolfgang Laib.

© Odile de Loisy, Narthex.fr.

Citer cet article

Référence papier

Léa Bailly-Maître, « Rituel et refuge terrestres », RadaЯ, 7 | 2022, 53-60.

Référence électronique

Léa Bailly-Maître, « Rituel et refuge terrestres », RadaЯ [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 15 juillet 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/radar/index.php?id=478

Auteur

Léa Bailly-Maître

Diplômée d’une licence en histoire de l’art, avec une majorité d’options dirigées vers l’art contemporain et son exposition, Léa Bailly-Maître intègre le master Critique-essais : écritures de l’art contemporain afin d’approfondir ses capacités rédactionnelles et découvrir le curatoriat d’exposition. Si ses champs d’intérêt sont variés et évoluent constamment, elle s’est passionnée, ces deux dernières années, pour la beauté de la simplicité, l’éphémère et la contemplation, inspirée par des artistes aux cultures diverses (Japon, Amérique du Sud…). Dans son mémoire de fin d’études, pensé et composé comme un cheminement spirituel, initiatique et introspectif, elle souligne l’importance de retrouver une temporalité ralentie, où se mêlent rituels, méditation et relations avec ce(ux) qui nous entoure(nt).

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